Parmi les Monocotylées à structure anomale, les Orchidées se font remarquer par plusieurs singularités qui, depuis longtemps, ont captivé l'attention des botanistes. Les formes bizarres de leur périanthe, les profondes perturbations qu'a éprouvées la symétrie de leurs fleurs, la structure insolite de leur pollen, leurs graines innombrables et microscopiques, l'étrange déhiscence de leurs capsules, enfin les tubercules didymes que beaucoup d'entre elles portent à leur base, sont autant de caractères qui font de cette famille l'une des plus intéressantes pour l'étude des anomalies végétales. Captivée surtout par les modifications bizarres qu'éprouve l'appareil reproducteur de ces plantes, l'attention des naturalistes s'est portée de préférence vers l'étude de la partie aérienne, et l'étude de la partie souterraine, tout aussi curieuse dans son évolution , est restée plus ou moins négligée. Si tout est connu, analysé, interprété dans la fleur, il n'en est pas ainsi pour le tubercule, cet autre organe de reproduction qui a déjà fourni matière à de nombreuses discussions, et sur la nature duquel on a émis les opinions les plus opposées.
Pour les uns, les tubercules d'Orchis sont tout simplement des racines renflées en masses féculifère. Tels sont : MM. De Candolle (1), A. de Saint-Hilaire (2), A. de Jussieu (3), Lindley (4). Pour d'autres, ce sont des radicelles soudées en un faisceau. Tels sont : MM. Treviranus (5), Le Maout (6), Cosson et Germain (7). Pour M. A. Richard (8), ces tubercules sont des rameaux souterrains. Enfin M. le docteur Clos (9) admet que les tubercules d'Orchis sont dus à un commencement aphylle de rameau très dilaté.
La diversité de ces opinions m'a fait désirer d'assister à la première apparition du tubercule litigieux, et de suivre pas à pas son développement graduel. Persuadé que la meilleure méthode pour interpréter la nature d'un organe, c'est de le voir naître et se former, j'ai espéré obtenir de la sorte, non la solution complète du problème, loin de moi cette prétention, mais au moins quelques nouvelles données pour cette solution. Or, en poursuivant ce premier sujet de mes recherches, j'ai été naturellement amené à l'examen de cet autre problème : Chez nos Ophrydées, les tubercules participent-ils à la multiplication de l'espèce, ou bien, sauf quelques rares exceptions (Serapias lingua), sont-ils uniquement destinés à reproduire d'année en année la plante mère ? S'ils prennent part à cette multiplication, dans quelles circonstances se développe-t-il plusieurs tubercules, et comment s'opère la succession des pousses qui ne donnent naissance qu'à un seul tubercule et de celles qui en produisent plusieurs?
I
L'Himantoglosum hircinum est la plante que j'ai choisie pour mes recherches, non à cause de quelque particularité remarquable et spéciale, mais à cause de son abondance dans une localité voisine du lieu que j'habite. Toute autre Ophrydée, ne montrant que de loin en loin quelques pousses très rares et fort difficiles, à trouver, surtout en automne et en hiver, époque de mes observations, n'aurait pu me permettre d'atteindre le but que je me proposais ; c'est ce qui a déterminé mon choix.
Pour plus de clarté dans l'exposition, je décrirai d'abord un pied vigoureux de cette Ophrydée, avec le degré de développement atteint dans les premiers jours de décembre, alors que le rudiment du nouveau tubercule se montre bien manifestement.
Tubercule. — Il est sensiblement sphérique on bien ovoïde. Son diamètre oscillé autour dune moyenne de 20 millimètres. Sa consistance est assez ferme ; cependant, étant pressé entre les doigts, il fait entendre de légers craquements occasionnés par sa texture spongieuse. Sa surface est entièrement couverte d'un duvet blanchâtre composé de poils simples dont la cavité non cloisonnée contient uniquement des bulles d'un gaz dont j'ignore la nature. A sa partie supérieure, immédiatement contre la tige, le tubercule porte un lambeau desséché du pédicule qui le rattachait à la plante mère. Bien que des traces de ce pédicule se voient tout autour de la base de la tige actuelle, ce n'est cependant qu'en un point que ces traces deviennent profondes à cause du faisceau fibro-vasculaire qui venait y plonger. Ce point est placé au côté interne du tubercule, c'est-à-dire qu'il est en face du vieux tubercule. Et en effet, ce dernier, réduit à un sac vide et flétri, pend, dépouille inutile, sur le flanc du nouveau, et lui adhère même en ce point. Je désignerai par le nom de cicatrice ce point remarquable ; par face interne la face du tubercule qui s'étend au-dessous de cette cicatrice ; par face externe la face opposée.
La substance du tubercule n'est pas homogène, comme en avertissent les légers craquements qui se font entendre sous une faible pression. Une tranche transversale se montre perforée, d'ouvertures à jour de formes très irrégulières et de diamètres fort divers, occupant une partie très notable de la tranche. Le. reste est rempli par du tissu cellulaire condensé çà et là en un certain nombre. d'aréoles, 80 environ, dont le centre se fait remarquer par sa couleur plus blanche, plus mate. Ces aréoles sont irrégulièrement reliées entre elles par du tissu cellulaire plus lâche,moins riche en fécule, et criblé de nombreuses et larges vacuoles. Le centre de chacune est occupé par des cellules allongées engaînant un faisceau vasculaire unique, formé de 4 à 6 vaisseaux que je regarde comme des trachées, malgré l'impossibilité de dérouler leur spiricule. Sous, l'enveloppe épidermique composée de cellules brunes, dont les plus extérieures s'allongent pour la plupart en poil, se trouvent des cellules sans grains de fécules, mais beaucoup d'entre elles contiennent un faisceau de raphides. En dedans de cette zone périphérique, les raphides ne se montrent plus.
Une coupe longitudinale du tubercule en dévoile encore plus clairement la structure. Au sommet se trouve un court plateau formé de tissu cellulaire dense, parcouru par des vaisseaux et servant de base à la tige. De ce plateau s'échappent de nombreuses bandes longitudinales d'un tissu compacte, dont l'axe est occupé par un faisceau vasculaire, et qui s'étendent parallèlement l'une à l'autre du sommet du tubercule jusqu'à sa base, où leurs extrémités viennent aboutir en convergeant, mais sans contracter d'adhérence entre elles. L'espace non occupé par ces bandes est rempli par du tissu cellulaire criblé de larges lacunes et d'apparence spongieuse. On voit évidemment que ce tissu est le siège d'une résorption active au profit de la nouvelle plante ; aussi devient-il de jour en jour plus lacuneux.
Radicelles. — Elles se montrent à la basé de la tige, ordinairement en dessus de la troisième écaille. Leur arrangement n'a rien de constant, et leur nombre n'est pas moins variable. La moyenne. est de 12. Elles sont sans ramifications, partout d'égale grosseur et d'un diamètre moyen de 2 millimètres ; leur longueur atteint jusqu'à 1 décimètre, mais reste le plus souvent en deçà de cette limite. Leur base est engaînée dans une sorte de coléorhize formée par les feuilles réduites à l'état d'écailles, qu'elles ont perforées en s'allongeant. L'examen d'une coupe transversale montre que le tissu périphérique des radicelles est entièrement cellulaire, tandis qu'au centre se trouve un cylindre étroit vasculaire. Les vaisseaux y sont distribués en 7 ou 8 faisceaux équidistants, sur le contour d'un cercle dont l'intérieur est occupe par des cellules étroites. Chaque faisceau comprend de 4 à 6 vaisseaux. Ces derniers sons exclusivement des vaisseaux rayés.
Feuilles. — Le premier organe appendiculaire forme une courte membranule entourant la base de la tige, et insérée sur le contour de la dépression circulaire du tubercule d'où s'élève celle-ci. A l'aisselle de cette première écaille se trouve un bourgeon constamment placé à la face interne, c'est-à-dire au-dessus de la cicatrice du tubercule, et de 1 millimètre au plus de longueur.
La seconde écaille, de 3 à 4 millimètres de hauteur, porte à son aisselle un second bourgeon alternant avec le premier, et placé, par conséquent, à la face externe.
La troisième écaille est pareille à la précédente, mais un peu plus longue. Elle abrite un troisième et dernier bourgeon, placé comme le premier à la face interne, et immédiatement au-dessus de celui-ci. Son développement est incomparablement plus avancé que celui des deux autres.
La quatrième écaille s'allonge davantage ; son extrémité atteint le milieu de la portion enterrée de la plante.
Enfin la cinquième, la plus longue de toutes, montre au-dessus du sol son extrémité qui commence à verdir.
Au delà apparaissent les feuilles normales. Le nombre actuel de celles qui sont déployées est de 4. En les enlevant ainsi que d'autres plus centrales, et qui ne sont pas encore visibles au dehors, on met à nu un mamelon conoïde et terminal, tout couvert des rudiments microscopiques des fleurs prochaines.
Bourgeons. — Les bourgeons axillaires sont, comme il vient d'être dit, au nombre de trois, un à l'aisselle de chacune des trois premières écailles. Ce nombre parait être fixe, car, dans le courant de mes observations, il ne s'est pas présenté une seule fois un nombre différent. Dès les premiers jours de septembre, ces bourgeons sont déjà visibles, alors que la jeune pousse ne forme encore qu'un cône de quelques millimètres de hauteur, résultant des premières écailles emboîtées l'une dans l'autre. A leur première apparition, ils se présentent, comme à l'ordinaire, sous forme d'un petit mamelon cellulaire à la base duquel ne tarde pas à se manifester un léger bourrelet formant une cavité cratériforme dont le centre loge le mamelon. Graduellement, les bords de cette espèce de cratère se gonflent, se relèvent, se rapprochent, et ne laissent enfin sur la face externe qu'une fente étroite, qui ne permet plus d'apercevoir le mamelon enfoui dans sa première tunique. Le développement de ces bourgeons suit une marche descendante, ainsi que cela a lieu chez la majeure partie des végétaux. Le premier ou le plus inférieur n'a encore qu'un bourrelet plus on moins développé à la base de son mamelon, lorsque le plus élevé ou le troisième a déjà sa première écaille entièrement formée et close. Le mode de développement étant le même dans les trois bourgeons, je m'occuperai exclusivement du troisième, beaucoup plus rapide dans son évolution, et d'ailleurs le seul qui dans les pousses que je viens de décrire, atteigne un complet développement, tandis que les deux autres périssent tôt ou tard atrophiés.
Fig 1
Coupe du bourgeon axillaire supérieur de l'Himantoglossum hircinum.
