LE SPHEX LANGUEDOCIEN

Lorsqu'il a mûrement arrêté le plan de ses recherches, le chimiste, au moment qui lui convient le mieux, mélange ses réactifs et met le feu sous sa cornue. Il est maître du temps, des lieux, des circonstances. Il choisit son heure, il s'isole dans la retraite du laboratoire, où rien ne viendra le distraire de ses préoccupations ; il fait naître à son gré telle ou telle autre circonstance que la réflexion lui suggère : il poursuit les secrets de la nature brute, dont la science peut susciter, quand bon lui semble, les activités chimiques.

Les secrets de la nature vivante, non ceux de la structure anatomique, mais bien ceux de la vie en action, de l'instinct surtout, font à l'observateur des conditions bien autrement difficultueuses et délicates. Loin de pouvoir disposer de son temps, on est esclave de la saison, du jour, de l'heure, de l'instant même. Si l'occasion se présente, il faut, sans hésiter, la saisir au passage, car de longtemps peut-être ne se présentera-t-elle plus. Et comme elle se présente d'habitude au moment où l'on y songe le moins, rien n'est prêt pour en tirer avantageusement profit. Il faut sur-le-champ improviser son petit matériel d'expérimentation, combiner ses plans, dresser sa tactique, imaginer ses ruses ; trop heureux encore si l'inspiration arrive assez prompte pour vous permettre de tirer parti de la chance offerte. Cette chance, d'ailleurs, ne se présente guère qu'à celui qui la recherche. Il faut l'épier patiemment des jours et puis des jours, ici sur des pentes sablonneuses exposées à toutes les ardeurs du soleil, là dans l'étuve de quelque sentier encaissé entre de hautes berges, ailleurs sur quelque corniche de grès dont la solidité n'inspire pas toujours confiance. S'il vous est donné de pouvoir établir votre observatoire sous un maigre olivier, qui fait semblant de vous protéger contre les rayons d'un soleil implacable, bénissez le destin qui vous traite en sybarite : votre lot est un Eden. Surtout, ayez l'oeil au guet. L'endroit est bon, et qui sait ? d'un moment à l'autre l'occasion peut venir.

Elle est venue, tardive il est vrai : mais enfin elle est venue. Ah ! si l'on pouvait maintenant observer à son aise, dans le calme de son cabinet d'étude, isolé, recueilli, tout à son sujet, loin du profane passant, qui s'arrêtera, vous voyant si préoccupé en face d'un point où lui-même ne voit rien, vous accablera de questions, vous prendra pour quelque découvreur de sources avec la baguette divinatoire de coudrier, ou, soupçon plus grave, vous considérera comme un personnage suspect, retrouvant sous terre, par des incantations, les vieilles jarres pleines de monnaie ! Si vous conservez à ses yeux tournure de chrétien, il vous abordera, regardera ce que vous regardez, et sourira de façon à ne laisser aucune équivoque sur la pauvre idée qu'il se fait des gens occupés à considérer des mouches. Trop heureux serez-vous si le fâcheux visiteur, riant de vous en sa barbe, se retire enfin sans apporter ici le désordre, sans renouveler innocemment le désastre amené par la semelle de mes deux conscrits.

Si ce n'est pas le passant que vos inexplicables occupations intriguent, ce sera le garde champêtre, l'intraitable représentant de la loi au milieu des guérets. Depuis longtemps il vous surveille. Il vous a vu si souvent errer, de çà, de là, sans motif appréciable, comme une âme en peine ; si souvent il vous a surpris fouillant le sol, abattant avec mille précautions quelque pan de paroi dans un chemin creux, qu'à la fin des suspicions lui sont venues en votre défaveur. Bohémien, vagabond, rôdeur suspect, maraudeur, ou tout au moins maniaque, vous n'êtes pas autre chose pour lui. Si la boîte d'herborisation vous accompagne, c'est à ses yeux la boîte à furet du braconnier, et l'on ne lui ôterait pas de la cervelle que vous dépeuplez de lapins tous les clapiers du voisinage, dédaigneux des lois de la chasse et des droits du propriétaire. Méfiez-vous. Si pressante que devienne la soif, ne portez la main sur la grappe de la vigne voisine : l'homme à la plaque municipale serait là, heureux de verbaliser pour avoir enfin l'explication d'une conduite qui l'intrigue au plus haut point.

