LA BRUCHE DU POIS
LA PONTE

L'homme tient en haute estime le pois. Dès les temps antiques, par des soins de culture de mieux en mieux entendus, il s'est ingénié à lui faire produire des grains plus volumineux, plus tendres, plus sucrés. Souple de caractère et doucement sollicitée, la plante s'est laissé faire ; elle a fini par donner ce que prétendait obtenir l'ambition du jardinier. Que nous sommes loin aujourd'hui de la récolte des Varron et des Columelle ! Que nous sommes loin surtout de l'originelle pisaille, des granules sauvages confiés au sol par le premier qui s'avisa de gratter la terre, peut-être avec une demi-mâchoire de l'ours des cavernes, dont la forte canine servait de soc !

Où donc est-elle, dans le monde de la végétation spontanée, cette plante origine première du pois ? Nos régions ne possèdent rien de pareil. La trouve-t-on ailleurs ? Sur ce point la botanique est muette, ou n'a pour réponse que de vagues probabilités.

Même ignorance, d'ailleurs, au sujet de la plupart de nos végétaux alimentaires. D'où provient le froment, le gramen béni qui nous donne le pain ? Nul ne le sait. Hors des soins de l'homme, ne le cherchons pas ici. Ne le cherchons pas non plus à l'étranger. En Orient, où est née l'agriculture, jamais herborisateur n'a rencontré le saint épi se multipliant seul en des terrains non remués par la charrue.

Le seigle, l'orge et l'avoine, la rave et le radis, la betterave, la carotte, le potiron et tant d'autres nous laissent dans semblable indécision : leur point de départ est inconnu, tout au plus soupçonné derrière l'impénétrable nuée des siècles. La nature nous les a livrés en pleine fougue de sauvagerie et de médiocre valeur alimentaire, comme elle nous offre aujourd'hui la mûre et la prunelle des buissons ; elle nous les a fournis à l'état d'avares ébauches autour desquelles notre labeur et notre ingéniosité devaient patiemment thésauriser la pulpe nourricière, ce premier des capitaux, à intérêts toujours croissants dans la banque par excellence du remueur de glèbe.

Comme magasins de vivres, la céréale et la plante potagère sont, pour la majeure part, oeuvre humaine. Les sujets fondateurs, mesquine ressource en leur état initial, nous les avons empruntés tels quels au trésor naturel des herbages ; la race perfectionnée, prodigue en matière alimentaire, est le résultat de notre art.

Mais si le froment, le pois et les autres nous sont indispensables, nos soins, par un juste retour, sont d'absolue nécessité à leur maintien. Tels que nos besoins les ont faits, incapables de résistance dans la farouche mêlée des vivants, ces végétaux, abandonnés à eux-mêmes, sans culture, rapidement disparaîtraient, malgré l'immensité numérique de leurs semences, comme disparaîtrait à bref délai l'imbécile mouton s'il n'y avait pas de bergeries.

Ils sont notre travail, mais non toujours notre propriété exclusive. En tout point où s'amasse du manger, des consommateurs accourent des quatre coins du ciel, se convient eux-mêmes aux agapes de l'abondance, d'autant plus nombreux que la victuaille est plus riche. L'homme, seul capable d'exciter l'exubérance agraire, est par cela même l'entrepreneur d'un immense banquet où prennent place des légions de convives. En créant des vivres plus sapides, plus abondants, il appelle malgré lui dans ses réserves mille et mille affamés, contre la dent desquels luttent en vain ses prohibitions. A mesure qu'il produit davantage, tribut plus large lui est imposé. Les grandes cultures, les somptueux amas, favorisent l'insecte, notre rival en consommation.

C'est la loi immanente. La nature, d'un zèle égal, livre à tous ses nourrissons sa puissante mamelle, aux exploiteurs du bien d'autrui non moins bien qu'aux producteurs. Pour nous qui labourons, semons et moissonnons, nous exténuant à la peine, elle mûrit le froment ; elle le mûrit aussi pour la petite Calandre, qui, exemptée du travail des champs, viendra néanmoins s'installer dans nos greniers, et de son bec pointu y gruger le monceau de blé, grain par grain, jusqu'au son.