Longueur, 1 millimètre.
Fig 2
Bourgeon axillaire supérieur de l'Himantoglossum
hircinum plus avancé.
Longueur, 2 millimètres.
Fig 3
Pousse florale d'Himantoglossum hircinum . La troisième écaille estun peu écartée,
pour montrer le bourgeon qu'elle abrite à
son aisselle et qui doit produire le tubercule futur.
Fig 4
Le bourgeon précédent détaché et vu par sa
face interne.
Lorsqu'il a atteint 1 millimètre de longueur, il se montre sous l'aspect de la figure 1, qui en représente une coupe longitudinale grossie. La première tunique, notablement plus épaisse du côté interne, englobe dans sa cavité un petit corps charnu dont l'extrémité supérieure porte le rudiment d'une nouvelle écaille, tandis que sa base forme un léger renflement sépare de la tunique qui l'enveloppe par un étroit espace vide. Une soudure intime, établie entre la première tunique et la base de la seconde, sépare les deux cavités qui contiennent: la première, le sommet de l'axe du bourgeon et ses feuilles rudimentaires ; la seconde, son renflement latéral. La figure 2 est la coupe d'un bourgeon un peu plus âgé, ayant 2 millimètres de longueur. Jusqu'ici rien ne trahissait au dehors la présence de ce renflement, à cause de l'opacité de la tunique qui l'enveloppe. Mais il ne tarde pas, dans son actif développement, à pousser devant lui la base de cette tunique qui, pressée, distendue, s'amincit graduellement, et finit par devenir assez transparente pour que la teintedurenflement se distingue au dehors, et dessine à la base du bourgeon une aréole jaunâtre. Ceci se passe vers le milieu d'octobre ; la plante a alors deux feuilles déployées, et la plupart de ses radicelles développées. La figure 3 reproduit une pousse arrivée à ce degré d'évolution. La troisième écaille est abaissée pour montrer le bourgeon qu'elle porte à son aisselle. Ce bourgeon, dont la longueur atteint déjà 5 millimètres et la largeur à la base 3 millimètres, est renflé, et sensiblement sphéroïdal dans sa partie inférieure, logeant le tubercule rudimentaire, tandis que sa partie supérieure s'allonge en cône plus ou moins aigu. La figure 4, le représente grossi, détaché de la plante-mère, et vu par sa face interne. L'enveloppe formée par la première feuille, et renfermant le tubercule dans sa cavité, ne compose qu'une délicate membrane transparente exactement appliquée sur le noyau intérieur, mais sans contracter avec lui la moindre adhérence. On peut aisément, avec la pointe d'une aiguille, enlever cette pellicule, et mettre le noyau à découvert ; ce n'est que plus haut, vers la base de la gemmule couronnant le noyau cellulaire, qu'une soudure est établie entre cette enveloppe et le reste du bourgeon. La cavité formée par la première feuille se trouve donc divisée en deux loges par cette soudure : la loge inférieure, sorte de bourse globulaire à parois distendues et amincies, est occupée par le noyau cellulaire ; la loge supérieure, figurant un sac conique à parois plus épaisses, renferme les feuilles rudimentaires suivantes, également roulées en capuchon, et emboîtées l'une dans l'autre. Ce noyau est d'un jeune pâle, et se compose uniquement d'un tissu cellulaire compacte, homogène, formé de très petites cellules où se montrent déjà d'innombrables et très petits grains de fécule. Le tissu des feuilles est, au contraire, blanc. Les cellules qui le composent sont plus grandes, et renferment pour la plupart des granules amylacés ; d'autres, plus larges, contiennent un faisceau de raphides. Toutes ces cellules, soit du renflement jaunâtre, soit des feuilles rudimentaires, sont munies d'un nucléus. On sait que les Orchidées sont du nombre des plantes qui se font remarquer par la netteté et la longue durée du nucléus ou cytoblaste de leurs cellules. C'est même dans cette famille que R. Brown trouva d'abord la tache opaque, qu'il nomma aréole ou noyau de la cellule .
Fig 5
Base d'une pousse florale d'H hircinum.
On a enlevé le vieux tubercule, les radicelles et les deux écailles inférieures,
pour montrer les trois bourgeons et leur inégal développement.
Fig 6
Coupe du bourgeon axillaire supérieur d'une pousse pareille
à la précédente.
Dans les premiers jours de décembre, le bourgeon supérieur a une longueur d'une quinzaine de millimètres, tandis que les deux autres, restés à peu près stationnaires, ne mesurent que 1 ou 2 millimètres. La figure 5 reproduit de grandeur naturelle la base d'une pousse observée à cette époque. On a enlevé le vieux tubercule, les radicelles et les deux écailles inférieures, pour bien mettre en évidence les trois bourgeons et l'extrême inégalité de leur développement. Dans le bourgeon supérieur, la base de la première écaille, cédant enfin à la pression du tubercule rudimentaire, s'est ouverte, et forme une gaîne à travers l'ouverture de laquelle apparaît à nu une protubérance jaunâtre, figurant un conoïde obtus, et dirigée plus ou moins obliquement par rapport à l'axe de la plante. En opérant une section longitudinale, intéressant à la fois la plante-mère et le bourgeon, et passant par le sommet de la protubérance de celui-ci et du capuchon conique qui le surmonte, on obtient la coupe figure 6, où les parties sont delà suffisamment développées pour que l'interprétation en soit possible.
La première feuille (a) du bourgeon insérée tout autour de sa base (b, b) en suit exactement le contour, en se soudant en c avec la seconde écaille ; elle se déchire sous la pression du tubercule, et forme autour de lui une gène (d, d). C'est peut-être cette rupture qui rend nécessaire l'adhérence établie entre les deux premières feuilles ; car, sans celle adhérence, la feuille (a) n'aurait avec le reste du système qu'une liaison insuffisante pour faire de cette dernière un organe protecteur de la gemmule. L'entre-noeud qu'elle termine est réduit à une longueur tout à fait insensible ; l'entre-noeud suivant acquiert, au contraire, des dimensions considérables, en même temps qu'il éprouve sur sa face supérieure et sur sa face inférieure un développement très inégal, qui, beaucoup plus rapide sur la face externe, tend, par une flexion analogue à celle des ovules campylotropes, à rapprocher le sommet du bourgeon de la base de l'axe. La seconde feuille (h), insérée à la base (f,q) du cône gemmaire, se soude par sa face interne avec l'axe, de telle sorte que son insertion réelle étant en g son insertion apparente se trouve reculée vers la basé de l'axe jusqu'en e . C'est donc l'entre-noeud correspondant à la seconde feuille du bourgeon qui forme non-seulement la partie normale de l'axe (bg, bk) constituant plus tard le cordon pédicellaire du tubercule, mais encore le renflement féculifère, d'où doit provenir le tubercule lui-même. Les feuilles suivantes n'offrent rien de particulier, et constituent le bourgeon qui, après s'être détaché de la plante-mère, trouvera pour se développer une abondante provision de nourriture dans le tubercule qu'ilsurmonte. Des faisceaux fibro-vasculaires, au nombre de quatre, occupent la partie centrale de l'axe depuis sa base, où ils se rattachent aux faisceaux de la tige mère, jusque vers le mamelon terminal où ils s'évanouissent. Chacun se compose d'un petit nombre de trachées enveloppées de cellules allongées. Dans leur trajet, ils émettent des ramifications dans la tranche la plus épaisse de chaque feuille pour former sa nervure médiane ; et en dessous du bourgeon qui couronne le noyau cellulaire, ils forment un léger empâtement, première ébauche du plateau qui doit servir de base à la tige future. Enfin le tubercule rudimentaire est profondément modifié dans sa structure ; d'abord uniforme, le tissu qui le compose prend actuellement un aspect tout différent. Un nombre considérable de petits faisceaux de cellules allongées et d'un jaune pâle plongent dans l'épaisseur d'une substance cellulaire qui, par le nombre croissant des grains amylacés, revêt une teinte d'un blanc mat. Cette teinte se montre d'abord vers le sommet du jeune tubercule, et gagne graduellement sa base. La ligne de démarcation du tissu actuel et du tissu primitif uniforme et jaunâtre est assez nettement prononcée, et se trouve plus ou moins reculée vers la base du tubercule, suivant le degré de développement acquis. Les faisceaux de cellules jaunes enchâssés dans le tissu blanc partent tous du plateau, et s'étendent parallèlement les uns aux autres d'une extrémité à l'autre du noyau ; ce sont évidemment les premiers indices des faisceaux fibro-vasculaires qu'on trouve dans le tubercule arrivé à maturité. Par suite de cette structure, une section suivant l'axe du noyau montre une série de petites bandes longitudinales blanches séparées par d'étroites lignes jaunes, tandis que sur une coupe transversale on aperçoit un grand nombre d'aréoles jaunes semées çà et là sur un fond blanc.
Considéré dans son ensemble, l'organe que je viens de décrire constitue évidemment un jeune rameau souterrain, dont le bourgeon unique et terminal, après avoir développé ses deux premiers entre-noeuds, s'arrête dans son évolution, et reste stationnaire pendant toute une année, tandis qu'à sa base s'accumule, aux dépens de la plante-mère, un véritable réservoir de matières nutritives, une sorte de mamelle végétale, qu'il doit épuiser peu à peu lorsque la saison favorable viendra ranimer sa végétation.
Les choses cependant ne se passent pas toujours ainsi : sous l'influence de causes qui me sont inconnues, il peut se faire que le bourgeon poursuive sans arrêt, l'automne même de son apparition, l'évolution qu'il ne devait reprendre qu'une année après. Il produit alors un véritable rameau aérien et normal, ne différant de la tige mère que par des dimensions un peu moindres. Ce cas, qui, dans l'immense majorité des végétaux, serait conforme à la règle et qui n'est ici qu'une exception, paraît-être fort rare ; car sur un nombre très considérable de pousses observées à tout degré de développement, une seule m'a offert cette curieuse anomalie. Il faut même ajouter que ce fait exceptionnel s'est produit sur la pousse d'un tubercule provenant d'individus plantés en vase il y a deux ans. Ce commencement de culture serait-il cause de cette dérogation à la règle générale ? Un milieu plus substantiel aurait-il hâté d'une année le développement du bourgeon en rameau ? C'est probable; car, malgré des recherches assidues dans la localité qui m'a fourni ces plantes, il m'a été impossible de trouver un second individu présentant le même phénomène.