Je n'ai jamais, je peux me rendre cette justice, commis pareil méfait, et cependant un jour, couché sur le sable, absorbé dans les détails de ménage d'un Bembex, tout à coup j'entends à côté de moi : « Au nom de la loi, je vous somme de me suivre ! » C'était le garde champêtre des Angles qui, après avoir épié vainement l'occasion de me prendre en défaut, et chaque jour plus désireux du mot de l'énigme lui tourmentant l'esprit, s'était enfin décidé à une brutale sommation. Il fallut s'expliquer. Le pauvre homme ne parut nullement convaincu. — « Bah ! bah ! fit-il, vous ne me ferez jamais accroire que vous venez ici vous rôtir au soleil uniquement pour voir voler des mouches. Je ne vous perds pas de vue, vous savez ! Et à la première occasion ! Enfin suffit. » Il partit. J'ai toujours cru que mon ruban rouge avait été pour beaucoup dans ce départ. J'inscris encore à l'actif dudit ruban rouge d'autres petits services du même genre dans mes expéditions entomologiques ou botaniques. Il m'a semblé, était-ce une illusion, il m'a semblé que dans mes herborisations au mont Ventoux, le guide était plus traitable et l'âne moins récalcitrant.

La petite bande écarlate ne m'a pas toujours épargné les tribulations auxquelles doit s'attendre l'entomologiste expérimentant sur la voie publique. Citons-en une, caractéristique. — Dès le jour, je suis en embuscade, assis sur une pierre, au fond d'un ravin. Le Sphex languedocien est le sujet de ma matinale visite. Un groupe de trois vendangeuses passe, se rendant au travail. Un coup d'oeil est donné à l'homme assis, qui paraît absorbé dans ses réflexions. Un bonjour même est donné poliment et poliment rendu. Au coucher du soleil, les mêmes vendangeuses repassent, les corbeilles pleines sur la tête. L'homme est toujours là, assis sur la même pierre, les regards fixés sur le même point. Mon immobilité, ma longue persistance en ce point désert durent vivement les frapper. Comme elles passaient devant moi, je vis l'une d'elles se porter le doigt au milieu du front, et je l'entendis chuchoter aux autres

« Un paouré inoucènt, pécaïré ! » Et toutes les trois se signèrent.

Un inoucènt, avait-elle dit, un inoucènt, un idiot, un pauvre diable inoffensif mais qui n'a pas sa raison ; et toutes avaient fait le signe de la croix, un idiot étant pour elles marqué du sceau de Dieu. Comment ! me disais-je, cruelle dérision du sort ; toi qui recherches avec tant de soin ce qui est instinct dans la bête et ce qui est raison, tu n'as pas même ta raison aux yeux de ces bonnes femmes ! Quelle humiliation ! C'est égal : pécaïré, terme de la suprême commisération en provençal, pécaïré, venu du fond du coeur, m'eut bientôt fait oublier inoucènt.

C'est précisément dans ce même ravin aux trois vendangeuses que je convie le lecteur, s'il n'est pas rebuté par les petites misères dont je viens de lui donner un avant-goût. Le Sphex languedocien hante ces parages, non en tribus se donnant rendez-vous aux mêmes points lorsque vient le travail de la nidification, mais par individus solitaires, très-clairsemés, s'établissant où les conduisent les hasards de leurs vagabondes pérégrinations. Autant son congénère, le Sphex à ailes jaunes, recherche la société des siens et l'animation d'un chantier de travailleurs, autant lui préfère l'isolement, le calme de la solitude. Plus grave en sa démarche, plus compassé d'allures, de taille plus avantageuse et de costume plus sombre aussi, il vit toujours à l'écart, insoucieux de ce que font les autres, dédaigneux de la compagnie, vrai misanthrope parmi les Sphégiens. Le premier est sociable, le second ne l'est pas : différence profonde qui suffirait à elle seule pour les caractériser.

C'est dire qu'avec le Sphex languedocien les difficultés d'observation augmentent. Avec lui, point d'expérience longuement méditée, point de tentative à renouveler dans la même séance sur un second, sur un troisième sujet, indéfiniment, lorsque les premiers essais n'ont pas abouti. Si vous préparez à l'avance un matériel d'observation, si vous tenez en réserve, par exemple, une pièce de gibier que vous vous proposez de substituer à celle du Sphex, il est à craindre, il est presque sûr que le chasseur ne se présentera pas ; et lorsqu'enfin il s'offre à vous, votre matériel est hors d'usage, tout doit être improvisé à la hâte, à l'instant même, conditions qu'il ne m'a pas été toujours donné de réaliser comme je l'aurais voulu.

