Pour protéger les intérêts agricoles et commerciaux du département de Vaucluse, sérieusement menacés par les fraudes et les abus introduits dans l'industrie de la garance, qui constitue la principale richesse du pays, la Chambre de commerce d'Avignon a ouvert un Concours relatif à la découverte d'un procédé propre à constater les altérations frauduleuses de la garance et de ses dérivés. Ce procédé doit être d'une application facile, même pour toute personne étrangère aux connaissances chimiques.
Étant en possession de quelques notes dont la coordination peut constituer un procédé tel que le demande la Chambre de commerce, je crois devoir, autant pour satisfaire à la juste impatience des personnes que la solution de ce problème industriel peut intéresser, que pour m'assurer la priorité des idées que je peux émettre, je crois devoir, dis-je, les livrer immédiatement à la publicité, bien que l'époque du Concours soit encore éloignée.
Pour peu qu'on soit versé dans les notions les plus élémentaires de la Chimie, il est impossible de se faire illusion sur la complication du problème proposé, et de s'imaginer, par exemple, qu'on puisse constater la pureté d'un corps aussi complexe que la poudre de garance à l'aide de quelque réactif spécial, comme on constate la pureté des corps nettement définis. La science à qui l'industrie a depuis longtemps proposé la même question, n'y a encore répondu que par des opérations de laboratoire très-délicates et exigeant toute la patience, toute l'habileté d'un chimiste consommé. Si pour un chimiste la question est regardée comme résolue à l'aide des divers procédés imaginés, c'est-à-dire au moyen du poids et de l'analyse de la garance incinérée, au moyen de la matière colorante isolée, ou du pouvoir colorant déterminé par le Colorimètre, il faut reconnaître que ces procédés longs, difficiles, et quelquefois peu concluants, n'ont pas reçu et ne pouvaient recevoir la sanction industrielle. L'opération de teinture en petit rend, il est vrai, les plus grands services ; cependant après cette opération, il n'est guère possible de se prononcer sur le degré de pureté de la garance employée, soit parce que la valeur tinctoriale change suivant la provenance de la racine, soit parce que les substances étrangères introduites dans la poudre, loin d'affaiblir le bain colorant, en rehaussent quelquefois au contraire le ton. Si aucun de ces procédés ne remplit les conditions voulues pour les applications rapides et quotidiennes du commerce, il en sera de même, je crois, des divers procédés qu'on pourra imaginer tant que la garance interviendra en masse dans les réactions choisies pour caractéristiques, au lieu d'y intervenir granule par granule. En Anatomie végétale, par exemple, lorsqu'on veut constater la richesse d'un tissu en fécule, on ne fait pas bouillir en bloc ce tissu avec une dissolution d'Iode, parce que l'Iodure bleu formé colorerait le tout uniformément, ce qui empêcherait de distinguer ce qui est fécule de ce qui ne l'est pas; mais on verse simplement sur une tranche de ce tissu une goutte de dissolution iodée. Les granules d'amidon prennent seuls alors la coloration bleue caractéristique et tranchent nettement sur le fond blanc non amylacé. A mon avis, ce mode d'investigation est le seul qui puisse résoudre la question telle qu'elle est proposée par la Chambre de commerce ; hors de là, on retombe infailliblement dans le vague, dans l'indécision.