La plante en question avait deux feuilles déployées, et, dans sa partie enterrée, les cinq écailles blanches décrites plus haut. Le rameau issu de l'aisselle de la troisième écaille, presque de même diamètre et de même hauteur que la tige mère, n'avait qu'une seule feuille déployée. Des écailles blanches, pareilles aux précédentes, enveloppaient sa base. Celle-ci ne présentait rien de remarquable; il n'en partait pas la moindre radicelle ; rien n'y rappelait le moindre vestige de tubercule. Une coupe suivant l'axe du rameau m'a bientôt convaincu que l'ébauche du tubercule ne se trouvait pas plus à l'intérieur qu'à l'extérieur, et que ce qu'il était aisé de prévoir était en effet arrivé. De quel usage serait cet appareil de nutrition pour un rameau développé sur la plante même qui l'a produit ? Aussi le mérithalle, dont l'hypertrophie aurait donné naissance au tubercule, reprenant le développement ordinaire, ne se distinguait en rien des autres.
Le troisième bourgeon n'était pas le seul dont l'évolution suivit cette voie ; le second, bien que son extrémité supérieure n'atteignit pas encore le niveau du sol, avait une longueur disproportionnée avec sa longueur ordinaire à cette époque, 10 millimètres au lieu de 2 millimètres. Sa première écaille était régulièrement ouverte au sommet ; et, par la fente béante commençait à se montrer le cône formé par les écailles suivantes ; sa base, non renflée et sans aréole jaunâtre, dénotait suffisamment que le tubercule ne s'était pas développé. Pour plus de sûreté, le bourgeon a été tendu ; mais non plus que dans le premier, aucune ébauche de tubercule ne s'est montrée. Enfin le troisième bourgeon , d'une paire de millimètres de longueur, était également privé du noyau cellulaire, et montrait ainsi sa tendance à se développer comme les autres en rameau aérien.
Quoique unique, cet exemple n'est pas moins d'une grande importance, puisqu'il démontre jusqu'à la dernière évidence, si l'examen seul de la structure ne suffisait pas, que l'organe souterrain et problématique des Ophrydées est un véritable rameau qui, développé sous terre, prend des formes insolites, sous lesquelles se dissimule sa nature, mais qui, dans certaines circonstances, peut se développer en un véritable rameau aérien, chargé de feuilles pareilles à celles de la plante-mère, et ne différant en rien de celle-ci, si ce n'est sous un rapport qui sera examiné plus loin. Ce rameau ne doit pas s'allonger en épi floral ; une autre destination l'attend.
Après avoir assisté à la première apparition du tubercule et de son cordon pédicellaire, examinons plus à fond chacune de ces parties arrivées à leur complète croissance.
1° Cordon pédicellaire . — Un pédicule généralement assez court relie le tubercule des Ophrydées à la plante-mère, et s'attache à l'aisselle de la troisième écaille. De toutes les Ophrydées de nos contrées, le Serapias lingua est celle dont le cordon pédicellaire atteint la plus grande longueur; aussi m'occuperai-je particulièrement de ce pédicule, en faisant toutefois observer que, la dimension en longueur mise à part, tout le reste s'applique mot pour mot aux. autres Ophrydées, et en particulier à l'Himantoglossum hircinum .
Fig 7
Base d'une pousse florale de Serapias lingua.
Les trois
écailles inférieures sont enlevées.
Les deux bourgeons supérieurs ont produit chacun un tubercule ;
le bourgeon inférieur porte une aréole, indice d'un troisième tubercule rudimentaire.
En arrachant avec soin un pied vigoureux de Serapias lingua à l'époque de la floraison, sa base est disposée comme le représente la figure 7. Les trois mérithalles inférieurs, en même temps qu'ils émettent quelques radicelles, portent chacun à l'aisselle de leur écaille un organe, qu'on prendrait inévitablement dans les trois cas pour un bourgeon, si la présence d'un cordon, terminé par un tubercule, et s'échappant de la base des deux premiers, ne faisait naître aussitôt des doutes, dont la légitimité est bientôt démontrée par un examen plus approfondi. C'est l'organe le plus inférieur, en effet, qui seul répond aux apparences ; celui-ci est un véritable bourgeon muni de son axe rudimentaire et d'un petit faisceau conique de feuilles invaginées. A sa base, légèrement renflée, se dessine l'aréole jaune, indice du tubercule futur. Mais en déchirant. à l'aide de la pointe d'une aiguille, les deux organes supérieurs, on voit, non sans étonnement, que sous les deux tuniques dont chacun d'eux se compose, et qui s'engaînent l'une dans l'autre comme deux capuchons, se trouve une large cavité complètement vide. Qu'est devenu le bourgeon qui, certainement, occupait la cavité actuellement déserte, et dont les deux tuniques formant les parois de cette cavité constituaient les deux premières enveloppes ? Un peu d'attention donne bientôt le mot de cette énigme. On voit, en effet, la base de la cavité se continuer en un canal étroit dans l'épaisseur même du cordon pédicellaire. En déchirant de proche en proche avec une aiguille la paroi supérieure et beaucoup moins épaisse de ce canal, on parcourt toute la longueur du cordon, et l'on arrive enfin au bourgeon nidulé dans une dépression du sommet du tubercule, et enveloppé de toute part par la base du cordon un peu élargie en entonnoir, de la même manière que le bourgeon du Platane est logé dans la cavité formée par la base du pétiole foliaire (fig. 8). Nul doute que le bourgeon qui couronne le tubercule, d'abord contenu dans le sac vide ou simulacre gemmaire placé à l'origine du cordon, ne se soit graduellement déplacé, entraîné par l'évolution de ses premiers mérithalles, en laissant en arrière, comme trace de son passage, l'étroit canal qui relie les deux cavités à travers la substance du cordon pédicellaire. La structure de celui-ci varie complètement, suivant qu'on l'examine au-dessus ou au-dessous du canal qui le parcourt. La paroi supérieure est entièrement cellulaire et d'une faible épaisseur ; la paroi inférieure est, au contraire, parcourue par 4-5 faisceaux fibro-vasculaires, et son épaisseur est beaucoup plus considérable. La trace que le cordon, en se désorganisant, laisse plus tard sur le tubercule est donc circulaire, et entoure le bourgeon ; mais elle n'est pas partout également prononcée ; ce n'est qu'en un point de sa circonférence qu'elle est profondément marquée. Ce point est celui où les faisceaux vasculaires plongent dans la substance du tubercule, point désigné plus haut sous le nom de cicatrice.
Fig 8
Coupe du tubercule supérieur de la pousse précédente et de son cordon pédicellaire
Si quelque chose pouvait au premier coup d'oeil passer pour une radicelle, c'est bien certainement ce cordon. Sa présence au milieu des vraies radicelles, sa longueur, son diamètre, sa couleur, sa surface nue, tout concourt à le faire confondre avec elles, pour le faire prendre pour une radicelle tubéreuse à son extrémité. Mais il faut avouer que ce serait une singulière. radicelle que celle qui porterait à son origine les premières tuniques d'un bourgeon, à son autre extrémité ce même bourgeon, et dans son épaisseur un canal où ce dernier aurait voyagé, à mesure que la radicelle s'allongeait. D'ailleurs le tissu élémentaire du cordon ne rappelle nullement celui des radicelles; celles-ci ne renferment que des vaisseaux rayés ou ponctués, tandis que le cordon renferme des trachées. Il est vrai que leur spiricule n'est pas déroulable ; cependant on ne saurait se méprendre sur leur nature. Leur calibre étroit, leurs innombrables tours de spire très serrés, leur complète ressemblance avec les vaisseaux des feuilles et des autres parties du système ascendant, tout démontre que ces vaisseaux, quoique non déroulables, sont des trachées, d'autant plus que les vaisseaux spiraux des feuilles ou de la tige ne se déroulent pas davantage.
Le cordon pédicellaire du tubercule du Serapias lingua appartient donc au système caulinaire, et constitue un rameau souterrain. Avec cette manière de voir, rien de plus simple que d'expliquer sa structure autrement inexplicable. Reportons-nous à figure 7. La cavité hegf dans laquelle est logé le cône gemmaire, est formée inférieurement par l'axe revêtu dans une longueur considérable, ge par la base de la seconde feuille intimement, soudée avec lui, et supérieurement par la face opposée de la même feuille. Supposons que l'axe, dans la région eg éprouve un allongement plus ou moins considérable ; supposons, conformément au mode d'évolution des feuilles qui persistent à croître par leur base, après qu'elles ont cessé de croître dans leur partie supérieure ; supposons, dis-je, que la seconde feuille éprouve dans sa partie cf un allongement correspondant, et enfin que la face opposée de la même feuille éprouve, tout en conservant sa soudure avec l'axe, le même accroissement en longueur, et nous aurons tout ce qu'il faut pour interpréter le cordon pédicellaire du Serapias lingua et des autres Ophrydées. Ce cordon se compose donc d'un rameau terminé par un bourgeon campylotrope, c'est-à-dire par un bourgeon dont le sommet regarde la base du rameau, par suite d'une flexion profonde qu'éprouve l'extrémité de ce dernier. La seconde feuille, provenant de l'évolution partielle de ce bourgeon, acquiert une longueur pareille à celle du rameau, en formant une longue et étroite gaîne fermée de toute part, qui, placée côte à côte avec le rameau, mais dirigée en sens inverse, se soude intimement par une de ses faces avec lui, et ne conserve de libre que son extrémité supérieure, étroit capuchon engaîné dans celui de la première feuille crevée à sa base par le rameau dont elle renfermait d'abord le rudiment. Ce sont ces deux capuchons engaînés qui, placés au point même où le bourgeon a pris naissance, forment le simulacre gemmaire persistant a l'aisselle de l'écaille, alors même que le vrai bourgeon est déjà transporté loin de là, par suite de l'évolution de ses deux premiers mérithalles (a et b fig. 8). L'espèce de coléorhize qui enveloppe la base du cordon est produite par la rupture de la première feuille (dd fig. 8). C'est vers l'origine de cette gaîne qu'a lieu d'un côté la soudure des deux premières feuilles entre elles en c . et de l'autre côté en e le point de départ de la longue soudure de la seconde feuille avec le rameau. La partie du cordon qui, en supposant celui-ci pendant, regarde la plante-mère, et qui seule est parcourue par des vaisseaux, est formée en dehors par le premier, et surtout par le second mérithalle que l'évolution du bourgeon a produit ; en dedans, par une face de la seconde feuille soudée avec ce dernier mérithalle, Sa partie opposée, uniquement cellulaire, résulte de la seconde face de la même feuille. Enfin le canal, qui parcourt le cordon d'un bout à l'autre, n'est autre, chose que la cavité formée par la longue gaîne de cette même feuille.