Ayons confiance : l'emplacement est bon. A bien des reprises déjà, j'ai surpris en ces lieux le Sphex au repos sur quelque feuille de vigne exposée en plein aux rayons du soleil. L'insecte, étalé à plat, y jouit voluptueusement des délices de la chaleur et de la lumière. De temps à autre éclate en lui comme une frénésie de plaisir : il se trémousse de bien-être ; du bout des pattes, il tape rapidement son reposoir et produit ainsi comme un roulement de tambour, pareil à celui d'une averse de pluie tombant dru sur la feuille. A plusieurs pas de distance peut s'entendre l'allègre batterie. Puis l'immobilité recommence, suivie bientôt d'une nouvelle commotion nerveuse et du moulinet des tarses, témoignage du comble de la félicité. J'en ai connu de ces passionnés de soleil, qui, l'antre pour la larve à demi creusé, abandonnaient brusquement les travaux, allaient sur les pampres voisins prendre un bain de chaleur et de lumière, revenaient comme à regret donner au terrier un coup de balai négligent, puis finissaient par abandonner le chantier, ne pouvant plus résister à la tentation des suprêmes jouissances sur les feuilles de vigne.

Peut-être aussi le voluptueux reposoir est-il en outre un observatoire, d'où l'Hyménoptère inspecte les alentours pour découvrir et choisir sa proie. Son gibier exclusif est, en effet, l'Ephippigère des vignes, répandue çà et là sur les pampres ainsi que sur les premières broussailles venues. La pièce est opulente, d'autant plus que le Sphex porte ses préférences uniquement sur les femelles, dont le ventre est gonflé d'une somptueuse grappe d'oeufs.

Ne tenons compte des courses répétées, des recherches infructueuses, de l'ennui des longues attentes, et présentons brusquement le Sphex au lecteur, comme il se présente lui-même à l'observateur. Le voici au fond d'un chemin creux, à hautes berges sablonneuses. Il arrive à pied, mais se donne élan des ailes pour traîner sa lourde capture. Les antennes de l'Ephippigère, longues et fines comme des fils, sont pour lui cordes d'attelage. La tête haute, il en tient une entre ses mandibules. L'antenne saisie lui passe entre les pattes ; et le gibier suit, renversé sur le dos. Si le sol, trop inégal, s'oppose à ce mode de charroi, l'Hyménoptère enlace la volumineuse victuaille et la transporte par très courtes volées, entremêlées, toutes les fois que cela se peut, de progressions pédestres. On n'est jamais témoin avec lui de vol soutenu, à grandes distances, le gibier retenu entre les pattes, comme le pratiquent les fins voiliers, les Bembex et les Cerceris, par exemple, transportant par les airs, d'un kilomètre peut-être à la ronde, les uns leurs Diptères, les autres leurs Charançons, butin bien léger comparé à l'Ephippigère énorme. Le faix accablant de sa capture impose donc au Sphex languedocien, pour le trajet entier ou à peu près, le charroi pédestre plein de lenteur et de difficultés.

Le même motif, proie volumineuse et lourde, renverse de fond en comble ici l'ordre habituel suivi dans leurs travaux par les Hyménoptères fouisseurs. Cet ordre, on le connaît : il consiste à se creuser d'abord un terrier, puis à l'approvisionner de vivres. La proie n'étant pas disproportionnée avec les forces du ravisseur, la facilité du transport au vol laisse à l'Hyménoptère le choix de l'emplacement de son domicile. Que lui importe d'aller giboyer à des distances considérables : la capture faite, il rentre chez lui d'un rapide essor, pour lequel l'éloigné et le rapproché sont indifférents. Il adopte donc de préférence pour ses terriers les lieux où lui-même est né, les lieux où ses prédécesseurs ont vécu ; il y hérite de profondes galeries, travail accumulé des générations antérieures ; en les réparant un peu, il les fait servir d'avenues aux nouvelles chambres, mieux défendues ainsi que par l'excavation d'un seul, chaque année reprises à fleur de terre. Tel est le cas, par exemple du Cerceris tuberculé et du Philanthe apivore. Et si la demeure des pères n'est pas assez solide pour résister d'une année à l'autre aux intempéries et se transmettre aux fils, si le fouisseur doit chaque fois entreprendre à nouveaux frais son trou de sonde, du moins l'Hyménoptère trouve des conditions de sécurité plus grandes dans les lieux consacrés par l'expérience de ses devanciers. Il y creuse donc ses galeries, qu'il fait servir chacune de corridor à un groupe de cellules, économisant ainsi sur la somme de travail à dépenser pour la ponte entière.