Ainsi, choisir convenablement un petit nombre de réactifs qui tour à tour exaltent ou effacent la couleur des granules de garance ou des corps étrangers qui peuvent s'y trouver mélangés, puis à l'aide des nuances diverses provoquées par ces réactifs, reconnaître ce qui est garance et ce qui ne l'est pas, c'est très-probablement tout ce qu'on peut espérer d'obtenir si on veut apporter quelque rigueur dans ce genre difficile de recherches. Ce point fondamental adopté, deux voies se présentent pour arriver au but. La garance pouvant être mélangée avec d'autres substances. tinctoriales pourvues, comme elle, d'un riche piment, on peut employer ce pigment modifié convenablement par des réactifs, à produire sur un écran blanc des empreintes diversement colorées suivant la nature de ces substances. Mais il est à craindre que la poussière impalpable déposée sur l'écran ne laisse pas d'empreinte parce qu'elle n'exerce pas de pression, parce que enfin le pigment, peut n'être pas toujours assez abondant. D'ailleurs, toutes les substances inertes, c'est-à-dire dépourvues de principes colorants, échapperont à cette épreuve. Pour ces motifs, cette première voie est éminemment vicieuse, si ce n'est dans le cas où les granules frauduleux sont très-riches en matières tinctoriales. Reste la seconde voie. Ici, au lieu d'examiner l'empreinte plus ou moins vague que chaque granule peut laisser sur l'écran, ce sont les granules eux-mêmes qu'on examine après en avoir exalté la visibilité et les différences en les revêtant d'une couleur particulière, suivant la substance, couleur qui se manifeste lors même que ces granules appartiennent aux matières les plus inertes. Pour rendre cet examen rigoureux, il est indispensable d'employer tour à tour la lumière réfléchie et la lumière transmise, ce qui nécessite l'emploi de lames de verre sur lesquelles la poudre à essayer est déposée ainsi que le réactif. Les lames dont je me sers ont 15 centimètres de longueur sur 5 centimètres de largeur. Il est bon que l'une d'elles porte un réseau de lignes gravées à la pointe de diamant et se coupant à angle droit de manière à diviser la surface de la lame en centimètres carrés. On verra plus loin l'utilité de ce réseau. La poudre de garance doit être répandue sur la lame enduite du réactif opportun aussi uniformément que possible, sans entassement de granules, pour que tous s'imbibent de réactif et se distinguent aisément. J'obtiens ce résultat indispensable de la manière suivante. Un pinceau pour la peinture à l'aquarelle, du calibre d'une forte plume est coupé en brosse par un coup de ciseaux. Ce pinceau est plongé dans la poudre à essayer, et après avoir légèrement secoué la poudre qui n'y adhère pas assez et pourrait s'en détacher en bloc, on le promène au-dessus de la lame de verre en tapant à coups très-légers sur le manche, de façon à faire tomber peu à peu la garance. Cette manière d'opérer est empruntée aux maçons qui l'utilisent pour faire la grisaille des soubassements. On obtient ainsi sur la lame un dépôt de poussière dont on peut sans difficulté maîtriser la densité et la régularité. Dans cette opération, il ne faut pas perdre de vue que l'examen dont la lame va devenir l'objet, sera d'autant plus facile que les granules y sont plus clair-semés. Il faut donc éviter tout encombrement de granules et veiller, en l'épandant la poudre, à ne pas pécher par excès, l'effet contraire étant de beaucoup préférable. Ces généralités établies, arrivons au coeur même de la question.
CHAPITRE I
Recherche des matières étrangères introduites dans la poudre de garance et dans ses dérivés.
On peut diviser en trois classes les diverses substances introduites frauduleusement dans la garance en poudre et dans ses dérivés, savoir: — 1° les divers bois colorants ; — 2° les matières tannantes ; — 3° les substances inertes, tant d'origine organique que d'origine inorganique. Examinons successivement chacune de ces trois classes.
Ces bois sont : le Campêche, les diverses variétés de Brésil, le Santal, le Cuba, le Quercitron, le Fustet.
Le réactif employé pour caractériser ces bois est l'acide sulfurique. Pour humecter la lame de verre de ce réactif, j'emploie une mèche de papier sans colle, de papier filtre. Cette mèche trempée dans l'acide se convertit rapidement en une matière transparente, gommeuse, qui donne de la consistance à l'acide et l'empêche de diffluer sur la laine. Aussitôt le papier imbibé d'acide, on le passe sur la lame de verre de manière à y déposer une mince couche d'acide insuffisante pour s'écouler lors même que la lame est tenue verticale. L'opération est bien conduite quand la lame ne laisse pas diffluer l'acide dans quelque position qu'on la tienne. Ce résultat est facilement obtenu, grâce à la matière gommeuse en laquelle se transforme le papier sous l'influence de l'acide sulfurique. L'absence de diffluence dans le réactif qui couvre la lame est nécessaire pour que les granules restent bien en place sans brouiller leurs teintes par l'effet du flux de liquide quand la lame est tenue verticale entre l'oeil et la lumière. Cela fait, on saupoudre uniformément la lame de la garance ou garancine à essayer en se servant du pinceau comme il vient d'être dit. En un instant, la réaction est opérée. La lame est alors observée avec soin, tantôt par transparence, tantôt par réflexion, pour qu'aucun granule suspect ne puisse échapper. S'il y a un atome, un seul, d'un bois tinctorial sur la lame, il est impossible que cet atome se dérobe au regard. En effet, par l'action de l'acide sulfurique, les granules de garance, de garancine et des bois. tinctoriaux prennent les nuances suivantes :
Garance et Garancine. Les nuances appartiennent à la gamme du fauve, depuis le brun roux jusqu'au rouge orangé où arrivent quelques rares granules. Les nuances dominantes sont le roux fauve pour la garancine, et le roux ambré pour la garance.
Campêche. Carmin superbe et intense
Brésil. Carmin moins beau que celui du Campêche et virant plus vers le rouge dans quelques variétés, dans le Sappan, par exemple.