2°Tubercule. — Avoir démontré la nature du cordon pédicellaire, c'est avoir fait un grand pas vers la solution du problème qui se rapporte au tubercule. Il est, en effet, inutile de combattre les deux hypothèses, désormais insoutenables, qui voient dans cet organe soit une racine simple, soit un faisceau de racines soudées directement émanées de la tige mère. Mais avant d'abandonner l'opinion qui regarde le tubercule comme appartenant au système descendant, je ferai une hypothèse plus générale que celle qu'adoptent les auteurs, et au lieu de considérer le tubercule comme une formation radicellaire issue immédiatement de l'axe principal, je me demanderai s'il ne pourrait pas être ou une racine, ou un faisceau de racines, dont l'origine se trouverait sur un axe secondaire, sur le rameau dont je viens de démontrer l'existence.
On sait que les branches souterraines, que les rhizomes, émettent de leur face supérieure, et de distance en distance, des bourgeons qui viennent s'épanouir au jour, tandis que leur face inférieure se charge de fibrilles radicellaires, dans le voisinage surtout des bourgeons. Le cordon pédicellaire. du Serapia lingua n'est-il pas un rameau qui rampe sous le sol, et ne doit-on pas s'attendre à lui voir émettre des radicelles, au moins dans le voisinage du bourgeon qui le termine ? Ces dernières, tantôt groupées en un seul faisceau comme dans les tubercules entiers, tantôt en plusieurs comme dans les tubercules palmés, perdront dans le cas actuel leurs fonctions ordinaires d'organes absorbants, allant puiser directement dans le sol les matières nutritives, et, par une puissante hypertrophie, leur ensemble formera un véritable réservoir de nourriture. Si l'on se rappelle la structure du tubercule, le court plateau de sa partie supérieure servant à la fois de base au cône gemmaire et d'origine commune aux nombreux faisceaux vasculaires qui plongent dans le tissu amylacé ; si l'on considère le mode de résorption de cet amas nutritif ; comment le tissu, gorgé de fécule et interposé entre les faisceaux, disparaît graduellement en laissant ces derniers en grande partie libres, et, pour ainsi dire, pendants au milieu de ses débris jusqu'à ce qu'ils disparaissent à leur tour, il faudra convenir que l'idée de regarder ces faisceaux comme des filets radiculaires qui, au lieu de plonger dans le sol, plongent dans un milieu féculent, est celle qui doit naturellement se présenter la première. Mais un examen plus approfondi ne tarde pas à montrer combien peu est fondée cette manière de voir.
1° Et d'abord, la structure du tubercule dans son ensemble n'a rien de commun avec la structure d'une radicelle. Dans le premier, les faisceaux vasculaires au nombre de 80 environ, et composés de vaisseaux spiraux absolument pareils à ceux des feuilles, plongent à peu près uniformément dans la masse cellulaire, ce qui rappelle très bien la structure ordinaire des tiges monocotylées, où les faisceaux ligneux sont dispersés sans ordre au milieu du tissu cellulaire. Dans une radicelle, au contraire, on a vu qu'il existe simplement un cylindre central vasculaire composé de 7-8 faisceaux équidistants, rangés sur le contour d'un cercle étroit, et exclusivement formés de vaisseaux rayés ou ponctués. Si le tubercule ne peut dans son ensemble être assimilé à une racine, pour des raisons pareilles chacun de ses faisceaux ne peut être assimilé à une radicelle, parce que ces faisceaux renferment les vaisseaux du système caulinaire, et non ceux du système radiculaire ; parce qu'enfin ils sont isolés un à un et non groupés sept ou huit ensemble comme dans les radicelles.
2° A peine le bourgeon a-t-il acquis un millimètre en longueur, que le futur tubercule apparaît déjà sous forme d'un petit renflement latéral de l'axe du bourgeon. Peut-on admettre que ce petit noyau cellulaire, qui se confond avec la partie centrale et axile du bourgeon, que cette légère excroissance encore enfermée dans la première écaille, et portant à sa face supérieure le cône formé par les écailles suivantes, soit le rudiment d'une racine ou d'un faisceau de radicelles ? Mais alors, dans le sein même du bourgeon à peine ébauché, se formerait une racine relativement énorme ; les racines adventives d'un rameau se développeraient avant ce rameau. Il suffit d'énoncer des faits aussi étranges pour en démontrer le peu de probabilité.
Fig 9
Coupe de la sommité d'une pousse d'Himantoglossum hircinum
dont le bourgeon terminal produit un tubercule.
Fig 10
Coupe d'une pousse pareille,
mais dont le tubercule terminal plus avancé s'est fait jour à travers les tissus de la plante.
3° Le sommet de l'axe de l'Himantoglossum hircinum ne s'allonge pas dans toutes les pousses en épi floral. Chez un grand nombre de ces pousses, beaucoup moins vigoureuses que celles que j'ai prises jusqu'ici pour mes recherches, l'axe, après avoir déployé au jour un petit nombre de feuilles, subit une profonde métamorphose, la plus singulière peut-être de toutes les singularités que présentent les Ophrydées. En effet, la partie terminale de l'axe prend sur un de ses côtés un développement disproportionné, se renfle en un noyau pareil à celui que nous avons trouvé dans le jeune bourgeon. A mesure que ce noyau grossit, les tissus environnants sont résorbés, les feuilles qui l'emprisonnent s'amincissent, se perforent pour lui livrer passage. Sa présence commence par se trahir au dehors par un léger mamelon teint d'une aréole jaunâtre. Graduellement la tunique qui revêt ce mamelon cède sous la pression interne, et le noyau apparaît au jour entraînant avec lui le bourgeon terminal de la pousse brusquement arrêtée dans son évolution. Ce noyau est le rudiment d'un tubercule absolument construit comme ceux qui proviennent des bourgeons axillaires ; la gemmule qui le couronne est le bourgeon terminal de la pousse, bourgeon qui, dans un an, doit reprendre son évolution interrompue, aux dépens des substances amassées dans le tubercule (fig. 9 et 10). Peut-on rationnellement regarder comme une racine ou comme un paquet de radicelles soudées ce noyau formé au centre du bouquet de feuilles, aux dépens de la sommité de l'axe, où se montrent à peine quelques faibles vestiges de feuilles naissantes ? Pour une pareille formation, ce n'est ni le lieu ni le moment voulus.
4° Pourquoi enfin, lorsque le bourgeon, au lieu de se développer en un rameau souterrain, se développe en rameau aérien, comme nous en avons vu plus haut un exemple, pourquoi les radicelles ne se montrent-elles pas à la base du rameau dans la région qui habituellement se renfle en tubercule ? On conçoit que I'amas nutritif, inutile pour un bourgeon qui doit achever son évolution sur la plante-mère, ne se développe pas ; mais on ne conçoit pas aussi bien la disparition totale du faisceau adventif de radicelles. Il semble au contraire que, dans ce cas, les radicelles devraient reprendre leur état normal, et se montrer en nombre plus ou moins grand à la base du rameau. Or il n'en est rien , la base du rameau est complètement nue.
Il me paraît démontré, d'après ces diverses considérations, que le tubercule de l'Himantoglossum hircinum n'appartient pas au système descendant, mais qu'il constitue un renflement excentrique, soit d'un axe secondaire né d'un bourgeon axillaire, soit même, dans quelque cas, de l'extrémité de l'axe primitif. Ce renflement est comparable à celui des rameaux souterrains du Solanum tuberosum de l'Helianthus tuberosus . Il en diffère en ce que n'étant composé que d'un seul mérithalle, ou plutôt que d'une portion de mérithalle, il ne porte pas comme les précédents des bourgeons latéraux, mais simplement un bourgeon terminal. Il en diffère, en outre, en ce qu'il est excentrique, c'est-à-dire qu'il ne s'est pas effectué d'une manière symétrique tout autour de l'axe du rameau, mais qu'il s'est uniquement développé sur la face inférieure de ce rameau.
Cette manière de voir concorde avec celle de M. A. Richard, qui regarde les tubercules d'Orchis comme des rameaux de la souche (10), et surtout avec celle du savant professeur de la Faculté de Toulouse qui, par un autre genre de considérations, a établi (11) que les tubercules d'Orchis provenant de gemmation sont dus à un commencement aphylle de rameau très dilaté, et représenteraient celui de la Pomme de terre, si l'on supposait celui-ci réduit à son bourgeon le plus inférieur et sessile, ou sur un support aphylle. Seulement,en adoptant sa classification, on ne pourrait placer les tubercules d'Orchis dans la division des tubercules hypomérithalliens, ou tubercules de la partie d'un rameau située au-dessous de la première feuille de celui-ci. Nous avons vu, en effet, que ce renflement n'a pas lieu au-dessous de la première feuille du rameau, feuille qui reste rudimentaire, et forme la tunique extérieure du simulacre gemmaire placé à l'aisselle de l'écaille où le rameau s'est produit, mais bien au-dessous de la seconde, de celle qui se soude avec le cordon pédicellaire, et forme le canal qui parcourt celui-ci. Ils trouveraient plutôt place dans la division des tubercules monomérithalliens. Quoi qu'il en soit, laissant de côté cette minime dissidence, je suis heureux de voir les conclusions auxquelles mes recherches m'ont amené, confirmées par un témoignage d'une si grande valeur.
II
Après avoir reconnu la présence constante de trois bourgeons à la base des pousses de Himantoglossum hircinum il était probable que ce même nombre devait se retrouver dans les autres Ophrydées. C'est, en effet, ce que j'ai reconnu sur les Ophrydées à l'état sec que j'avais en ma possession, et appartenant aux genres Platanthera, Orchis, Ophrys, Serapias, Gymnadenia . Constamment aussi le troisième bourgeon seul s'était développé en tubercule, et les deux bourgeons inférieurs restés stationnaires, et réduits à de minimes dimensions, dénotaient avec une pleine évidence qu'ils devaient périr avec la tige qui les portait. L'Himantoglossum hircinum ne fait pas exception à cette règle ; la pousse qui fleurit ne porte qu'un seul tubercule de nouvelle formation. Pour plus de sûreté, et malgré le peu de probabilité que présentait un pareil soupçon, de crainte qu'il ne se développât un second et même un troisième tubercule après la floraison, j'ai soigneusement examiné vers la fin de l'automne les tiges sèches et encore debout à leur place, et je n'ai jamais trouvé à leur base qu'un seul tubercule avec les débris du vieux. Les deux bourgeons inférieurs, parfaitement reconnaissables, mais desséchés, n'avaient atteint que de 2 à 3 millimètres de longueur.
