Mon cher ami,

Êtes-vous de loisir ? Avez vous quelque mécréant sur la sellette ? Suivant l'alternative ne tenez compte de ma lettre, ou bien lisez-la et donnez-y réponse. Voici de quoi il s'agit.

L'étude de mes hyménoptères m'achemine peu à peu vers de bien curieuses conséquences. Je commence à croire que la mère peut à volonté pondre un oeuf mâle ou bien un oeuf femelle. La répartition des vivres, leur quantité variable suivant le sexe, forcément me conduit à cette affirmation si étrange : l'hyménoptère dispose à son gré du sexe de l'oeuf qui va être pondu.

Bien que mes preuves surabondent déjà, je ne négligerai rien pour les accroître encore. J'ai ferme confiance que les Antophores de Carpentras et les Osmies, hôtes de leurs cellules abandonnées, m'en fourniront une magnifique. Je désirerais donc avoir en ma possession, pour les examiner avec le loisir et le scrupule de chez soi, des nids de ces hyménoptères. Je vous propose donc ceci, si vous voulez bien me prêter votre collaboration.

Prendre un pic, comme je l'ai fait en septembre dernier, et se rendre devant les hauts talus que j'ai exploités avec vous ; abattre des lopins de terre perforés de couloirs et peuplés de cellules ; visiter grossièrement ces lopins pour s'assurer qu'il ne sont pas stériles ; les empaqueter dans de vieux journaux et m'en faire un envoi, le plus copieux que vous pourrez ; une pleine caisse ne m'effraierait pas.

Voici quelques renseignements propres à vous guider :

Le perforateur des couloirs est l'Anthophore, dont les cellules se trouvent tout au fond. Dans ces cellules, superbes, niches pratiquées dans la terre, vous trouverez actuellement, soit des larves, soit des insectes parfaits ; toujours sans cocon ancien, les Anthophores n'en tissant jamais.

Ces cellules doivent se trouver à une profondeur de deux à trois décimètres. Mais en général, il sera inutile de fouiller jusque-là, car ce que je désire observer, ce. sont les Osmies qui divisent les galeries et les vieilles cellules en compartiments avec des cloisons de terre et établissent leurs oeufs un à un dans ces loges de seconde main. Les Osmies, à fourrure d'un roux doré, sont actuellement toutes à l'état parfait et renfermées dans un cocon brunâtre, ferme, de la grosseur d'un noyau d'olive.

Pour être bons aux observations que je me propose de faire, les lopins de terre doivent renfermer de ces cocons. Une observation sommaire vous avertira s'ils remplissent bien les conditions voulues.

Recommandation expresse : rien ne doit être dérangé dans la distribution des cellules et des cocons, car c'est dans leur arrangement respectif que je trouverai réponse à mon problème.

En somme, les morceaux de terre, aussi gros que possible, étant reconnus peuplés, seront empaquetés tels quels, sans divisions, sans morcellement qui troublerait l'ordre.

Il est bien entendu que pour pareil travail il vous faut un aide, un manoeuvre. Il va de soi que tous les frais de fouille, d'emballage, de transport, sont à ma charge. Si vous avez une journée de loisir, vous m'obligerez beaucoup de vous occuper de cette entomologie à coups de pic. Et ne craignez pas, encore une fois, l'abondance des matériaux.

Outre cette fouille aux talus de la Lègue, je vous en proposerais une autre, si je ne craignais d'abuser de votre bonne volonté. A la Lègue nidifie l'Antophora pilipes. Une seconde espèce, l'Antophora parietina se trouve aux environs de Carpentras. Ses galeries sont aisément reconnaissables aux vestibules ronds, cylindriques, courbes, qui pendent au dehors du talus comme des stalactites d'argile. Actuellement ces portiques doivent être en fortement détériorés par les intempéries, mais il doit en rester des traces, très faciles à constater.

Or cette Anthophore à portiques nidifie à gauche de la montée du chemin de Caromb, Bédoin, au dessous du cimetière des Juifs. Suivez ce chemin, observez les talus terreux à gauche et vous ne tarderez pas à voir la demeure de mon abeille. S'il y avait possibilité de répéter ici la même récolte que pour l'Anthophore de la Lègue, mes observations ne seraient que plus concluantes. Si vous procédez à la double fouille, veillez à ce que je ne puisse confondre les matériaux de deux provenances.

Voilà mon souhait exprimé. Vous en tiendrez compte dans la mesure de ce qu'il vous sera possible.

Vous m'aviez demandé de la Centaurée de Babylone, ce magnifique candélabre qui vous avait frappé dans mon harmas. Je vous fais parvenir les graines en question. Semez-les en pot, en terrine, et mettez les jeunes plants en place quand ils seront un peu forts.

Votre tout dévoué.

J.-H. Fabre

Sérignan
14 février 1884.

N. B. - Dans un mois d'ici, les Osmies commenceront à quitter leurs loges. Il n'y a donc pas de temps à perdre pour les fouilles proposées.

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