Pour nous qui bêchons, sarclons, arrosons, courbaturés de fatigue et brûlés par le hâle du jour, elle gonfle les cosses du pois ; elle les gonfle aussi pour la Bruche, qui, étrangère au labeur du jardinage, prélève tout de même sa part de la récolte à son heure, quand viennent les joies du renouveau.

Suivons en ses manoeuvres le zélé percepteur de dîmes en pois verts. Contribuable bénévole, je le laisserai faire : c'est précisément à son intention que j'ai semé dans l'enclos quelques lignes de la plante aimée. Sans autre convocation de ma part que ce modeste semis, il m'arrive ponctuel dans le courant de mai. Il a su qu'en ce terrain de cailloux, rebelle à la culture maraîchère, pour la première fois des pois fleurissaient. En toute hâte, agent du fisc entomologique, il est accouru exercer ses droits.

D'où vient-il ? Le dire au juste n'est pas possible. Il est venu d'un abri quelconque où, dans l'engourdissement, il a passé la mauvaise saison. Le platane, qui s'écorche de lui-même à l'époque des fortes chaleurs, fournit, sous ses plaques subéreuses soulevées, d'excellents tabernacles de refuge pour les indigents sans domicile. En pareil gîte hivernal, j'ai souvent rencontré notre exploiteur de pois. Abrité sous le cuir mort du platane, ou protégé d'autre manière tant qu'a sévi la mauvaise saison, il s'est éveillé de sa torpeur aux premières caresses d'un soleil clément. L'almanach des instincts l'a renseigné ; aussi bien que le jardinier, il est au courant de l'époque où les pois fleurissent, et il vient alors à sa plante, un peu de partout, trottant menu, mais d'essor leste.

Tête petite, fin museau, costume d'un gris cendré parsemé de brun, élytres déprimés, deux gros points noirs sur la plaque du croupion, taille courtaude et ramassée, tel est le sommaire croquis de mon visiteur. Mai achève sa première quinzaine, et l'avant-garde m'arrive.

Ils se campent sur les fleurs, à blanches ailes de papillon : j'en vois d'établis au pied de l'étendard, j'en trouve de cachés dans le coffret de la carène. D'autres, plus nombreux, explorent les inflorescences, prennent possession. L'heure de la ponte n'est pas encore venue. La matinée est douce, le soleil vif sans être importun. C'est le moment des ébats nuptiaux et des félicités dans les splendeurs de la lumière. On jouit donc un peu de la vie. Des couples se forment, bientôt se séparent, bientôt se rejoignent. La chaleur devenue trop forte, vers midi, chacun et chacune se retirent à l'ombre, dans un pli de la fleur, dont les secrets recoins leur sont si bien connus. Demain on recommencera le festival, après-demain encore, jusqu'à ce que le fruit, crevant l'étui de sa carène, apparaisse au dehors, de jour en jour plus gonflé.

Quelques pondeuses, plus pressées que les autres, confient leurs oeufs au légume naissant, plat et menu, tel qu'il est au sortir de sa gaine florale. Ces pontes hâtives, expulsées peut-être par les exigences d'un ovaire non capable d'attendre, me semblent en grave danger. La semence où le vermisseau doit s'établir n'est encore qu'un débile granule, sans consistance et sans amas farineux. Jamais larve de Bruche n'y trouverait réfection, à moins de patienter jusqu'à la maturité du grain.

Mais, une fois éclos, le ver est-il capable de jeûner longtemps ? C'est douteux. Le peu que j'ai vu m'affirme que le nouveau-né s'attable au plus vite, et périt s'il ne le peut. Je considère donc comme perdues les pontes faites sur des cosses à développement peu avancé. La prospérité de la race n'en souffrira guère, tant la Bruche est féconde. Nous allons voir, d'ailleurs, tout à l'heure, avec quelle insoucieuse prodigalité elle sème ses germes, dont la plupart sont destinés à périr.