Santal. Cramoisi sombre.
Cuba et Quercitron. Jaune. On distingue ces deux substances l'une de l'autre en ce que l'acide sulfurique se colore autour de chaque granule de Quercitron en formant une aréole d'un beau jaune, tandis que les granules de Cuba prennent simplement la teinte jaune et ne sont pas entourées d'une aréole colorée.,
Fustet. Rouge de sang.
Il est inutile d'insister sur la sensibilité du procédé que je propose, car chaque bois colorant, si pauvre qu'il soit en matière tinctoriale, revêtant par l'intermédiaire de l'acide sulfurique une teinte spéciale très-prononcée, la moindre parcelle de ces bois se décèle aussitôt au milieu des granules roussâtres de la garance. Je me bornerai à dire qu'ayant fait des mélanges de 1 gramme de poudre de garance et de 1 milligramme de l'un ou l'autre de ces bois il m'a été toujours possible de retrouver la substance étrangère sur la lame sulfurique. Ce moyen d'investigation est donc sensible au millième, ce qui dépasse et de beaucoup les limites commerciales.
On peut rendre ce procédé sinon plus rigoureux, la chose n'est pas possible, mais en quelque sorte plus élégant, en se basant sur la transformation que l'acide sulfurique fait éprouver au papier, transformation dont il a été déjà dit quelques mots. Le papier composé de cellulose pure, le beau papier à filtrer, se change rapidement quand on le plonge dans l'acide sulfurique en une lame d'aspect gélatineux aussi transparente qu'une mince lame de verre. Cette propriété peut être utilisée ici. A cet effet, plongeons un instant une bandelette de papier filtre aussi homogène que possible dans de l'acide sulfurique et déposons-la sur une lame de verre. Puis, après avoir fait écouler l'excédant d'acide par la pression à l'aide d'une baguette de verre, répandons la garance suspecte sur la bandelette, toujours avec le pinceau. En peu de temps le papier devient transparent et les granules de garance et des bois colorants s'incrustent dans la masse gommeuse formée par le papier, tout en revêtant les nuances caractéristiques dont il vient d'être question. La bande peut enfin être détachée de la lame de verre par l'immersion dans l'eau et l'on a ainsi une lame flexible, transparente, incrustée, comme une élégante mosaïque de granules diversement colorés, suivant leur nature.
Les bois tinctoriaux rouges se reconnaissent encore de la manière suivante, qui produit des oppositions, des contrastes de teintes fort tranchées. Ce nouveau traitement est basé sur ce que ces bois résistent bien davantage aux agents décolorants que ne le fait la garance. On dissout dans l'eau jusqu'à saturation de l'hypochlorite de chaux (chlorure de chaux) et on filtre la liqueur. Dans un verre à expériences, on met quelques pincées de garance suspecte qu'on délaie dans la dissolution d'hypochlorite. Enfin, on ajoute au mélange quelques gouttes d'acide chlorhydrique. Il se fait une vive effervescence pendant laquelle on remue constamment la matière. En un instant la couleur de la garance est détruite et ses granules deviennent blancs. On décante alors et on lave à plusieurs reprises le précipité. Enfin, ce précipité est délayé dans quelques gouttes d'acide sulfurique. La bouillie obtenue est éparpillée très-claire sur une lame de verre ou dans un verre de montre. Les granules appartenant à la garance sont en immense majorité blancs et plus rarement d'un jaune paille très-pâle. Les fragments accidentels et excessivement rares qui sont trop gros pour que la décoloration les ait gagnés jusqu'au centre, peuvent conserver plus ou moins leur nuance fauve. Sur ce fond blanc, les granules de Campêche et de Brésil se décèlent sur-le-champ par leur nuance du plus beau carmin ; ceux de Santal et ceux de Fustet par leur couleur cramoisie.
Si je me suis arrêté un instant à cette multiplicité de moyens propres à constater la présence d'un bois tinctorial, ce n'est pas à dire que le premier que je propose soit quelquefois en défaut. Dans tous les cas la lame de verre enduite d'acide sulfurique dévoile sans peine les moindres traces des bois colorants. Ce procédé est en outre très-expéditif. Les deux autres ne le valent pas. Je n'en parle que pour apporter quelque variété dans ce travail aride et pour montrer comment en partant du même principe, l'examen des granules isolés, on peut arriver à reconnaître un mélange frauduleux par des moyens très-divers. Les deux derniers procédés peuvent toutefois avoir leur utilité, ne serait-ce que pour servir de contrôle au premier dans un cas douteux.
