En des moments de repos, l'intérieur de quelques cratères peut être visité sans grand danger. C'est un morne chaos de roches calcinées, de scories noires et caverneuses comme du mâchefer, de blocs de lave entassés en désordre. Çà et là des bouffées de vapeurs suffocantes jaillissent des fissures, et, par les fentes, brille la rougeur sinistre de l'intérieur. Au fond de l'entonnoir, pareille au couvercle de quelque chaudière infernale, s'arrondit une voûte de lave figée, qui bouche l'entrée de la cheminée volcanique.
Descendons dans le cratère du Vésuve en compagnie de M. de Quatrefages, qui nous fait l'émouvant récit de sa visite au volcan. . — « A une vingtaine de mètres au-dessous de l'orifice du cratère s'étendait une croûte de lave noire, semblable à un grossier pavé d'asphalte, et parsemée de gros blocs de toute forme. Les parois intérieures du cratère formaient tout autour comme une muraille circulaire. Au milieu de ce cirque, de 600 mètres environ de circonférence, s'élevait un petit cône d'une douzaine de mètres de hauteur, dont la bouche lançait sans cesse, avec un bruit assez fort de mousquetade, des tourbillons de fumée rouge de feu, mêlés de cendres et de scories. Nous descendîmes sans trop de peine dans l'intérieur du cratère, et ce fut sur un large bloc placé à dix pas du petit cône que nous nous installâmes pour manger un poulet froid.
« En arrivant, nous avions aperçu, malgré l'éclat du jour, les teintes rouges de la lave à travers quelques fentes ; nous avions vu quelques blocs s'ébranler comme sous les efforts d'une main invisible. Parfois aussi une détonation sourde se faisait entendre dans les flancs de la montagne. Pendant notre dîner, les clartés devinrent plus nombreuses, plus vives, vers le bord oriental du cratère, à cinquante pas environ de nous. Evidemment quelque chose se préparait. Les détonations qui partaient sous nos pieds étaient plus fréquentes et plus fortes ; les scories lancées par le petit cône s'élevaient plus haut ; la croûte solide qui nous portait faisait entendre des craquements, et quelques blocs mal assis se renversaient.
« A ce moment, le sol commença à s'élever à une quarantaine de pas de nous, à se bomber et s'ouvrir. Une lave parfaitement liquide sortit parla crevasse et se dirigea droit vers nous, d'un mouvement fort lent. A son origine, ce ruisseau embrasé pouvait avoir une paire de mètres de large tout au plus, et sa teinte était d'un beau blanc éblouissant ; mais il s'élargissait considérablement dans sa course et prenait une couleur rouge foncé. Au bout de deux heures environ, il nous avait atteints et nous reculions pas à pas devant lui.
« En même temps, le cratère tout entier semblait se réveiller. Toutes les fentes s'éclairaient ; le bloc qui nous avait servi de table se teignait à la base d'une teinte rougeâtre. La chaleur devenait de plus en plus forte. La croûte solide qui nous avait servi de plancher, le couvercle de la cheminée, était en voie de se fondre par l'afflux des laves liquides qui s'élevaient des abîmes du volcan. Il fallut songer à la retraite. Déjà le sixième au moins du sol du cirque, naguère si solide, était en pleine fusion, et les blocs mêmes où nous marchions ne formaient qu'un simple plancher porté sur un lac de feu. »
CLAIRE. — Sortirent-ils au moins sains et saufs de cet enfer ?
AURORE. — Ils atteignirent sans encombre les bords du cratère, mais il était temps, grandement temps : la lave liquide, éblouissante, continuait à submerger et à fondre la croûte sur laquelle ils s'étaient aventurés.
MARIE. — A vrai vous dire, tante Aurore, je n'aurais pas mangé tranquille mon morceau de poulet froid sur cette table de pierre dont la base tremblait et commençait à rougir.
AURORE. — J'avoue qu'il faut un courage peu ordinaire pour aller dîner au fond d'un cratère sur une croûte de lave qui, d'un moment n l'autre, peut se liquéfier et s'ouvrir sous vos pas ; mais que ne ferait pas affronter le désir de s'instruire !
Ecoutons maintenant le même voyageur visitant le cratère de l'Etna. — « Ce n'est plus ici un entonnoir presque régulier comme celui du Vésuve, mais une horrible vallée, profonde, inégale, avec des talus abrupts, hérissés d'énormes scories, de blocs de lave entassés, roulés, tordus de mille manières par la puissance du volcan ou les hasards de leur chute. Ce sont partout des couleurs bleuâtres, verdâtres, blanchâtres, semées çà et là de larges taches noires ou de plaques d'un rouge cru, qui font ressortir les teintes livides de l'ensemble. Un silence de mort règne sur ce chaos. Des milliers de fumerolles laissent échapper sans bruit de longues traînées de vapeurs blanches, qui rampent lentement sur les flancs du cratère et portent jusqu'à nous leurs émanations suffocantes. Le sol que nous foulons aux pieds, entièrement composé de cendres et de scories, est humide, chaud, et semble couvert de gelée blanche. Mais cette humidité, c'est de l'acide qui a bientôt corrodé nos chaussures ; cette couche argentée où miroitent quelques cristaux, c'est du soufre sublimé par le volcan et des sels formés par le travail chimique qui s'accomplit sans cesse dans ce redoutable laboratoire.
« Du haut de notre observatoire, nous jetâmes un dernier regard dans ce gouffre, et nous descendîmes vers la base d'un mamelon placé à l'est. Bientôt le guide nous arrêta près d'une rampe étroite et rapide qui aboutissait à un précipice taillé à quelque cent pas au-dessous. Là nous le vîmes rouler la manche de sa veste et l'appliquer sur sa bouche en nous engageant à l'imiter. Puis il s'élança droit en travers du talus en disant : Dépêchez-vous ! Sans hésiter, nous le suivîmes et nous arrivâmes sur les bords d'une bouche volcanique ouverte depuis une dizaine d'années sur les flancs de l'Etna. Au fond de ses abîmes grondait encore par instants le tonnerre souterrain.
« Une vaste enceinte, irrégulièrement circulaire, formée de parois à pic, s'élevait autour du gouffre. A gauche, au pied de l'escarpement, s'ouvrait un large soupirail d'où s'élançait, par tourbillons, une fumée rouge de feu. Au centre, à droite, partout, c'étaient d'énormes blocs de lave éclatés, fendus, déchirés, les uns noirs, les autres d'un rouge sombre, tous montrant, au fond de leurs moindres crevasses, les teintes plus vives de la lave qui les portait. Mille jets de fumée blanche ou grise se croisaient en tous sens, avec un bruit assourdissant et des sifflements semblables à ceux d'une locomotive qui laisse échapper sa vapeur. Malheureusement, nous ne pûmes que jeter un coup d'œil sur cette étrange et effroyable scène. Des vapeurs d'une âcreté insupportable nous prenaient à la gorge ; à la hâte et comme ivres, il fallut gagner un abri pour respirer à l'aise. »
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874