De cette manière se forment, non de véritables sociétés puisqu'il n'y a pas ici concert d'efforts dans un but commun, du moins des agglomérations où la vue de ses pareils, ses voisins, réchauffe sans doute le travail individuel. On remarque, en effet, entre ces petites tribus, issues de même souche, et les fouisseurs livrés solitaires à leur ouvrage, une différence d'activité qui rappelle l'émulation d'un chantier populeux et la nonchalance des travailleurs abandonnés aux ennuis de l'isolement. Pour la bête comme pour l'homme, l'action est contagieuse ; elle s'exalte par son propre exemple.

Concluons : de poids modéré pour le ravisseur, la proie rend possible le transport au vol, à grande distance. L'Hyménoptère dispose alors à sa guise de l'emplacement pour ses terriers. Il adopte de préférence les lieux où il est né, il fait servir chaque couloir de corridor commun donnant accès dans plusieurs cellules. De ce rendez-vous sur l'emplacement natal résulte une agglomération, un voisinage entre pareils, source d'émulation pour le travail. Ce premier pas vers la vie est la conséquence des voyages faciles. Et n'est-ce pas ainsi, permettons-nous cette comparaison, que les choses se passent chez l'homme ? Réduit à des sentiers peu praticables, l'homme bâtit isolément sa hutte ; pourvu de routes commodes, il se groupe en cités populeuses ; servi par les voies ferrées qui suppriment pour ainsi dire la distance, il s'assemble en d'immenses ruches humaines ayant nom Londres et Paris.

Le Sphex languedocien est dans des conditions tout opposée. Sa proie à lui est une lourde Ephippigère, pièce unique représentant à elle seule la somme de vivres que les autres ravisseurs amassent en plusieurs voyages, insecte par insecte. Ce que les Cerceris et autres déprédateurs de haut vol accomplissent en divisant le travail, lui le fait en une seule fois. La pesante pièce lui rend impossible l'essor de longue portée ; elle doit être amenée au domicile avec les lenteurs et les fatigues du charroi à pied. Par cela seul l'emplacement du terrier se trouve subordonné aux éventualités de la chasse : la proie d'abord et puis le domicile. Alors plus de rendez-vous en un point d'élection commune, plus de voisinage entre pareils, plus de tribus se stimulant à l'ouvrage par l'exemple mutuel ; mais l'isolement dans les cantons où les hasards du jour ont conduit le Sphex, le travail solitaire et sans entrain, quoique toujours consciencieux. Avant tout, la proie est recherchée, attaquée, rendue immobile. C'est après que le fouisseur s'occupe du terrier. Un endroit favorable est choisi, aussi rapproché que possible du point où gît la victime, afin d'abréger les lenteurs du transport ; et la chambre de la future larve est rapidement creusée pour recevoir aussitôt l'oeuf et les victuailles. Tel est le renversement complet de méthode dont témoignent toutes mes observations. J'en rapporterai les principales.

