Jusqu'ici la partie aérienne de la Garance ou la fane a été l'effet d'aucune application industrielle. Colorée ou vert-blanchâtre quand elle est sèche, elle n'est pas de nature à éveiller facilement le soupçon que la matière tinctoriale rouge ou l'Alizarine qui se trouve toute formée dans les racines peut s'extraire aussi des tiges convenablement préparées. Aussi sert-elle tout au plus de maigre fourrage, le plus souvent même pourrit-elle dans les basses-cours des fermes.
Cependant les bestiaux alimentés avec la fane de Garance contractaient bientôt dans leurs os la coloration rouge caractéristique. D'autre part si l'on examine attentivement ce qui se passe dans les pousses de Garance encore en terre, on voit que la matière tinctoriale n'est pas rigoureusement confinée dans la racine, mais qu'elle remonte plus ou moins haut au dessus du collet dans toute la partie de la tige qui est enfouie dans le sol. Toutes les parties de la plante qui sont sous terre sont imprégnées de matière tinctoriale, quelle que soit leur nature comme organes, tiges ou racines ; tandis que les parties aériennes sont vertes. Une tige verte perd cette coloration et passe au jaune orangé dans sa partie inférieure que l'on couvre de terre. Donc les éléments de l'Alizarine ne sont pas absolument localisés dans la racine de la Garance. Il est vrai qu'on ne trouve que là l'Alizarine toute formée ; mais il doit être possible de la faire dériver des substances de la tige puisque sous l'influence de l'organisation les tiges colorent les os des animaux, puisque enfin les tiges deviennent rouges par le seul fait de l'enfouissement.
Guidé par ces considérations, je me suis adonné à la recherche de ce beau problème, et la réponse ne s'est pas fait attendre.
La modification qui s'accomplit dans la matière colorante des tiges, quand celle-ci se transforme en Alizarine, n'est pas l'effet d'un acte vital, mais d'un acte chimique qui a lieu aussi bien dans la fane cueillie depuis plusieurs années que dans la fane fraîche et vivante.
Cet acte chimique paraît être une oxydation. Les circonstances nécessaires pour qu'il se produise sont essentiellement l'accès libre de l'air et la présence constante de l'humidité nécessaire pour maintenir le tissu de la fane dans un état convenable de perméabilité. Cette simplicité de moyens explique comment l'immense majorité des brins de fane dispersés par le vent dans la campagne et exposés aux variations atmosphériques, contracte la nuance rouge, tandis que la fane conservée à l'abri de l'eau dans les greniers comme fourrage, n'éprouve rien de pareil. Ces faits établis, il devient facile de tirer industriellement parti de cette curieuse propriété.
La fane est employée telle qu'elle est au moment de la récolte de la racine. On peut la réduire en poudre sous les meules et opérer sur cette poudre. La poudre est humectée avec de l'eau ordinaire jusqu'à faire pâte et amoncelée en tas. Le tas est arrosé à mesure qu'il se dessèche par l'évaporation spontanée et remué de temps à autre de fond en comble pour renouveler les surfaces au contact de l'air. La pâte d'abord verdâtre tourne graduellement au marron à partir des couches extérieures. Lorsque toute la masse a acquis cette nuance, l'opération est terminée.
On peut encore opérer directement sur la fane brute ou légèrement concassée. A cet effet, la fane est humectée avec de l'eau ordinaire, puis mise en tas, soit dans un lieu couvert, soit en plein ait et à toutes les variations atmosphériques. Les tas doivent être faits sans pression pour que l'air circule librement dans la masse, ils doivent être arrosés avec de l'eau ordinaire à mesure qu'ils se dessèchent, et enfin remués, changés de place pour que le tout soit tour à tour en contact direct avec l'air. Dès le premier jour la réaction est sensible ; mais un intervalle d'une quinzaine de jours environ est nécessaire pour que l'opération soit finie. Cet intervalle minimum dépend d'ailleurs de la température. On peut avec avantage, prolonger la durée de l'opération pendant plusieurs mois.
Une fois l'oxydation de la fane obtenue, le reste de l'opération rentre dans le cercle des procédés connus. Ainsi la fane oxydée peut simplement être mise en poudre, si elle ne l'est pas déjà, pour être employée soit telle quelle, soit après lavage à l'eau acidulée pour enlever les traces de sels calcaires qu'elle contient. Ou bien encore, on la concentre en la traitant par l'acide sulfurique de la même manière que l'on convertit la Garance en Garancine.
Toutes les parties de la fane n'étant pas également riches en matière tinctoriale, cette fane d'ailleurs ne donnant dans son ensemble qu'une assez faible proportion d'Alizarine, on obtient des concentrations de plus en plus fortes au moyen de quelques éliminations préalables que voici.