Cette recherche est de la plus grande facilité, et elle s'opère de la même manière pour la garance et pour ses dérivés. Elle est fondée sur la réaction que les substances tannantes éprouvent au contact des sels de fer. Cette réaction est différente suivant l'origine du Tannin. Aussi distingue-t-on au moins deux variétés de Tannin, savoir : le Tannin ordinaire et le Tannin vert. Le premier donne avec les sels de fer une couleur d'un bleu noir ; le second, une couleur verte. La première variété de Tannin est contenue dans la noix de galle, dans l'écorce de chêne, d'orme, de saule, etc. ; la seconde se trouve dans l'écorce de pin, de sapin, etc. La coloration bleue-noire fournie par le premier Tannin est tellement intense, qu'elle permet de reconnaître aisément la moindre parcelle de cette substance. Il n'en est pas de même de l'autre Tannin, dont la nuance provoquée par les sels de fer est loin d'avoir la même intensité. Qu'on répande, par exemple, de la poudre de noix de galle ou d'écorce de chêne sur une bande de papier imbibée d'une dissolution ferrique, et aussitôt chaque granule s'entourera d'une aréole d'un beau bleu noir, tranchant fortement sur le fond blanc de papier. Qu'on fasse le même essai avec de la poudre d'écorce de pin et on n'obtiendra que des effets incomparablement moindres. Il importe beaucoup cependant de rechercher cette écorce de pin, car c'est une des substances qui peuvent entrer frauduleusement dans la poudre de garance. Heureusement qu'un moyen très-simple se présente de provoquer, même avec le Tannin vert, la couleur bleue intense du Tannin ordinaire.
La chaux et la craie nous offrent ce moyen. Qu'on délaie une pincée d'écorce de pin en poudre dans une vieille dissolution de sulfate de fer, et on n'obtiendra qu'un liquide d'un vert émeraude foncé ; avec l'écorce de chêne ou la noix de galle, on aurait obtenu de l'encre. Dans ce liquide vert, on peut verser indéfiniment de l'eau distillée, on ne fera que diluer la teinte verte sans la modifier. Mais si l'on y verse quelques gouttes d'eau de chaux ou bien de l'eau simplement calcaire la couleur bleue-noire, l'encre enfin, apparaît aussitôt. Il nous faut donc pour la recherche des matières tannantes l'emploi simultané des deux réactifs suivants : sel de fer et eau de chaux qui peut être remplacée par l'eau calcaire.
Le sel de fer auquel je donne la préférence, est le sulfate de fer. La dissolution en doit être vieille et par conséquent douée d'une teinte d'un jaune fauve. On l'étend d'eau assez abondamment pour qu'elle ne communique pas de teinte sensible au papier. L'eau de chaux s'obtient en éteignant un fragment de chaux vive et en délayant la bouillie dans de l'eau ordinaire. Si l'on veut faire usage d'eau calcaire, on délaie dans l'eau un peu de blanc de Meudon. Dans les deux cas, on attend que la liqueur soit claire pour s'en servir. L'eau de chaux fait virer légèrement au jaune le papier réactif dont je vais parler, mais c'est sans inconvénient. L'eau calcaire laisse au papier toute sa blancheur. Son action est un un peu moins rapide et moins énergique que celle de l'eau de chaux.
Découpons maintenant du papier sans colle, du beau papier filtre, blanc, homogène et assez consistant, en bandelettes de la largeur de nos lames de verre ; puis trempons un instant ces bandelettes dans la dissolution ferrique. On fait sécher ces bandelettes sur un fil tendu et on les enferme dans un flacon à large goulot où elles se conservent indéfiniment. Nous leur donnerons le nom de papier ferrique. Lorsqu'on veut s'en servir, on commence par couvrir largement, avec le doigt, la lame de verre d'eau de chaux ou d'eau calcaire; puis on étend une bande de papier ferrique sur la lame, de manière que l'eau qui couvre cette dernière imbibe toute la bande, mais sans suinter, sans dégoutter à la surface libre de cette bande. Cette condition est de rigueur pour que la diffluence du liquide ne mêle pas les aréoles bleues que les grains de Tannin vont former plus tard avec les aréoles brunes de la garance ; enfin, pour que la teinte de ces aréoles ne s'affaiblisse pas en s'étendant trop, ce qui pourrait empêcher leur visibilité. Il faut, je le répète, que la bande de papier ferrique soit déposée sèche sur la lame de verre couverte d'eau de chaux ; il faut que cette eau pénètre bien le tissu de la bande sans venir suinter à sa face libre. Si l'eau de chaux ne se trouvait pas assez abondante pour mouiller convenablement le papier, ou si ce papier se séchait trop rapidement, il faut bien se garder d'en répandre sur le papier ; mais on petit toujours soulever la bande et introduire entre elle et la lame de verre, l'eau de chaux qu'on jugera à propos. Cela fait, on projette, avec le pinceau, la garance suspecte sur le papier ferrique.