Le gros de l'oeuvre maternelle s'accomplit en fin mai, lorsque les cosses se font noueuses sous la poussée des grains, parvenus alors, ou de peu s'en faut, à leur volume final. J'étais désireux de voir travailler la Bruche en sa qualité de Curculionide que lui donnent nos classifications. Les autres Charançons sont des rhynchophores, des porte-becs, armés d'un pal avec lequel se prépare la niche où l'oeuf sera déposé. Celui-ci ne possède qu'un bref museau, excellent pour cueillir quelques gorgées sucrées, mais de valeur nulle comme outil de forage.

Aussi pour l'installation de la famille, la méthode est-elle toute différente. Ici plus d'industrieux préparatifs, comme nous en ont montré les Balanins, les Larins, les Rhynchites. Non outillée de sonde, la mère sème ses oeufs à découvert, sans protection contre les morsures du soleil et les intempéries de l'atmosphère. Rien de plus simple ; rien aussi de plus périlleux pour les germes, à moins d'un tempérament spécial fait pour résister aux épreuves du chaud et du froid, du sec et de l'humide.

Au soleil caressant de dix heures du matin, d'un pas saccadé, capricieux, sans méthode, la mère parcourt du haut en bas, de bas en haut, sur une face et puis sur l'autre, le légume choisi. Elle exhibe à tout instant un médiocre oviducte, qui oscille de droite et de gauche comme pour érafler l'épiderme. Suit un oeuf, aussitôt abandonné que mis en place.

Un coup d'oviducte, à la hâte, en ce point, puis en cet autre sur la peau verte du légume, et voilà tout. Le germe est laissé là, sans protection, en plein soleil. Pour venir en aide au futur vermisseau, lui abréger les recherches quand il lui faudra pénétrer de lui-même dans le garde-manger, nul choix non plus en ce qui concerne l'emplacement. Il y a des oeufs établis sur les gibbosités que gonflent les semences ; il y en a tout autant dans les stériles vallons de séparation. Les premiers touchent presque aux vivres, les seconds en sont distants. C'est au ver de s'orienter en conséquence. Bref, faite en désordre, la ponte de la Bruche rappelle un semis fait à la volée.

Vice plus grave : le nombre des oeufs confiés à la même cosse est hors de proportion avec celui des semences incluses. Sachons d'abord qu'il faut à chaque ver la ration d'un pois, ration obligatoire, largement suffisante au bien-être d'un seul, mais non assez copieuse pour plusieurs consommateurs, ne seraient-ils que deux. A chaque ver son pois, ni plus ni moins ; c'est l'immuable règle.

L'économie procréatrice exigerait alors que la pondeuse, renseignée sur la gousse qu'elle vient d'explorer, mit à peu près, dans l'émission de ses germes, une limite numérique conforme à celle des semences contenues. Or, de limite il n'y en a pas. A l'unité de la ration la fougue ovarienne oppose toujours la multiplicité des consommateurs.

Mes relevés sont unanimes sur ce point. Le nombre des oeufs déposés sur une cosse dépasse toujours, et souvent d'une façon scandaleuse, le nombre des grains disponibles. Si maigre que soit la besace aux vivres, les conviés surabondent. En divisant la somme des oeufs reconnus sur telle et telle cosse par le nombre des pois contenus, je trouve de cinq à huit prétendants pour une seule graine ; j'en trouve jusqu'à dix, et rien ne dit que la prodigalité ne s'élève plus haut encore. Que d'appelés, et combien peu d'élus ! Que viennent faire ici tous ces surnuméraires, forcément exclus du banquet faute de place ?

Les oeufs sont d'un jaune ambré assez vif, cylindriques, lisses, arrondis aux deux bouts. Comme longueur, ils atteignent tout au plus un millimètre. Chacun est fixé sur la cosse par un maigre réseau de filaments en glaire coagulée. Ni la pluie ni le vent n'ont prise sur l'adhésion.

Fréquemment la pondeuse les émet deux par deux, l'un au-dessus de l'autre ; fréquemment aussi, le supérieur du couple arrive à l'éclosion tandis que l'inférieur se fane et périt. Pour donner un vermisseau, qu'a-t-il manqué à ce dernier ? Peut-être un bain de soleil, douce incubation que lui dérobe le couvert de son associé. Soit par l'effet de l'écran intempestif qui l'obombre, soit autrement, l'aîné des oeufs dans les groupes binaires rarement suit le cours normal. Il se flétrit sur la cosse, mort sans avoir vécu.

