Ce doit être pour l'aéronaute un moment d'émotion que celui où le dernier frein du ballon est enfin dénoué. La machine aérienne aux flancs rebondis oscille, s'ébranle ; elle est partie. Un plomb descend moins vite dans les abîmes des mers qu'elle ne monte dans les hauteurs de l'air. En quelques secondes, la foule des curieux n'est plus qu'une mesquine fourmilière en émoi ; les maisons prennent des proportions tellement amoindries, que la ville ressemble à un amas de petits cubes blancs. Ah ! Voici un nuage. L'aérostat y plonge et tout disparaît. Un élan de plus, et le ballon a les nuages au-dessous de lui, étalés en amas cotonneux d'une éblouissante blancheur ; il s'élance dans les solitudes supérieures, toujours sereines, toujours inondées de soleil. Par moments, à travers les trouées du rideau nuageux, l'aéronaute entrevoit la terre, mais indécise à cause de la distance, mais effrayante à cause de la profondeur. Quelques cordons, une corbeille d'osier, le tiennent suspendu sur l'abîme. Si la frêle nacelle chavirait, que deviendrait-il, grand Dieu ! Précipité de cette élévation ? Le froid vous prend aux os rien qu'en songeant à pareille chute. Et cependant, pour pénétrer un peu avant dans l'épaisseur de l'atmosphère et nous apprendre ce qui s'y passe, de vaillants explorateurs se sont trouvés, qui n'ont pas hésité à s'élever aussi haut qu'il est possible de le faire. En 1804, un savant illustre, Gay-Lussac, parvint à la hauteur de 7,000 mètres ; en 1850, Barral et Bixio atteignirent à peu près la même élévation ; en 1862, (Glaisher et Coxwell s'élevèrent jusqu'à 10,000 mètres, la plus grande élévation que l'homme ait jamais atteinte. Sur une épaisseur d'une quinzaine de lieues au moins que possède l'atmosphère, on a donc exploré deux à trois lieues de la couche inférieure.
MARIE. — Deux à trois lieues sur quinze, c'est bien peu. Pourquoi n'allaient-ils pas plus haut ?
AURORE. — Ce n'est pas le désir d'atteindre une plus grande élévation qui leur manqua, ni le courage nécessaire qui leur fit défaut; mais il arrive un moment où, dans ces hautes régions, la vie est impossible. Là règne un éternel et morne silence, qui porte l'épouvante dans lame. La terre cesse d'être visible, ou plutôt les accidents du sol, plaines, vallées, montagnes, se confondent en une nappe brumeuse où le regard ne saisit aucun détail. Un froid pénétrant, comme on n'en éprouve pas au milieu des plus grandes rigueurs de l'hiver, vous transit et vous paralyse. Le découragement, le malaise, le vertige, vous saisissent ; la respiration devient haletante, parce que l'air, de plus en plus raréfié à mesure qu'il est situé plus haut, commence à manquer aux poumons ; les yeux s'injectent de sang, les oreilles bourdonnent; le pouls bat précipitamment; tout enfin annonce que la vie est en péril et qu'il est prudent de ne pas aller plus loin. Ecoutez, à ce sujet, le récit de la plus mémorable ascension aérostatique, celle de Glaisher et Coxwell, en Angleterre.
«Nous avons quitté la terre, raconte M. Glaisher, le 5 septembre 1862 à une heure de l'après-midi, par une température de 15 degrés. Dix minutes après, nous nagions dans un épais nuage qui nous enveloppait de ténèbres impénétrables. La couche nuageuse franchie, le ballon s'éleva dans une région inondée de lumière, où le soleil, d'une extraordinaire vigueur, donnait le plus vif éclat à la teinte bleue du ciel. Au-dessus de nos têtes, nous n'avions que l'azur du firmament ; sous nos pieds, à perte de vue, s'étalait la surface des nuages, imitant des collines, des chaînes de montagnes, des pics isolés, resplendissants de blancheur. On eût dit un paysage montueux couvert de neige d'une incomparable pureté. A mesure que nous montions, la terre apparaissait, par moments, à travers les percées qui s'ouvraient dans les nuages.
«En 25 minutes, l'aérostat nous avait élevés à 4,800 mètres, ce qui est à peu près l'altitude du mont Blanc. Pour pareille ascension sur terre, il nous eût fallu plusieurs journées de très-rudes fatigues. La température était déjà à zéro, et l'air excessivement sec. Un bond de plus nous fait atteindre l'altitude du Chimborazo, (6,530 mètres). La température est de 44 degrés au-desous de zéro. Nous jetons du lest, et en quelques minutes l'aérostat s'élance à l'altitude de 8,180 mètres, où nous trouvons la température de 19 degrés au-dessous de zéro. Nous montons toujours.
«Nous étions parvenus à la hauteur de 11,000 mètres environ, représentée par le plus haut pic de la terre surmonté du plus haut pic des Pyrénées, lorsque Coxwell s'aperçoit que la corde de la soupape s'est entortillée parmi les cordages et grimpe pour la remettre en ordre. A ce moment, une paralysie soudaine me gagne le bras droit. Je cherche à me servir du bras gauche : il est également paralysé. Ni l'un ni l'autre n'obéit à ma volonté. J'essaie de remuer le corps : j'y parviens à peine et d'une manière si vague, qu'il me semble que je n'ai plus de membres. Je veux au moins lire les indications de mes instruments : ma tête retombe inerte sur mon épaule.
«J'avais le dos appuyé sur le bord de la nacelle, et, dans cette position, je regardais Coxwell occupé à débrouiller la corde de la soupape. J'essayai de lui parler sans parvenir à proférer un son. Enfin des ténèbres épaisses m'envahirent : la vue à son tour était paralysée. Cependant j'avais encore toute ma connaissance, et mon esprit possédait sa pleine activité. Je pensais que l'air me manquait, que j'allais être asphyxié si nous ne parvenions à descendre à l'instant. Enfin je perdis connaissance, comme si je m'étais brusquement endormi. »
MARIE. — Et Coxwell ? que n'ouvre-t-il aussitôt la soupape, sinon ils sont perdus !
AURORE. — Coxwell grimpa dans les cordages au milieu de longues chandelles de glace qui pendaient au-dessous du ballon. A peine eut-il le temps de débrouiller la corde de la soupape : un froid extrême l'avait saisi ; ses mains engourdies et devenues toutes noires refusaient leurs services. Il lui fallut redescendre dans la nacelle en se laissant glisser le long des cordages et se maintenant avec les coudes. Voyant Glaisher étendu sans mouvement sur le dos, il crut d'abord que son compagnon se reposait et lui parla sans obtenir de réponse. Ce silence l'avertit que Glaisher était évanoui. Il voulut alors lui venir en aide ; mais la paralysie, l'insensibilité, le gagnaient. rapidement lui-même et il ne put parvenir à se rapprocher du mourant. Il comprit enfin que, sans retard aucun, il fallait descendre, pour ne pas périr l'un et l'autre dans quelques instants. Heureusement la corde de la soupape se trouvait à sa portée. Ne pouvant la prendre avec les mains, immobilisées par le froid, il la saisit avec les dents et en quelques secousses parvint à ouvrir la soupape. Le ballon aussitôt descendit. Peu après, dans un air moins froid et moins raréfié, Glaisher reprenait connaissance et donnait ses soins aux mains gelées de son compagnon.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874