Surpris au milieu de ses fouilles, le Sphex languedocien est toujours seul, tantôt au fond de la niche poudreuse qu'a laissée dans un vieux mur la chute d'une pierre, tantôt dans l'abri sous roche que forme en surplombant une lame de grès, abri recherché du féroce Lézard ocellé pour servir de vestibule à son repaire. Le soleil y donne en plein ; c'est une étuve. Le sol en est des plus faciles à creuser, formé qu'il est d'une antique poussière descendue peu à peu de la voûte. Les mandibules, pinces qui fouillent, et les tarses, râteaux qui déblaient, ont bientôt creusé la chambre. Alors le fouisseur s'envole, mais d'un essor ralenti, sans brusque déploiement de puissance d'ailes, signe manifeste que l'insecte ne se propose pas lointaine expédition. On peut très bien le suivre du regard et constater le point où il s'abat, d'habitude à une dizaine de mètres de distance environ. D'autres fois, il se décide pour le voyage à pied. Il part et se dirige en toute hâte vers un point où nous aurons l'indiscrétion de le suivre, notre présence ne le troublant en rien. Parvenu au lieu désiré, soit pédestrement, soit au vol, quelque temps il cherche, ce que l'on reconnaît à ses allures indécises, à ses allées et venues un peu de tous côtés. Il cherche ; enfin il trouve ou plutôt il retrouve. L'objet retrouvé est une Ephippigère à demi paralysée, mais remuant encore tarses, antennes, oviscapte. C'est une victime que le Sphex a certainement poignardée depuis peu de quelques coups d'aiguillon. L'opération faite, l'Hyménoptère a quitté sa proie, fardeau embarrassant au milieu des hésitations pour la recherche d'un domicile ; il l'a abandonnée peut-être sur les lieux mêmes de la prise, se bornant à la mettre un peu en évidence sur quelque touffe de gazon, afin de mieux la retrouver plus tard ; et, confiant dans sa bonne mémoire pour revenir tout à l'heure au point où gît le butin, il s'est mis à explorer le voisinage dans le but de choisir un emplacement à sa convenance et d'y creuser un terrier. Une fois la demeure prête, il est retourné au gibier, qu'il a retrouvé sans grande hésitation ; et maintenant il s'apprête à le voiturer au logis. Il se met à califourchon sur la pièce, lui saisit une antenne ou toutes les deux à la fois, et le voilà en route, tirant, traînant à la force des reins et des mâchoires.

Parfois le trajet s'accomplit tout d'une traite ; parfois et plus souvent, le voiturier tout à coup laisse là sa charge et accourt rapidement chez lui. Peut-être lui revient-il que la porte d'entrée n'a pas l'ampleur voulue pour recevoir ce copieux morceau ; peut-être songe-t-il à quelques défectuosités de détail qui pourraient entraver l'emmagasinement. Voici qu'en effet l'ouvrier retouche son ouvrage : il agrandit le portail d'entrée, égalise le seuil, consolide le cintre. C'est affaire de quelques coups de tarses. Puis il revient à l'Ephippigère, qui gît là-bas, renversée sur le dos, à quelques pas de distance. Le charroi est repris. Chemin faisant, le Sphex paraît saisi d'une autre idée, qui lui traverse son mobile intellect. Il a visité la porte, mais il n'a pas vu l'intérieur. Qui sait si tout va bien là-dedans ? Il y accourt, laissant l'Ephippigère en route. La visite à l'intérieur est faite, accompagnée apparemment de quelques coups de truelle des tarses, donnant aux parois leur dernière perfection. Sans trop s'attarder à ces fines retouches, l'Hyménoptère retourne à sa pièce et s'attelle aux antennes. En avant ; le voyage s'achèvera-t-il cette fois ? Je n'en répondrais pas. J'ai vu tel Sphex, plus soupçonneux que les autres peut-être, ou plus oublieux des menus détails d'architecture, réparer ses oublis, éclaircir ses soupçons en abandonnant le butin cinq, six fois de suite sur la voie pour accourir au terrier, chaque fois un peu retouché, ou simplement visité à l'intérieur. Il est vrai que d'autres marchent droit au but, sans faire même halte de repos. Disons encore que, lorsque l'Hyménoptère revient au logis pour le perfectionner, il ne manque pas de donner, de loin et de temps en temps, un coup d'oeil à l'Ephippigère laissée en chemin, pour s'informer si nul n'y touche. Ce prudent examen rappelle celui du Scarabée sacré lorsqu'il sort de la salle en voie d'excavation pour venir palper sa chère pilule et la rapprocher de lui un peu plus.

La conséquence à déduire des faits que je viens de raconter est évidente. De ce que tout Sphex languedocien surpris dans son travail de fouisseur, serait-ce au commencement même de la fouille, au premier coup de tarse donné dans la poussière, fait après, le domicile étant préparé, une courte expédition, tantôt à pied, tantôt au vol, pour se trouver toujours en possession d'une victime déjà poignardée, déjà paralysée, on doit conclure, en pleine certitude, que l'Hyménoptère fait d'abord oeuvre de chasseur et après oeuvre de fouisseur ; de sorte que le lieu de sa capture décide du lieu de son domicile.