Il y a des exceptions à cette fin prématurée ; parfois les deux conjoints se développent aussi bien l'un que l'autre ; mais, ce sont là des raretés, si bien que la famille de la Bruche serait réduite à peu près de moitié si le système binaire persistait immuable. Au détriment de nos pois et à l'avantage du Curculionide, un palliatif tempère cette cause de ruine: les oeufs sont, en majorité, pondus un par un et isolés.

La récente éclosion a pour indice un petit ruban sinueux, pâle et blanchâtre, qui soulève et mortifie l'épiderme de la cosse à proximité de la dépouille de l'oeuf. C'est là travail du nouveau-né, galerie sous-épidermique où l'animalcule s'achemine, en recherche d'un point de pénétration. Ce point trouvé, le vermisseau, mesurant à peine un millimètre, tout pâle avec casque noir, perfore l'enveloppe et plonge dans le spacieux étui de légume.

Il atteint les pois, se campe sur le plus rapproché. Je l'observe de la loupe, explorant son globe, son monde. Il creuse un puits perpendiculaire à la sphère. J'en vois qui, à demi descendus, agitent l'arrière au dehors pour se donner élan. En une brève séance, le mineur disparaît, il est chez lui.

L'ouverture d'entrée, subtile, mais à toute époque aisément reconnaissable par sa coloration brune sur le fond vert pâle ou blond du pois, n'a pas d'emplacement fixe ; on la voit un peu de partout à la surface de la graine, exception faite en général de la moitié inférieure, c'est-à-dire de l'hémisphère ayant pour pôle l'empâtement du cordon suspenseur.

En cette partie se trouve précisément le germe, qui sera respecté lors de la consommation et restera capable de se développer en plantule, malgré le large trou dont la semence est forée par l'insecte adulte sortant. Pourquoi cette région est-elle indemne ? Quels motifs sauvegardent le germe de la graine exploitée ?

La Bruche, cela va de soi, n'a pas souci du jardinier. Le pois est pour elle, rien que pour elle. En se refusant quelques bouchées qui entraîneraient la mort de la semence, elle n'a pas pour but l'atténuation du dégât. Elle s'abstient pour d'autres motifs.

Remarquons que latéralement les pois se touchent, serrés l'un contre l'autre ; le ver en recherche du point d'attaque ne peut y circuler à son aise. Remarquons aussi que le pôle inférieur s'empâte de l'excroissance ombilicale, présentant au forage des difficultés inconnues dans les parties que protège le seul épiderme. Peut-être même en cet ombilic, d'organisation à part, se trouve-t-il des sucs spéciaux, déplaisants à la petite larve.

A n'en pas douter, voilà tout le secret des pois exploités par la Bruche, et se conservant tout de même aptes à germer. Ils sont délabrés, mais non morts, parce que l'invasion se fait sur l'hémisphère libre, région à la fois d'accès plus aisé et de vulnérabilité moindre. Comme d'ailleurs la pièce, en son entier, est trop copieuse pour un seul, la perte de substance se réduit au morceau préféré du consommateur, et ce morceau n'est pas l'essentiel de la graine.

Avec des conditions autres, avec des semences de volume très réduit ou bien exagéré, nous verrions les résultats changer du tout au tout. Dans le premier cas, sous la dent du ver trop chichement servi, le germe périrait, rongé comme le reste ; dans le second cas, l'abondante victuaille permettrait plusieurs convives. Exploitées à défaut du pois, légume de prédilection, la vesce cultivée et la grosse fève nous renseignent à cet égard ; la mesquine semence, épuisée jusqu'à la peau, est une ruine dont on attendrait vainement la germination ; la graine volumineuse, au contraire, malgré les loges multiples du Charançon, conserve l'aptitude à lever.