Il est donc établi que l'Ophrydée, qui fleurit ne produit qu'un seul tubercule, malgré l'existence de trois bourgeons semblablement organisés, et aptes tous les trois à se développer en tubercules, comme le prouve leur structure, comme le démontrent d'ailleurs les quelques cas fort rares où l'on a constaté la multiplicité des tubercules de seconde génération. Le Serapias lingua porte, à l'époque de sa floraison (fig. 7), deux tubercules de seconde génération. Le plus élevé, issu du troisième bourgeon, a la grosseur d'une Noisette, et se relie à la plante-mère par un pédicule de 5 à 6 centimètres de longueur; le deuxième provient du second bourgeon : il est plus petit que le premier, et son pédicule est aussi plus court. Enfin le bourgeon inférieur montre à sa base un petit mamelon charnu, indice d'un troisième tubercule encore plus petit. Un autre exemple de cette multiplicité nous est fourni par un article de M. Marius Barnéoud (12). L'auteur décrit une nouvelle espèce d'Orchis (Orchis Champagneuxii) trouvée aux environs d'Hyères, et remarquable par la présence de trois tubercules. Évidemment l'un des trois est de première génération et les deux autres de seconde. Un examen plus minutieux aurait bien certainement fait découvrir le rudiment d'un quatrième tubercule à l'aisselle de l'écaille la plus inférieure (13).
Ces deux exemples suffisent pour faire soupçonner que les tubercules, ne sont pas simplement destinés à reproduire la plante, mais qu'ils doivent encore servir à la multiplier. Dans les autres Ophrydées, les deux bourgeons inférieurs seraient-ils invariablement condamnés à périr, et la plante, réduite à ne produire qu'une seule pousse pour lui succéder, serait-elle impuissante à se multiplier autrement que par graines ? Il est difficile d'admettre qu'une série d'individus dérivant l'un de l'autre par gemmation soit purement linéaire, sans aucune ramification latérale. Il doit y avoir dans l'histoire des Ophrydées une lacune qu'on n'a pas encore comblée, parce qu'on ne s'est adressé qu'aux pousses en fleur ; or celles-ci ne donnent naissance qu'à un seul tubercule. Mais ne pourrait-il pas se faire qu'à certaines périodes, la plante ne fleurit point, et qu'alors, par une sorte de balancement organique, au lieu de produire des graines, elle développât tous ses tubercules; qu'au lieu de mûrir ses fruits aériens, elle mûrît ses fruits souterrains ? C'est du moins ce qui a lieu chez l'Himantoglossum hircinum et c'est ce qui me reste à exposer.
J'établirai d'abord la classification des pousses de cette Orchidée, telles qu'elles se présentent dans le courant de décembre, car elles sont bien loin d'atteindre toutes un degré d'évolution à peu près égal. La différence est même si considérable, que c'est la première chose qui m'ait frappé en explorant le bosquet de Chênes verts où j'ai trouvé cette plante par milliers. Ces pousses se distribuent en trois séries ou formes définies par des caractères d'une netteté parfaite, tirés de la structure de la sommité de l'axe. A ces caractères essentiels viennent s'en adjoindre d'autres d'une moindre importance, mais tout aussi constants, et qui permettent, sans arracher même la plante, de reconnaître à quelle série elle appartient.
Forme A. — Sommité de l'axe se développant en tubercule.
Nous avons vu que certaines pousses présentaient le fait étrange du développement de la sommité de leur axe en un tubercule absolument pareil à ceux qui proviennent des bourgeons latéraux (fig. 9 et 10) ; nous avons vu que le tubercule arrête l'évolution de la plante en entraînant avec lui le cône terminal de feuilles rudimentaires, qu'il met pour ainsi dire en réserve pour l'année suivante, et pour lequel il amasse une provision de matériaux nutritifs. Ce tubercule se montre un peu au-dessus des radicelles ; mais son orientation, relativement à la cicatrice du tubercule de la plante mère, n'offre rien de constant, contrairement à ce que nous avons vu pour le tubercule né du bourgeon axillaire supérieur. Ce dernier, en effet, apparaît sans exception du côté de cette cicatrice ; d'où résulte pour les divers tubercules, issus tous de bourgeons de troisième rang, une légère oscillation d'une extrémité à l'autre d'une ligne ayant pour amplitude la somme des deux diamètres de deux tubercules consécutifs. Pour le premier, rien de pareil n'a lieu ; il apparaît fréquemment du côté opposé à la cicatrice du vieux tubercule, plus fréquemment encore à sa droite ou à sa gauche, mais rarement au-dessus. Nous verrons bientôt ce fait tout d'abord insignifiant acquérir une grande importance.
Les pousses qui présentent cette particularité d'un tubercule terminal peuvent se répartir en deux groupes caractérisés comme il suit :
Fig 11-12-13
Plantules dégénérées d'Himantoglossum hircinum forme disséminatrice.
Une aréole marque le point où doit se faire jour
le tubercule formé aux dépens de la gemme terminale.
Leur base se renfle surtout autour de la radicelle unique.
1° Le tubercule d'où s'échappe la pousse actuelle a en moyenne 3 millimètres de diamètre. Ce dernier descend même jusqu'à 1 millimètre 1/2, ce qui est la plus petite dimension que j'aie observée dans cet organe. La plantule qui le surmonte, de 10 à 20 millimètres de longueur, se compose d'un petit nombre d'écailles invaginées, et formant un étroit cylindre : aucune feuille n'est encore déployée. De la base de ce cylindre s'échappe, immédiatement au-dessus du tubercule, une seule radicelle assez courte, mais d'une épaisseur disproportionnée avec celle de la tige. Sa forme est conique, et sa base se renfle en une sorte de tubercule sphéroïdal couvert d'une longue villosité. Ce renflement n'appartient pas réellement à la radicelle, mais bien à la tige : en effet, il apparaît d'abord sur le flanc de la tige sous forme d'une excroissance charnue et arrondie ; ce n'est que plus tard que la radicelle montre sa pointe au sommet de ce mamelon, qu'elle a transpercé tout en contractant avec lui une intime liaison. Un léger bourrelet, que forme tout autour de la radicelle ce renflement cellulaire, marque la ligne où celui-ci finit, et où la première commence à se montrer à nu. Cette hypertrophie n'est pas, du reste, toujours limitée à la base de la radicelle ; on la voit fréquemment se propager plus ou moins loin dans la base de la tige même. La portion ainsi envahie est tuméfiée, jaunâtre et villeuse, tandis que le reste de la tige est blanc et glabre. Le tissu du renflement, soit qu'il enveloppe simplement la base de la racine, soit qu'il s'étende dans la tige même, est toujours gorgé de très petits grains amylacés. La structure interne de la radicelle ne présente rien de particulier ; elle est en tout pareille à celle des radicelles ordinaires (fig. 11-12-13).
Fig 14
Himantoglossum hircinum, forme disséminatrice,
avec l'aréole et le renflement des plantules précédentes.
2° Dans le second groupe, les pousses sont plus développées ; elles ont toutes une seule feuille déployée, dont la largeur atteint 12 millimètres. Leur longueur totale est d'environ 75 millimètres, depuis l'extrémité inférieure du tubercule jusqu'à la pointe de la feuille déployée. Celle-ci est accompagnée de quatre ou cinq écailles, dont les deux ou trois inférieures portent chacune un bourgeon à leur aisselle. Une aréole jaune se montre dans le bourgeon le plus élevé ; mais il est douteux que généralement son tubercule puisse se développer : ce bourgeon est trop peu avancé. Les radicelles sont le plus souvent au nombre de trois ; presque toujours la plus inférieure est renflée à sa base, comme il vient d'être dit plus haut ; mais je n'ai jamais vu le renflement envahir la tige elle-même. Enfin le tubercule a en moyenne 6 millimètres de diamètre (fig. 14).
Forme B. — Sommité de l'axe produisant uniquement des feuilles.
En fendant la pousse suivant sa longueur, on voit l'axe se terminer supérieurement par un dôme, dont le point culminant ne porte qu'un simple faisceau des feuilles rudimentaires invaginées en cône. Cette pousse ne doit donc pas fleurir; son axe ne doit pas s'allonger, mais produire simplement un nombre assez restreint de feuilles, de cinq à sept.
On peut encore, distinguer dans cette série deux groupes, dont voici les caractères en valeurs moyennes :
1° Deux feuilles déployées, dont l'externe a pour largeur 17 millimètres ; en général, cinq radicelles. Diamètre du tubercule, 12 millimètres; longueur de toute la plante, 85 millimètres.
2° Trois feuilles déployées ; largeur de la feuille externe, 33 millimètres. Radicelles, 10. Diamètre du tubercule, 16 millimètres ; longueur de la plante entière, 115 millimètres.
Dans les deux groupes, on trouve, outre les feuilles normales, cinq écailles, dont les trois inférieures abritent chacune un bourgeon. Le bourgeon supérieur a déjà développé son tubercule pareil à celui de la figure 5. Les deux bourgeons inférieurs commencent aussi à montrer les leurs. Je n'ai pu trouver une seule fois dans cette série une radicelle avec un renflement à la base.
Forme C. — Sommité de l'axe s'allongeant en épi floral.
En fendant la pousse, on reconnaît que le point culminant du dôme qui porte les premières feuilles s'allonge en un mamelon conoïdal de 2 à 3 millimètres de hauteur, tout autour duquel sont groupés, avec symétrie, les rudiments parfaitement reconnaissables des fleurs futures. Les pousses qui présentent ce caractère se reconnaissent facilement à leur plus grande vigueur, à leurs feuilles plus
nombreuses et plus larges. Dans tous, j'ai invariablement compté quatre feuilles, dont l'externe a pour largeur, en moyenne, 35 millimètres. Les radicelles sont, en moyenne, au nombre de 12 ; jamais elles ne sont renflées à leur base.. Enfin le diamètre du tubercule est de 20 millimètres, et la longueur de la plante de 115 millimètres. Comme dans la série précédente, on trouve ici cinq écailles ; les trois inférieures portent chacune un bourgeon à leur aisselle, et au même degré de développement que ceux de la seconde série (fig. 3).