La première élimination doit porter sur les feuilles. Un simple battage qui fait tomber les feuilles et le triage à la fourche suffisent pour obtenir les tiges isolées. Pour un degré plus avancé d'élimination, on rejette les petites ramifications en concassant la fane sous la meule et en passant au crible. On ne garde ainsi que les tiges mais les plus fortes, les mieux nourries et les plus riches en matières tinctoriale. Un troisième et dernier degré d'épuration consiste à enlever autant que possible sous la meule ou par tout autre moyen mécanique l'épiderme blanc et épais des tiges conservées. Après toutes ces opérations, le produit obtenu par le traitement avec les acides est loin d'égaler la Garancine ordinaire pour l'intensité des teintes, mais il égale la Garance et dépasse l'une et l'autre par la pureté, l'éclat des teintes.
Pour mieux établir en quoi consiste l'idée nouvelle que je développe ici, un exemple ne sera pas de trop. Si l'on prend de la fane de Garance telle qu'elle est dans les greniers où on la conserve comme fourrage, et qu'on la traite par l'acide sulfurique, on obtient une poudre d'un cendré verdâtre qui teint en jaune franc les tissus mordancés à l'alumine. Si la même fane est soumise une quinzaine de jours à l'action simultanée de l'eau et de l'air, après traitement par l'acide sulfurique, elle donne une poudre dont l'aspect rappelle celui de la Garancine et qui teint en rouge les tissus mordancés à l'alumine. L'opération consiste donc au fond à convertir une matière tinctoriale jaune apparemment encore inconnue et contenue dans la fane de la Garance en une matière tinctoriale rouge identique à celle que l'on retire des racines, en un mot en Alizarine. Cette conversion du jaune en rouge sur le mordant principal, l'alumine, m'engage à donner au nouveau produit le nom de Xantho-érythrine qui rappelle cette double nuance.
En résumé, l'idée pour laquelle je sollicite un brevet d'invention de la durée de quinze ans est celle d'utiliser comme matière tinctoriale la fane de la Garance. La manipulation industrielle qui réalise cette idée consiste à soumettre la fane sous quelque forme qu'elle soit à l'action simultanée de l'air et de l'eau, avec ou sans traitement final par les acides.
Avignon, 10 mai 1860
Docteur ès Sciences
professeur de physique et de chimie
et
aux écoles municipales d'Avignon (Vaucluse)
Addition au brevet pris par le soussigné le 11 mai 1860 pour un procédé propre à convertir la fane de la Garance en une matière tinctoriale identique à celle de la racine.
Le principe tinctorial contenu dans la fane de Garance et donnant du jaune sur les tissus mordancés à l'alumine préexiste tout formé dans cette fane avant toute manipulation. Il est très peu soluble dans l'eau et inaltérable par l'acide sulfurique. Aussi, comme il a été dit dans la description accompagnant la demande de ce brevet, la fane colore-t-elle en jaune les tissus mordancés à l'alumine après qu'on lui a fait subir un traitement en tous points identique à celui qui sert à convertir la Garance en Garancine. Cette inaltérabilité du principe jaune permet en outre un autre mode de manipulation qui consiste à renverser l'opération que je fais connaître dans la description principale. En effet dans cette description, l'oxygénation de la fane par le concours de l'air et de l'eau précède la traitement par l'acide sulfurique, quand celui-ci est jugé opportun. Dans le mode qui fait le sujet de cette addition, le traitement par l'acide sulfurique précède l'oxygénation. A ce point de vue, l'opération doit être conduite de la manière suivante :
La fane, soit brute, soit concassée, soit réduite en poudre, doit être lavée pour être débarrassée des substances terreuses. Si le lavage se prolonge, l'oxydation se fait en partie. En second lieu, la fane lavée est cuite avec de l'acide sulfurique étendu comme cela se pratique pour la fabrication de la Garancine. Le lavage qui précède cette cuite pourrait à la rigueur être supprimé, alors la manipulation commencerait directement par la cuite.
Enfin la fane est lavée pour être débarrassée de l'acide sulfurique. Si elle était desséchée rapidement en cet état, elle ne donnerait que du jaune à la teinture. C'est du moins ce qui se passe dans une opération de laboratoire où les divers lavages, la dessiccation finale, en un mot tout le traitement s'effectue avec rapidité. Mais dans une manipulation industrielle où ces diverses opérations prennent quelques jours, la fane humide s'oxyde plus ou moins par son contact avec l'air pendant le travail et donne une proportion de rouge d'autant plus considérable que l'opération traîne plus en longueur. Cependant pour que la conversion du principe jaune en alizarine soit complète, il est bon que la fane cuite et lavée soit laissée humide en contact avec l'air pendant plusieurs jours.
Avignon, 14 mai 1860
Docteur ès Sciences
professeur de physique et de chimie
et
aux écoles municipales d'Avignon (Vaucluse)
source : INPI France