Ce renversement de méthode, qui fait préparer les vivres avant le garde-manger, tandis que jusqu'ici nous avons vu le garde-manger précéder les vivres, je l'attribue à la lourde proie du Sphex, proie impossible à transporter au loin par les airs. Ce n'est pas que le Sphex languedocien ne soit bien organisé pour le vol ; il est, au contraire, magnifique d'essor ; mais la proie qu'il chasse l'accablerait s'il n'avait d'autre appui que celui des ailes. Il lui faut l'appui du sol et le travail de voiturier, pour lequel il déploie vigueur admirable. S'il est chargé de sa proie, il va toujours à pied ou ne fait que de très-courtes volées, serait-il dans des conditions où le vol abrégerait pour lui temps et fatigues. Que j'en cite un exemple, puisé dans mes plus récentes observations sur ce curieux Hyménoptère.

Un Sphex se présente à l'improviste, survenu je ne sais d'où. Il est à pied et traîne son Ephippigère, capture qu'il vient de faire apparemment à l'instant même dans le voisinage. En l'état, il s'agit pour lui de se creuser un terrier. L'emplacement est des plus mauvais. C'est un chemin battu, dur comme pierre. Il faut au Sphex, qui n'a pas le loisir des pénibles fouilles parce que la proie déjà capturée doit être emmagasinée au plus vite, il faut au Sphex terrain facile, où la chambre de la larve soit pratiquée en une courte séance. J'ai dit le sol qu'il préfère, savoir : la poussière déposée par les ans au fond de quelque petit abri sous roche. Or, le Sphex actuellement sous mes yeux s'arrête au pied d'une maison de campagne dont la façade est crépie de frais et mesure six à huit mètres de hauteur. Son instinct lui dit que là-haut, sous les tuiles en brique du toit, il trouvera des réduits riches en vieille poudre. Il laisse son gibier au pied de la façade et s'envole sur le toit. Quelque temps je le vois chercher, de çà, de là, à l'aventure. L'emplacement convenable trouvé, il se met à travailler sous la courbure d'une tuile. En dix minutes, un quart d'heure au plus, le domicile est prêt. Alors l'insecte redescend au vol. L'Ephippigère est promptement retrouvée. Il s'agit de l'amener là-haut. Sera-ce au vol, comme semblent l'exiger les circonstances ? Pas du tout. Le Sphex adopte la rude voie de l'escalade sur un mur vertical, à surface unie par la truelle du maçon, et de six à huit mètres de hauteur. En lui voyant prendre ce chemin, le gibier lui traînant entre les pattes, je crois d'abord à l'impossible ; mais je suis bientôt rassuré sur l'issue de l'audacieuse tentative. Prenant appui sur les petites aspérités du mortier, le vigoureux insecte, malgré l'embarras de sa lourde charge, chemine sur ce plan vertical avec la même sûreté d'allure, la même prestesse, que sur un sol horizontal. Le faîte est atteint sans encombre aucun ; et la proie est provisoirement déposée au bord du toit, sur le dos arrondi d'une tuile. Pendant que le fouisseur retouche le terrier, le gibier mal équilibré glisse et retombe au pied de la muraille. Il faut recommencer, et c'est encore par le moyen de l'escalade. La même imprudence est commise une seconde fois. Abandonnée de nouveau sur la tuile courbe, la proie glisse de nouveau, et de nouveau revient à terre. Avec un calme que de pareils accidents ne sauraient troubler, le Sphex, pour la troisième fois, hisse l'Ephippigère en escaladant le mur et, mieux avisé, l'entraîne sans délai au fond du domicile.

Si l'enlèvement de la proie au vol n'a pas même été essayé dans de telles conditions, il est clair que l'Hyménoptère est incapable de long essor avec fardeau si lourd. De cette impuissance découlent les quelques traits de moeurs, sujet de ce chapitre. Une proie n'excédant pas l'effort du vol fait du Sphex à ailes jaunes une espèce à demi sociale, c'est-à-dire recherchant la compagnie des siens ; une proie lourde, impossible à transporter par les airs, fait du Sphex languedocien une espèce vouée aux travaux solitaires, une sorte de sauvage dédaigneux des satisfactions que donne le voisinage entre pareils. Le poids plus petit ou plus grand du gibier adopté décide ici du caractère fondamental.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1879, Ière Série, Chapitre 10.

Jean-Henri FABRE 

Souvenirs entomologiques  Série I, Chapitre 10