Les pousses appartenant à chacune de ces trois tonnes sont loin d'être en égal nombre. J'ai fait le relevé scrupuleux de toutes celles que renfermait une enceinte arbitrairement délimitée, et d'une étendue d'environ un are. J'y ai compté 133 pousses, dont 5 appartenaient à la troisième forme, 65 à la seconde et 63 à la première ; ce qui fait environ 1 pied qui doit fleurir pour 24 qui ne doivent pas atteindre ce degré d'évolution. Sur ces 24 pieds, la moitié produit simplement des feuilles à l'extrémité de son axe ; l'autre moitié développe cette extrémité en tubercule.
D'un autre côté, ces diverses pousses ne sont pas disséminées au hasard ; quelques-unes, il est vrai, se montrent isolées çà et là ; plus généralement, elles sont rapprochées en petits groupes séparés les uns des autres par de larges intervalles vides. Au centre du groupe, on trouve tantôt un seul, tantôt deux ou trois pieds appartenant à la troisième, mais beaucoup plus fréquemment à la deuxième forme ; et tout autour, à une distance de quelques centimètres, un nombre variable de pieds de la première forme. Notons, en outre, que les pousses isolées appartiennent aux deux dernières formes, jamais à la première.
D'où provient l'énorme différence que présente l'évolution des divers pieds ? Comment expliquer leur rapprochement par groupes ? Faut-il voir dans les pieds les plus vigoureux, occupant le centre du groupe, une génération provenant de tubercules, tandis que les pousses, beaucoup moins avancées de la périphérie, proviendraient de la germination des graines, que les pieds primitifs qui ont fleuri auraient disséminées à leur base ? Cette explication ne me paraît pas suffisante. Avec cette manière de voir, je ne comprends pas pourquoi ces groupes sont toujours confinés dans une étroite étendue. Les graines d'Orchis à cause de leur excessive ténuité, doivent être transportées assez loin par le moindre souffle, et l'aire de leur dissémination doit embrasser une étendue considérable. Je ne comprends pas davantage pourquoi les pieds isolés n'appartiennent jamais à la première forme, ce qui aurait lieu évidemment s'ils provenaient de graines. Je ne comprends pas enfin pourquoi les individus qui composent ces groupes sont si peu nombreux, lorsque les capsules des Orchidées renferment des myriades de graines.
On sait avec quelle difficulté on parvient à faire lever les graines d'Orchidées, difficulté si grande, que la germination de ces plantes est à peine connue. Naturellement germent-elles plus aisément ? J'ai, des heures entières et armé d'une loupe, poursuivi sur le sol de minutieuses investigations au pied des tiges desséchées qui ont fructifié cet été ; jamais je n'ai pu découvrir une seule graine en germination ; jamais je n'ai pu trouver une plantule qui reconnût une graine pour origine. Le plus petit individu que j'aie observé atteignait à peine 10 millimètres de hauteur ; son tubercule avait 1 millimètre 1/2 de diamètre (fig. 11). Malgré son exiguïté, cette plantule était encore démesurément grande pour être attribuée à la germination d'une graine ; elle portait, du reste, avec elle la preuve irrécusable qu'elle procédait de gemmation et non de germination sur le flanc de son tubercule était accolé le sac vide, dépouille du tubercule précédent. Je crois donc rationnel d'admettre que la multiplication de l'Himantoglossum hircinum s'opère surtout par gemmation, peut-être même exclusivement, du moins dans ces contrées. N'a-t-on pas d'autres exemples de plantes (Ranunculus ficaria, Lysimachia nummularia, Phragmites communis) qui fleurissent, mais dont les graines restent infécondes, et ne peuvent germer ?
A laquelle des trois formes décrites précédemment appartient la pousse multiplicatrice ! Évidemment ce n'est pas à la troisièmeNous avons vu, en effet, que, lorsque la plante fleurit, épuisée sans doute par la production de son épi floral, elle ne développe que son bourgeon supérieur, et laisse périr atrophiés les deux autres. Les pousses de la seconde série sont presque aussi vigoureuses ; leur extrémité ne s'allonge pas en un axe chargé de fleurs, ne se renfle pas en tubercule, comme cela arrive pour les pousses de la première série. Cet arrêt de développement dans la partie supérieure de la tige ne peut-il pas retentir dans la partie inférieure, et y favoriser le développement des trois bourgeons à la fois par l'afflux des matériaux inutiles à la partie aérienne ? C'est ce qui arrive en effet. Au commencement de l'hiver, je mis en vase, il y a deux ans, deux pieds des plus vigoureux d'Himantoglosum hircinum . L'été suivant, les deux pieds fleurirent. Cet été, deux nouveaux pieds ont paru dans le vase, mais aucun n'a fleuri. Cet arrêt ne m'a d'abord guère frappé ; je l'ai attribué au sol, qui peut-être ne convenait pas aux plantes. Mais j'ai reconnu plus tard mon erreur ; j'ai reconnu que cet arrêt n'était pas exceptionnel, mais était l'expression d'une loi générale, comme je le démontrerai bientôt. Enfin, cet automne, une troisième génération a surgi, et ce n'est pas sans un vif étonnement qu'au lieu de deux pieds que j'attendais, j'en ai vu paraître cinq. Actuellement, en décembre, deux de ces pousses ont trois feuilles, deux autres en ont deux, et la cinquième une seule. Dans cette dernière, la sommité de l'axe produit un tubercule ; dans les quatre autres, elle produit simplement des feuilles. En d'autres termes, les deux tubercules issus des deux pieds qui ont fleuri se sont développés en pousses de la seconde forme ; ces dernières n'ont point fleuri, mais dans l'une, tous les bourgeons, dans l'autre, deux seulement se sont développés en tubercules. Les quatre tubercules venus des quatre bourgeons supérieurs ont formé des pousses appartenant à la seconde série, deux au premier groupe, deux autres au second ; enfin le cinquième tubercule, provenant du seul bourgeon inférieur qui se soit développé, a produit une pousse de la première série. Que doit devenir cette troisième génération ? Aucun des individus qui la composent ne doit fleurir, comme le prouve l'examen de leur partie terminale. Les quatre pieds les plus vigoureux produiront donc simplement encore, soit un seul, soit même plusieurs tubercules. Quant au cinquième, il v a lieu de croire que le tubercule qui se forme aux dépens de l'extrémité de son axe doit seul se développer; car son bourgeon axillaire le plus élevé ne présente pas encore de trace notable de tubercule. Les pousses de la première série ne contribuent donc pas à cette multiplication de tubercules ; leur exiguïté, l'état peu avancé de leurs bourgeons, le démontrent suffisamment. Il pourrait cependant se faire que parfois, outre le tubercule terminal, il s'en développât un second par l'évolution d'un bourgeon axillaire : on s'expliquerait ainsi les faibles plantules qui forment le premier groupe de la première série.
Quelle est donc la fonction de la forme A ? Rappelons-nous la régularité avec laquelle les tubercules des principales pousses oscillent en se succédant de part et d'autre d'un point fixe, dont ils ne sauraient s'éloigner; rappelons-nous que ces oscillations proviennent de l'apparition constante des tubercules sur des points déterminés de la tige, au côté interne pour le plus élevé, au côté externe pour le second. Si celle invariabilité se retrouvait dans toutes les pousses, les tubercules ne pourraient se disséminer aux environs pour y répandre l'espèce ; mais accumulés sur un point; ils finiraient par s'étouffer mutuellement, à mesure que leur nombre se multiplierait. Il faut donc que quelques-uns émigrent pour ainsi dire, et ce sont ceux de la première série qui paraissent chargés de cette émigration, soit qu'ils proviennent du bourgeon de rang inférieur, soit du bourgeon dusecond rang, comme il doit arriver fréquemment quand les pousses mères sont moins vigoureuses que celles de l'exemple cité. J'ai déjà fait remarquer que, dans les plantes de la forme A, le point de la tige où le tubercule vient se montrer au jour n'a rien de constant dans sa position ; qu'il est même fréquemment opposé à la cicatrice, c'est-à-dire placé ducôté opposé à celui qu'occupent les débris du vieux tubercule. Cette disposition rend évidemment le déplacement possible, déplacement lent, il est vrai, puisqu'il ne peut guère atteindre que 2 centimètres environ par année, mais qui toutefois est suffisant pour expliquer pourquoi, dans les groupes décrits précédemment, les plantes les plus vigoureuses occupent le centre, tandis que les plus petites sont disséminées tout autour. Les premières, n'effectuant que des oscillations de peu d'étendue, occupent la place même qu'occupait la pousse primitive, souche commune de tout le groupe ; les dernières, se succédant d'année en année du centre vers la circonférence, s'éloignent graduellement de leur point de départ pour fonder plus loin de nouveaux groupes, lorsqu'elles auront atteint le degré d'évolution convenable, par une suite plus ou moins longue de métamorphoses de la sommité de leur axe en tubercule-bourgeon.
Les fonctions que chaque forme doit remplir sont donc aussi profondément caractérisées que la structure organique correspondante. La troisième fleurit et fructifie ; elle se compose des individus ayant atteint le plus haut degré de perfection, le point culminant de l'échelle ascendante : c'est la forme florale .
La seconde ne fleurit point ; son rôle est plus modeste, et tandis que sa partie aérienne languit arrêtée dans son évolution, sa partie souterraine mûrit dans l'ombre ses tubercules et multiplie l'espèce : c'est la forme multiplicatrice .
La première enfin produit aux dépens de sa gemmule terminale un tubercule auquel en succédera un second, puis à celui-ci un troisième, et ainsi de suite d'année en année, toujours en s'éloignant du point d'origine, jusqu'à ce que la distance soit suffisante pour que la jeune pousse puisse, sans être étouffée par ses voisines, parcourir les phases d'un ordre supérieur : je l'appellerai donc la forme disséminatrice .
Les opinions sont partagées sur le mode de coordination que suivent les tubercules d'Orchis en se succédant. Pour les uns (14), la plante ne s'avance pas dans une même direction : elle éprouve simplement un léger déplacement oscillatoire de droite à gauche et de gauche à droite ; pour d'autres, la plante progresse graduellement dans une même direction. Un spirituel écrivain, Alphonse Karr, s'est mêmeamusé à calculer le temps qu'un pied d'Orchis mettrait pour se transporter d'un bout à l'autre d'une prairie. Ces deux opinions opposées sont également fondées, et se complètent mutuellement. Il y a simple oscillation pour les pousses des deux dernières formes, progression pour celles de la première.