En quelques minutes, chaque granule tannique si microscopique qu'il soit et quelle qu'en soit l'origine, produit sur le papier un point nettement déterminé, d'abord d'un bleu violacé pâle, et enfin d'un beau bleu, quand la réaction s'est continuée assez longtemps pour que le papier ait pu se dessécher. Mais il n'est pas nécessaire d'attendre cette dessiccation pour se prononcer sur la présence du Tannin. Il suffit, en effet, de quelques minutes, pour que les points bleu pâle apparaissent et puissent se distinguer très-facilement, soit en regardant directement le papier, soit en l'observant par transparence sur la lame de verre par sa face postérieure. Quant aux granules de la garance, ils ne laissent sur le papier que des traces brunes à peine sensibles. il n'en serait pas de même si , pour faciliter l'action du Tannin, on faisait intervenir ses dissolvants, l'alcool, l'éther, dissolvants qui agissent aussi sur la garance et par suite couvrent le papier réactif de taches innombrables, confuses et fort inutiles. Quand on se propose d'évaluer, comme il sera dit plus loin, la proportion de Tannin, il faut complètement laisser sécher le papier ferrique, et lorsqu'il est sec, l'épousseter avec un pinceau. Les aréoles tanniques sont alors bleues, et les aréoles de la garance, très-faiblement brunes ou purpurines. Quant à la garancine, elle ne laisse pas de traces sur le papier ferrique.
Cette méthode a l'avantage très-précieux de ne pas laisser échapper la moindre particule de matière tannique, mais elle ne peut nous renseigner sur l'origine du Tannin. Est-ce du Tannin ordinaire, ou bien du Tannin vert ? Si l'on tenait à résoudre cette question, il faudrait s'y prendre de la manière suivante. On plonge une bandelette de papier Joseph dans la dissolution ferrique et on l'étend tout humide sur la lame de verre. Enfin on la saupoudre de garance. L'observation peut avoir lieu peu après, en tenant la lame verticale devant le jour pour examiner le papier par transparence et par sa face postérieure, ce qui exige une certaine finesse dans ce papier. Dans ces circonstances, les granules de garance sont roussâtres ; ceux du Tannin de première espèce, bleus ; ceux de Tannin de seconde espèce, verts. Ainsi, aperçoit-on des grains verts, c'est à coup sûr à l'écorce de pin qu'on s'est adressé pour falsifier la garance ; aperçoit-on des grains bleus, c'est de l'écorce de chêne, etc., que proviennent ces grains. Ce procédé ne rend pas bien sensibles les granules les plus fins de Tannin vert, aussi je ne propose de s'en servir que pour déterminer la nature du Tannin.
Le Tannin n'est pas la seule substance capable de produire des points bleus sur le papier ferrique imbibé d'eau de chaux. Le Campêche produit également dans ces circonstances des points bleus pouvant se confondre avec les premiers. Mais il est impossible de se méprendre sur la nature de ces taches, d'abord parce que la lame sulfurique accuserait la présence du Campêche, et en second lieu, parce que les taches bleues produites par le Campêche deviennent roses par l'action de l'eau très-faiblement acidulée avec de l'acide sulfurique. Les taches de Tannin disparaissent sans laisser de trace par l'action du même liquide.
Ces substances, dont le nombre est impossible à passer en revue, la mauvaise foi pouvant introduire dans la garance la première matière venue, pourvu que son aspect extérieur concorde avec celui de la poudre à falsifier, ne peuvent évidemment devenir l'objet d'une détermination spéciale. Tout ce qu'on peut demander, c'est de constater la présence des corps étrangers inertes introduits dans une garance dans le but d'en augmenter le poids, sans qu'on ait à dire si ces corps consistent en brique pilée, en ocre, coques d'amande, sciure d'acajou, etc., etc. Dans les deux cas précédents, les granules de garance et de garancine n'ont montré que des caractères négatifs, tandis que les matières étrangères se dévoilaient par des caractères positifs. Ici les rôles doivent évidemment changer à cause de la multiplicité de substances qu'il faut pouvoir mettre en évidence par une seule opération. De tous les caractères positifs de la garance et de ses dérivés, le plus frappant c'est la couleur carminée que prennent ces substances sous l'influence des alcalis. C'est ce caractère que je choisis pour criterium.
Avec une mèche de papier, j'enduis légèrement la lame de verre d'une dissolution de potasse caustique ; et au moyen du pinceau, je projette la poudre à essayer sur la lame ainsi préparée. L'observation doit se faire à l'instant ; en tardant trop, la nuance des granules perd beaucoup de sa vivacité. La lame étant tenue entre l'oeil et la lumière, ou distingue les granules de garance ou de garancine à leur couleur carminée, tandis qu'on reconnaît les granules frauduleux inertes à leurs nuances ternes, jamais carminées, le plus souvent jaunes, brunes, fauves, comme dans les exemples suivants.
Coques d'amandes : Ambré, jaune doré, incolore.
Sciure d'acajou : Roux-orangé, incolore.
Vieux tan, vieilles écorces de Saule, d'Orme, de Verne, de Platane, etc. : Roux-fauve, brun-rouge.
Ocre rouge, brique pilée : Brun-rouge.
Ocre jaune : Roux-fauve.
etc., etc.
Les bois colorants se reconnaissent aussi en partie par ce procédé, excepté les bois rouges qui prennent précisément la nuance carmin de la garance. Voici les nuances des bois colorants sous l'influence de la lame potassique :
Brésil. Beau carmin.
Campêche. A l'instant beau bleu-violacé. La nuance tourne très-rapidement au violet pur, puis au cramoisi et enfin s'affaiblit jusqu'à disparaître en passant par le roussâtre.
Santal. Cramoisi. Dans les circonstances actuelles, ce bois et celui de Brésil peuvent se confondre parfaitement avec la garance.
Cuba. Beau jaune.
Quercitron. Superbe jaune doré, avec une large aréole.
Fustet. Rouge de sang, orangé vif, plus tard fauve.
CHAPITRE II
Usage de la lame proportionnelle et observations.
Si la racine de garance était d'une pureté parfaite, c'est-à-dire si elle était préalablement débarrassée de tous les corps étrangers par un triage minutieux, la poudre qui en proviendrait ne donnerait sur la lame potassique que des grandes carminés. Mais ce triage est tout à fait impossible et d'ailleurs inutile. Les ouvriers occupés à arracher la garance mêlent inévitablement avec les racines de celle-ci, d'autres racines qui présentent plus ou moins les apparences superficielles des alizaris et qui ont végété spontanément dans les cultures. D'autre part, le collet de la racine de garance est fréquemment surmonté d'un fragment de fane dans lequel ne pénètre pas la matière tinctoriale. Il y a donc toujours dans les alizaris, soit des racines étrangères, soit des tronçons de fane dépourvus de matière colorante ; ce qui produit dans la poudre de garance, même la plus irréprochable, la présence normale d'une certaine quantité de matières inertes qui se décèlent sur la lame potassique par leur couleur jaune. J'ai eu fait à diverses reprises ce qu'on pourrait appeler des herborisations dans des balles de garance, et je me suis convaincu qu'il serait possible de se procurer ainsi, sinon la tige, du moins la racine de toutes les plantes qui viennent spontanément dans les cultures de garance. Les racines que j'ai rencontrées le plus fréquemment son celles de Chiendent, de Carex, de Souchet de Phragmites, de Mûrier.
La présence normale de ces matières inertes dans la garance, constitue une source d'erreur qu'il importe d'étudier avec soin. A quelle proportion peut-on au plus évaluer la quantité de ces matières inertes, fane sans couleur et racines étrangères ? Deux moyens se présentent pour évaluer cette proportion. Soit un poids connu d'alizaris pris dans une balle au hasard. Séparons avec soin tout ce qui n'est pas matière tinctoriale et pesons-le à part. Nous aurons ainsi un rapport à peu près exact pour la balle éprouvée, mais pouvant varier singulièrement d'une balle à l'autre. Des divers résultats que j'ai ainsi obtenus, je prends celui où le rapport est le plus fort, celui qui m'a été fourni par des alizaris de qualité fort médiocre, et je trouve que ce rapport ne s'élève pas à 1/200, c'est-à-dire que sur 200 kilogrammes de ces alizaris, il y a à peine 1 kilogramme de matières végétales impropres à la teinture.