Y a-t-il passage graduel d'une forme à l'autre d'un mouvement, soit ascendant, soit descendant, et combien de temps faut-il pour que ce passage s'effectue ? L'observation fournit facilement une réponse à la première proposition. Oui, il s'effectue un passage graduel d'une forme à l'autre. Et d'abord ce passage peut être rétrograde. Dans l'exemple cité de deux pieds d'Orchis tenus en vase, n'avons-nous pas vu aux deux pousses florales primitives succéder deux pousses multiplicatrices ; et ce n'est pas à la culture, à la non-convenance du sol qu'il faut rapporter ce mouvement rétrograde. Dans les circonstances naturelles, le même fait se reproduit également, car les pousses que j'ai vues accompagner, cet automne, les tiges florales desséchées et encore en place, n'avaient également que deux ou trois feuilles, c'est-à-dire qu'elles appartenaient à la seconde forme. Ainsi, épuisée par l'évolution de son long épi de fleurs, la plante donne naissance à un tubercule qui non-seulement est unique, mais qui ne possède pas même la vigueur nécessaire pour produire, une nouvelle hampe florale, succédant immédiatement à la première. Plusieurs générations doivent même se succéder dans un pareil état d'imperfection, amassant lentement une somme suffisante de forces, pour qu'un second individu surgisse, capable de parcourir la phase florale qui doit l'épuiser à son tour. Trois années au moins doivent s'écouler entre l'apparition de deux pousses consécutives portant des fleurs, et dérivant l'une de l'autre par deux générations intermédiaires dépourvues d'organes sexuels. Cette limite inférieure est déduite des observations faites sur les Orchis que je tiens en vase depuis deux ans. La plante a fleuri le premier été ; le second, non ; elle ne doit pas fleurir non plus l'été prochain, comme le démontre l'état de son bourgeon terminal. Mais qu'adviendra-t-il au quatrième été ? Je l'ignore. L'observation des plantes venues en plein champ ne peut rien m'apprendre à ce sujet, et la détermination d'une limite supérieure devient impossible avec ces données.
Quoi qu'il en soit, il est démontré que la forme florale rétrograde périodiquement, et qu'après un nombre encore indéterminé d'années consacrées simplement à la multiplication des tubercules, elle arrive de nouveau au maximum de développement. De sorte que dans une suite continue de générations dérivant l'une de l'autre par voie de gemmation, les pousses florales sont espacées une à une, de loin en loin, et séparées par des intervalles de repos, trois ans peut-être, intervalle rempli par des pousses qui ne fleurissent pas.
Ce mouvement rétrograde a-t-il lieu pour les poussés des deux autres formes ? Je ne le pense pas. Cela pourrait avoir lieu cependant pour les plantules si délicates appartenant au premier groupe de la forme A. Il pourrait se faire, à cause du peu de vigueur de la plante, que le tubercule produit devenant plus minime d'année en année, finît par n'avoir plus la force de développer son bourgeon, et pérît sans laisser de successeur. Mais pour les autres pousses, où serait la cause d'un mouvement rétrograde ? Si l'exiguïté, la faiblesse de ces dernières plantules, si l'épuisement éprouvé par la plante qui fleurit, expliquent une rapide dégénérescence ou un repos périodique, ici rien de pareil ne peut être invoqué, et la logique seule démontre que l'évolution doit en être constamment ascendante. C'est ce que l'expérience confirme pleinement. Voici la méthode que j'ai employée pour ces observations.
La vigueur de la plante est évidemment en rapport avec la grosseur du tubercule qui la nourrit. D'autre part, dans chacune des trois formes, le tubercule atteint un diamètre variant assez peu dans ses plus grands écarts. En moyenne, ce diamètre est de 6 millimètres pour la première forme, de 14 millimètres pour la seconde, et de 20 millimètres pour la troisième. Cela posé, n'est-il pas évident qu'en ayant sous les yeux les tubercules qui se sont immédiatement succédé pendant un nombre plus ou moins grand d'années, on pourrait, en comparant leurs diamètres, déterminer : 1° si les diverses pousses correspondantes ont suivi une progression croissante ; 2° à laquelle des trois formes appartenait chaque tubercule. Mais comment avoir ces divers tubercules ? Lorsque l'un d'eux se développe, ceux qui l'ont précédé n'ont-ils pas depuis longtemps disparu, résorbés au profit des pousses qu'ils ont formées ? La couche épidermique échappe à cette résorption, elle résiste, même pendant plusieurs années à l'action destructive du temps. Aussi n'est-il pas rare de trouver appendus, sur les flancs du tubercule récent, jusqu'à deux et même trois sacs vides, dépouilles des tubercules plus anciens. Les deux premiers sont dans un état de conservation suffisant pour permettre d'en prendre exactement le diamètre. En effet, bien souvent ils n'offrent aucune solution de continuité, et bien que ridés, flétris, on peut, par l'ouverture qu'a laissée la base de la hampe, les insuffler comme de petites vessies. Les autres, lorsqu'il y en a, sont en lambeaux, et décomposés par un trop long séjour dans le sol ; aussi n'ai-je jamais pu tirer aucun parti de ces vieux débris trop profondément altérés. Mes observations n'embrassent donc que deux ou trois générations. Il faut d'abord reconnaître l'âge relatif de ces sacs tuberculaires. La loi d'alternance qu'ils suivent rend celle détermination facile ; s'il y en a deux, le plus récent est situé du côté de la cicatrice du tubercule actuel, le plus vieux du côté opposé. S'ils sont placés du même côtécomme dans les pousses de la première forme, le plus extérieur est évidemment le plus ancien.
Reste à mesurer leur dimension. Au lieu de les insuffler et de mesurer directement leur diamètre après cette opération, j'ai préféré une autre marche, applicable dans le cas même ou le sac est crevé, ce qui est le plus fréquent. Après avoir enlevé la terre qui salit le sac, je déplisse celui-ci, je l'étends en faisant disparaître toutes ses rides, et après l'avoir exactement aplati, je mesure sa largeur. J'obtiens ainsi la demi-valeur de son périmètre en le supposant gonflé. Le résultat obtenu multiplié par la constante 2/3,14, ou environ 0,63, me donne le diamètre du tubercule. Voici maintenant quelques mesures obtenues par celle méthode, et prises sur des échantillons de chacune des trois formes. Le premier nombre à gauche est le diamètre du tubercule le plus ancien, et le dernier à droite celui du plus récent. L'unité de longueur est partout le millimètre.
Forme A. — 1er groupe.
3.2 | 2,8 | 2,5 |
4 | 3,5 | 3 |
4 | 3,5 | - |
2 | 1,5 | - |
Il est inutile de multiplier ces exemples, les nombres étant partout à peu près les mêmes. Les différences sont si petites, que je n'oserais en déduire aucune conséquence, si je n'étais encouragé par une merveilleuse concordance entre toutes les observations que j'ai pu faire sur ces minimes plantes. Sur une douzaine d'échantillons, les seuls que j'aie pu me procurer, j'ai reconnu constamment une décroissance analogue aux précédentes. Il me paraît donc très probable que ces plantules ne proviennent pas de graines qui auraient germé il y a deux ou trois ans, car alors la plante devrait suivre une progression ascendante, et marcher plus ou moins rapidement vers un état plus parfait. Elles proviennent plutôt, soit d'un bourgeon latéral des pousses de la forme A deuxième groupe, soit du bourgeon inférieur des pousses de la forme B. D'année en année plus appauvries, ces plantules dégénérées doivent finir par s'éteindre.
Forme A. — 2° Groupe.
a. | b. | c. |
6,3 | 8,8 | 11 |
5 | 6,3 | 9 |
7 | 9,2 | 12 |
5 | 7 | - |
6,3 | 7 | - |
Ici se présente, au contraire, une progression rapidement ascendante, dans laquelle non plus je n'ai pas trouvé d'exception. Le tubercule, parti de la valeur moyenne de 6 millimètres, a, en deux ans, atteint à peu près le diamètre moyen de ceux de la seconde forme. Il est donc probable que l'année suivante la plante aurait appartenu à cette forme ; par conséquent, il s'écoule trois ans au moins avant que la plante, qui produit un seul tubercule aux dépens de sa gemmule terminale, soit remplacée par une autre, dont les bourgeons axillaires remplissent la même fonction.
Forme B.
c. | d. | e. | f. |
- | 10,7 | 14,5 | 17 |
- | 12 | 15,6 | 19 |
- | - | 15,2 | 18 |
- | - | 14,4 | 16 |
10 | 13 | - | - |
- | 11,3 | 14 | - |
8,4 | 12,4 | 14 | - |
9,5 | 12 | - | - |
Les quatre premiers exemples sont tirés de pousses ayant trois feuilles ; les quatre autres, de pousses ayant seulement deux feuilles. En admettant que les nombres placés sur la même ligne verticale appartiennent au même degré d'évolution, ce qui est exact pour les nombres qui terminent chaque série horizontale, on voit que les deux colonnes intermédiaires appartiennent à des pieds portant deux feuilles, et que la première colonne, à gauche, représente. probablement la dernière colonne du tableau précédent, et correspond à des pousses de la première forme. Si, comme tout le fait croire, les pousses, portant actuellement trois feuilles et correspondant à la colonne f doivent donner naissance à des pousses florales, trois générations produisant uniquement des feuilles précéderaient celle qui doit fleurir, et il y aurait encore un intervalle de trois ans entre la première pousse multiplicatrice et la pousse florale. N'est-il pas remarquable de voir reparaître ici ce nombre trois, qui a été trouvé plus haut par d'autres considérations ?
Forme C.
d. | e. | f. | g. |
- | 13,8 | 17,5 | 23 |
- | 14,5 | - | 23 |
11 | 15,2 | - | 20 |
- | - | 16 | 19 |
12 | - | - | 18 |
Ce tableau confirme les résultats précédents. Les pousses de la colonne f sont suivies par des pousses florales. On voit même aussi par les deux exemples où la colonne f est vide, et par le dernier où les colonnes e,f le sont également, que, dans des circonstances favorables, la transition d'une pousse de la seconde forme à une pousse florale s'effectue brusquement en franchissant un et même deux états intermédiaires. Il pourrait se faire, cependant que les premiers nombres fussent mal placés, et qu'il fallût les avancer vers la droite d'un rang ou de deux, et alors tout rentrerait dans le cas général ; car dans cette coordination, je n'ai eu pour guide que la valeur même des nombres, et l'on conçoit combien grandes sont, avec de telles données, les chances d'erreur dans le classement d'organes qui sont bien loin de présenter dans leurs dimensions une rigueur mathématique. Aussi je ne me fais pas illusion sur la valeur de ces résultats ; je ne les regarde que comme une approximation grossière, qui, pour devenir plus précise, demanderait de longues années d'observation sur la série des plantes issues d'une origine commune. Ce n'est donc qu'avec beaucoup d'incertitude que j'évalue à six ans le laps de temps écoulé entre l'apparition de la forme Aet celle de la forme C qui en dérive, et à trois ans l'intervalle qui sépare la forme C de la forme B. Malgré cela, ces tableaux me paraissent établir d'une manière suffisante qu'il s'effectue au passage ascendant dune forme à l'autre, ce qui est le but principal que je me proposais.
III
Quel est enfin le mode d'évolution des plantules venues de graines ? Quoique mes tentatives pour assister à la germination soient restées infructueuses, bien que je n'aie pu observer de pousses reconnaissant positivement une origine autre que la gemmation, à cause de la corrélation intime qui existe entre un embryon monocotylé et une gemme, entre la germination et la gemmation, je ne crois pas trop m'écarter de la vérité en attribuant aux plantes venues de graines les mêmes phases que présentent celles qui proviennent de gemmes.
Et d'abord l'extrême ténuité des graines ne permet pas de supposer que les plantules qu'elles produisent aient, dans les premiers temps, un développement plus avancé que celui de la figure 11 ; il est même probable que c'est en deçà de cette limite que se trouve la vérité. Le renflement amylacé, qui enveloppe la base de la radicelle unique, et qui envahit quelquefois la base entière des pousses les plus petites, ne rappelle-t-il pas le tubercule qui se forme à la base de la tigelle issue d'une graine ; n'est-il pas croyable qu'il y a entre les deux organes une grande analogie ? Or, comme il a été précédemment reconnu que ce renflement appartient à la base de la tige et non à la radicelle, les conclusions de M. le docteur Clos, qui voit un renflement du collet (15) dans le tubercule d'Orchis suite de germination, se trouveraient ainsi confirmées. Malheureusement, ne connaissant point le tubercule venu de graine, je ne saurais établir jusqu'à quel point ma comparaison est fondée.
La jeune plante provenant de germination acquiert-elle par un rapide développement la faculté de produire la même année une hampe florale ? Ce n'est nullement probable ; la disproportion entre le point de départ et le point qu'elle doit atteindre pour fleurir est trop considérable pour admettre que quelques mois suffisent à cette évolution. D'ailleurs, ce qui a été reconnu pour les pousses venues de bourgeons doit apparemment s'appliquer ici. La plantule venue de graine doit donc, pendant plusieurs années, progresser peu à peu vers un état plus parfait. Mais pendant ce laps de temps, comment avec sa faiblesse, son exiguïté, résistera-t-elle aux ardeurs de l'été ou aux rigueurs de l'hiver ? Quelques feuilles en petit nombre viennent s'épanouir à l'air; mais le bouquet central de feuilles rudimentaires, la gemmule terminale, organe précieux qui doit devenir la souche primitive d'une nombreuse lignée, n'affronte pas encore les intempéries atmosphériques. Avec une provision de matières nutritives accumulées dans un renflement de l'axe, ce bourgeon terminal s'enfouit dans le sol, et le reste de la plante périt. L'année suivante, nouvelle évolution partielle du bourgeon ainsi dérobé à la destruction qui le menace ; nouvelle. formation d'un tubercule entraînant avec lui dans le sol la gemmule centrale, et ainsi de suite pendant plusieurs années. Or, dans ce temps, le bourgeon devient plus vigoureux ; le tubercule qui le nourrit, plus riche en substances nutritives ; ce qui permet enfin à la pousse d'atteindre le degré d'évolution qui caractérise la seconde forme. Le bourgeon développe alors toutes ses feuilles, mais ne produit pas de hampe florale ; seulement avant de périr, il donne naissance à un ou plusieurs tubercules, au moyen de ses gemmes latérales. En ne tenant compte que des apparences, chacune de cespousses, que nous venons de voir se succéder pendant plusieurs années, serait indubitablement prise pour un individu distinct. Il n'en est rien cependant, c'est le même axe qui grandit d'un côté, tandis qu'il se détruit de I'autre ; ces diverses pousses sont la continuation et non la reproduction l'une de l'autre ; en un mot, elles ne forment qu'un seul individu. Cet individu primitif ne fleurit point ; mais avant de périr, il laisse pour lui succéder un ou plusieurs tubercules dépositaires d'un bourgeon. Pour plus de clarté, ne supposons qu'un seul tubercule. Que deviendra ce dernier ? En continuant à se laisser guider par l'analogie, on voit que la pousse qui en provient correspond à celles que j'ai classées dans la seconde série. Il doit donc y avoir encore pendant quelques années successions d'individus incapables de fleurir, mais multipliant l'espèce par des tubercules. Ces individus sont annuels, au lieu de traverser, comme l'individu primitif, un laps de plusieurs années. Enfin apparaît une pousse capable de développer son axe en épi floral, et la reproduction par graines, vient remplacer la reproduction par gemmes. Au point où nous sommes arrivés vient se clore le cercle de l'évolution de la plante, et un même ordre de choses recommence à parcourir le même cycle.
Cette alternance d'individus dépourvus d'organes sexuels, et se reproduisant uniquement par gemmes, et d'individus pourvus de ces organes et mûrissant leurs ovules tandis que leurs gemmes avortent presque entièrement ; cette succession périodique de formes diversement organisées ne rappelle-t-elle pas, de la manière la plus frappante, ce qui se passe chez quelques animaux ? Abstraction faite des expressions botaniques, ne croirait-on pas entendre l'histoire de quelqu'une de ces merveilles du règne animal qu'on a désignées sous le nom de génération alternante ?
Conclusions
Je résume rapidement les points les plus saillants de ce travail sur l'Himantoglossum hircinum :
1° L'organe souterrain propageur est le produit d'un bourgeon tantôt latéral dans les pousses les plus avancées, tantôt terminal dans les pousses les plus jeunes.
2° Le tubercule n'est ni une racine ni un faisceau de radicelles soudées, mais la portion supérieure et renflée excentriquement du second entre-noeud d'un rameau dont le bourgeon terminal et unique reste stationnaire jusqu'à la parfaite maturité du tubercule.
3° Le cordon pédicellaire, qu'il soit très court comme dans l'Himantoglossum hircinum ou bien qu'il atteigne une grande longueur comme dans le Serapias lingua est formé par le reste du même entre-noeud auquel se soude la seconde feuille du rameau. La cavité vaginale de celle feuille forme le canal qui parcourt le cordon d'un bout à l'autre. Le simulacre gemmaire qui persiste à l'aisselle de l'écaille où le rameau a pris naissance est formé par la pointe de la même feuille invaginée dans la feuille du premier entre-noeud, feuille bientôt arrêtée dans son évolution, et percée de part en part pour livrer passage au tubercule.
4° Dans une série continue de pousses dérivant l'une de l'autre par voie de tubercules, celles qui doivent fleurir n'apparaissent que périodiquement, et sont séparées l'une de l'autre par plusieurs générations intermédiaires incapables de fleurir.
5° Une pousse qui fleurit ne produit qu'un seul tubercule, d'où émane une seconde pousse incapable de fleurir, mais qui développe en tubercules inégaux les trois bourgeons axillaires, ou au moins les deux supérieurs.
6° Ces derniers tubercules produisent suivant leur force des pousses diverses. Les plus gros donnent naissance à des pousses annuelles qui ne fleurissent pas, mais qui multiplient les tubercules, et après un certain nombre d'évolutions pareilles, apparaît une seconde hampe florale. Les plus faibles produisent des pousses dont la sommité de l'axe se renfle en un tubercule qui entraîne avec lui dans le sol le bourgeon terminal. La vitalité de ce bourgeon, conservée ainsi pendant plusieurs années, finit par acquérir assez de force pour lui permettre de se développer en une pousse pareille aux précédentes, et produisant des tubercules d'où dériveront plus tard d'autres pousses florales.
7° L'espèce se compose de trois formes qui se complètent
mutuellement :
1) la forme florale, dont l'axe se développe en un
épi de fleurs : sa fonction est de propager l'espèce par graines
;
2) la forme multiplicatrice dont l'axe ne produit pas de hampe florale,
mais simplement des feuilles, tandis que sa base développe ses gemmes en
tubercules : sa fonction est de multiplier ces derniers;
3) La forme
disséminatrice dont l'extrémité de l'axe s'organise en
tubercule, tandis que les bourgeons latéraux périssent : sa
fonction est d'empêcher l'accumulation des tubercules en un même
point, en permettant par une disposition spéciale une sorte
d'émigration.
8° Il est très probable que la plante venue de graine acquiert simplement cette dernière forme, et qu'après la métamorphose de sa gemme terminale en tubercule répétée plusieurs années, elle meurt sans fleurir, ayant produit un ou plusieurs tubercules, qui, suivant leur volume, se comportent comme il vient d'être dit.
9° Par suite, ce n'est qu'après plusieurs pousses dépourvues d'organes sexuels et se perpétuant par gemmes, que surgit la plante munie de ces organes, et reproduisant l'espèce par graines.
10° La génération de l'Himantoglossum hircinum et probablement des autres Ophrydées, est donc alternante.
Le doyen de la Faculté des sciences,
Notes
- Organographie I, p. 254.
Retour
- Morphol. végét. p. 124.
Retour
- Éléments p. 400, 1re édit., 1842.
Retour
- Introd. to Bot. I, p. 339.
Retour
- Physiol ., I, P. 368.
Retour
- Leçons élém. II, p. 530.
Retour
- Flore de Paris 11, 549.
Retour
- Éléments 7e édit., p. 67.
Retour
- Du collet dans les plantes et de la nature de quelques tubercules (Ann.
des sc. nat. 3e série, t. XIII).
Retour
- A. Richard, loc. cit .
Retour
- D. Clos, loc. cit .
Retour
- Note sur deux Orchidées nouvelles pour la Flore française (Ann. des sc. nat., 2° sér., t. XX) .
Retour
- J'ai eu occasion, mais une seule fois, d'observer trois tubercules sur le Platanthera bifolia en fleurs. D'après MM. Grenier et Godron (Fl. de
Fr.), l'Herminium Monorchis loin de n'avoir qu'un seul tubercule, en
possède ordinairement trois.
Retour
- Voyez Cosson et Germain, Flore de Paris t. II, p. 549 Le Maout.
Leçons élémentaires II, p. 531.
Retour
- Loc. cit .
Retour
source : Jean-Henri FABRE , Imprimerie de L. Martinet, Paris, 1855.