Le second moyen est plus expéditif et plus praticable. Dans un gramme de poudre de garance, j'introduis un centigramme de matière étrangère facile à reconnaître, de bois de Campêche, par exemple. Il est évident que ce bois doit être en poudre aussi fine que la garance. Après avoir intimement mélangé les deux corps, j'essaie ce mélange sur la lame de verre divisée à la pointe de diamant, en centimètres carrés, lame à laquelle je donne le nom de lame proportionnelle. Pour cela, je me sers de l'acide sulfurique, comme il a été dit au paragraphe des bois colorants. Les granules de garance sont alors fauves et ceux de Campêche d'un beau carmin. Comptons maintenant le nombre de grains rouges qui se montrent dans chaque centimètre carré du réseau. Supposons que ce réseau renferme 20 compartiments ou centimètres carrés. En additionnant les nombres de grains trouvés dans chaque compartiment, et en divisant la somme par 20, on aura le nombre moyen de grains rouges contenus dans un compartiment quand la garance renferme 1/100 de Campêche. Je sais bien que ce nombre doit varier suivant qu'on projette plus ou moins de garance fraudé sur la lame, aussi je recommande une seconde fois de couvrir la lame de poudre assez clair-semée pour que les grains puissent se distinguer l'un de l'autre. Au reste, il est facile de répandre immédiatement sur deux lames à très peu près la même quantité de poudre, et c'est là tout ce qui est indispensable. Peu importe la valeur absolue des nombres trouvés, pourvu que ces nombres soient comparables. En répandant la garance comme je la répands d'ordinaire, je trouve qu'en moyenne pour 1/100 de bois de Campêche introduit dans la garance, il y a dans chaque centimètre carré de 2 à 4 granules rouges.
Je recommence maintenant la même opération en me servant de la dissolution potassique par laquelle la garance vire au carmin et les matières inertes normales, c'est-à-dire la fane non colorée et les racines étrangères, au jaune. Je passe ainsi en revue toutes les poudres de garance qu'il m'a été possible de me procurer, et chaque fois, je répands la poudre sur la lame à très-peu près dans la même proportion que celle qui me sert de point de repère, c'est-à-dire que celle que j'ai mélangée avec 1/100 de Campêche. Je trouve ainsi que le nombre de points jaunes s'élève suivant la provenance de la garance à 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 12, 18 pour 20 centimètres carrés. Adoptons le nombre le plus fort, 18. Il nous prouve que dans les essais que j'ai faits de diverses garances, les matières inertes normales fournissent à peine, dans le cas le plus favorable, un grain par centimètre carré. Or, la garance, mélangée avec 1/100 de Campêche fournit 2-4 grains rouges par centimètre carré. Donc, les premières, dans le cas le plus favorable, renferment de 1/400 à 1/200 de ces matières inertes. Forçons encore ces chiffres et admettons le nombre rond 1/100 pour la limite de la tolérance des matières inertes normales. Nul ne s'avisera évidemment d'introduire dans la garance pour en augmenter le poids, une matière inerte dans la proportion de 1/100, cette fraction n'en valant pas la peine ; par conséquent, tant que le nombre de points dépourvus de matière colorante ne s'élèvera pas à plus de 2 à 4 en moyenne par centimètre carré, ces points devront être attribués, non à la mauvaise foi, mais à l'inévitable présence de la fane incolore et de quelques brins de racines étrangères. Encore une fois, je n'attache aucune valeur absolue à ce nombre de 2 à 4 grains par centimètre carré, puisque chacun peut trouver plus ou moins suivant la manière dont il répandra la poudre sur la lame. Chaque expérimentateur doit lui-même trouver le nombre qui correspond à sa manière de faire, en essayant de la garance mélangée avec 1/100 de Campêche. Le nombre qu'il obtiendra pourra différer du mien, mais à coup sûr n'en différera pas beaucoup. C'est sur ce nombre préalablement trouvé qu'on se basera pour les opérations suivantes.
Si des matières inertes entraient frauduleusement dans une poudre de garance, elles devraient s'élever pour qu'il y eut bénéfice, à une assez forte proportion, à 1/10 par exemple. Dans ce cas, la discussion précédente nous démontre que chaque centimètre carré contiendrait environ de 20 à 40 granules étrangers, c'est-à-dire que la lame serait littéralement encombrée de ces granules. Il suffirait donc d'un coup-d'oeil même très-rapide pour affirmer que la garance est fraudée.
Les matières tannantes peuvent, elles aussi, entrer, mais en très-minime proportion, dans la poudre de garance, sans qu'il y ait lieu de les attribuer à la mauvaise foi. Un certain nombre de plantes qui peuvent croître spontanément dans les cultures de garance renferment du tannin, les Salicaires, les Polygonum par exemple. De ce qu'on trouverait sur la bande de papier ferrique une tache bleue, il ne faudrait pas se prononcer pour la fraude, puisque cette tache peut se présenter normalement. Le nombre de ces taches doit être beaucoup plus considérable même pour une fort minime fraction de tannin ajouté à la garance. Ainsi, si nous divisons, avec un crayon, la surface du papier ferrique en réseau de centimètres carrés après que ce papier a servi à l'essai de la garance, la discussion qui précède nous apprend que pour 1/10 de tannin, chaque centimètre carré doit présenter de 20 à 40 points bleus pour 1/100, de 2 à 4 ; et que pour 1/1000 de tannin, la bande supposée contenir 20 centimètres carrés, doit encore en présenter en son entier de 4 à 8. Ces nombres, bien qu'ils ne soient que des approximations assez larges, nous enseignent suffisamment quelle conséquence il faut tirer de la présence de quelques rares taches bleues sur la bandelette ferrique.
Après avoir constaté dans une poudre de garance la présence d'un corps frauduleux, il peut être nécessaire dans quelques circonstances d'en évaluer approximativement la proportion. La lame divisée en réseau de centimètres carrés, donne cette évaluation qui s'obtient en comparant le nombre moyen de grains rouges fournis par centimètre carré par la garance mélangée avec 1/100 de Campêche et le nombre moyen de grains étrangers fournis sur la même surface par la garance fraudée. Si la garance type au Campêche donne 5 grains par centimètre carré et l'autre 15 par exemple, cela signifie qu'à peu près la garance fraudée renferme 3/100 de corps étrangers. Je n'insisterai pas sur ce point où chacun peut introduire les combinaisons suggérées par la pratique.
L'examen de la garance sur la lame potassique peut avantageusement remplacer les moyens expéditifs mais peu concluants qu'on emploie d'ordinaire pour apprécier sa valeur. Ainsi une garance est d'autant meilleure évidemment que par l'action de la potasse, les granules prennent une teinte carminée plus vive, plus homogène ; que ces granules sont mélangés à une moindre proportion de granules roussâtres, bruns, jaunes, etc., provenant, soit de corps étrangers accidentels, soit de garance mal préparée, en partie décomposée, carbonisée, etc. Cet examen permet encore de constater si dans la poudre il y a de la garance déjà épuisée par le bain de teinture, car les granules épuisés prennent alors simplement une couleur vineuse terne, sans colorer le réactif autour d'eux, tandis que les granules normaux prennent une belle teinte de carmin et s'entourent d'une aréole purpurine. À la rigueur, l'examen sur la lame potassique suffit pour décider si une garance est fraudée ou non, car à l'exception des bois colorants rouges, le Brésil et le Santal, aucun autre corps pouvant entrer frauduleusement dans la poudre ne prend la teinte carminée de la garance. Toute autre nuance annonce donc un mélange frauduleux, pourvu cependant que les granules qui la présentent soient dans une proportion suffisante, ainsi qu'il vient d'être dit.
Il est temps de condenser en peu de mots les détails dans lesquels j'ai cru devoir entrer pour ne pas laisser le moindre doute dans l'esprit du lecteur.
On dispose devant soi trois lames de verre. Avec des mèches de papier on enduit l'une d'une dissolution de potasse caustique ; la seconde, d'acide sulfurique ; la troisième, d'eau de chaux. On met en outre sur cette dernière une bande de papier sans colle trempée dans une vieille dissolution de sulfate de fer et tenue sèche en réserve dans un flacon.
Avec un pinceau, on saupoudre les trois lames de la garance ou garancine à essayer, de manière que le dépôt pulvérulent soit régulier et clair semé.
En se plaçant en face du jour, on observe d'abord la lame potassique où la réaction est la plus rapide. La garance et ses dérivés y prennent la couleur carmin. Tout ce qui n'a pas cette nuance est étranger à la garance, ou tout en lui appartenant est dépourvu de matière tinctoriale.
On examine alors la lame sulfurique. La garance et ses dérivés y prennent une couleur fauve. Les bois tinctoriaux y prennent de vives nuances carminées, cramoisies, jaunes, rouge de sang.
On passe enfin à l'examen de la lame ferrique. Tous les granules tanniques sont noirs, et forment sur le papier des aréoles d'un beau bleu. Les granules de garance ou de ses dérivés ne produisent rien de pareil.
Il est bon pour ces trois observations de se servir d'une loupe qui arrête mieux le regard sur un point déterminé et permet de voir les granules les plus fins.
Si la garance sort victorieuse de ces trois épreuves, elle est pure.
Chacune de ces trois opérations ayant été éprouvée avec de la garance dans la quelle on avait introduit 1/1000 de matières étrangères, et ayant toujours permis de retrouver ces matières, on peut dire que la sensibilité des moyens proposés est pour ainsi dire illimitée quand on emploie une loupe.
La lame proportionnelle donne approximativement la proportion des corps étrangers trouvés dans la garance.
Quand la connaissance de cette proportion est inutile, le temps qu'exige un essai complet se réduit à environ dix minutes, les réactifs étant supposés toujours prêts.
Docteur ès Sciences
professeur de physique et de chimie
et
aux écoles municipales d'Avignon (Vaucluse)
source : Mémorial du Vaucluse, n° 12 du 12 mai 1859 et suivants