Etant reconnu que sur la cosse se trouve toujours un nombre d'oeufs bien supérieur à celui des pois inclus, et que d'autre part chaque pois occupé est la propriété exclusive d'une seule larve, on se demande ce que deviennent les surnuméraires. Périssent-ils au dehors lorsque les plus précoces ont pris place un à un dans le garde-manger légumineux ? Succombent-ils sous la dent intolérante des premiers occupants ? Ni l'un ni l'autre. Racontons les faits.

Sur tout vieux pois, à cette heure sec, d'où la Bruche adulte est sortie en laissant large ouverture ronde, la loupe reconnaît, en nombre variable, de fines ponctuations rousses, perforées au centre. Que sont ces taches, dont je compte cinq, six et même davantage sur une seule graine ? La méprise n'est pas possible : ce sont les points d'entrée d'autant de vermisseaux. Plusieurs exploitants ont donc pénétré dans la semence, et de toute l'équipe un seul a survécu, s'est fait gros et gras, est parvenu à l'âge adulte. Et les autres ? Nous allons voir.

En fin mai et juin, période des pontes, inspectons les pois encore verts et tendres. La presque totalité des graines envahies nous montre les ponctuations multiples observées déjà sur les pois secs abandonnés des Charançons. Est-ce bien le signe d'une réunion de commensaux ? Oui. Décortiquons, en effet, les dites graines, séparons les cotylédons, que nous subdivisons au besoin. Nous mettons à découvert plusieurs larves, très jeunes, courbées en arc, grassouillettes et se trémoussant, chacune dans une petite niche ronde au sein des vivres.

La paix et le bien-être semblent régner dans la communauté. Pas de querelle, pas de jalouse concurrence entre voisines. La consommation débute, les victuailles abondent, et les attablées sont séparées l'une de l'autre par les cloisons que forment les parties encore intactes du gâteau cotylédonaire. Avec pareil isolement en cellule, nulle rixe à craindre ; entre convives, nul coup de mandibules donné par mégarde ou par intention. Pour tous les occupants, mêmes droits de propriété, même appétit et mêmes forces. Comment se terminera l'exploitation en commun ?

Je mets en tube de verre, après les avoir fendus, des pois reconnus bien peuplés. Journellement, j'en ouvre d'autres. Ces moyens me renseignent sur les progrès des commensaux. D'abord rien de particulier. Isolé dans son étroite niche, chaque vermisseau ronge autour de lui. Il consomme, parcimonieux et paisible. Il est encore bien petit, un atome le rassasie. Cependant le gâteau d'un pois ne peut suffire à si grand nombre, jusqu'à la fin. La famine menace ; tous doivent périr moins un.

Voici qu'effectivement les choses changent bientôt d'aspect. L'un des vers, celui qui dans la graine occupe position centrale, grossit plus vite que les autres. A peine a-t-il acquis volume supérieur à celui des concurrents, que ces derniers cessent de manger, s'abstiennent de fouiller plus avant. Ils s'immobilisent, se résignent ; ils trépassent de cette douce mort qui moissonne les vies non conscientes. Ils disparaissent, fondus, anéantis. Ils étaient si petits, les pauvres sacrifiés ! A l'unique survivant désormais le pois appartient en entier. Que s'est-il donc passé, faisant la dépopulation autour du privilégié ? Faute de réponse topique, je proposerai un soupçon.

Au centre du pois, plus doucement mijoté que le reste par la chimie solaire, n'y aurait-il pas une pâtée infantile, une pulpe de qualité mieux appropriée aux délicatesses du vermisseau ? Là peut-être, excité par un aliment tendre, de haut goût et plus sucré, l'estomac prend vigueur et devient apte à nourriture de digestion moins facile. Avant l'écuelle de bouillie, avant le pain des forts, le nourrisson a le laitage. La partie centrale du pois ne serait-elle pas la mamelle de la Bruche ?

D'une égale ambition, avec des droits pareils, tous les occupants de la semence s'acheminent vers le délicieux morceau. Le trajet est laborieux, et les stations se répètent en des niches provisoires. On se repose ; en attendant mieux, on gruge sobrement autour de soi la substance mûrie ; on travaille de la dent encore plus pour s'ouvrir un passage que pour se restaurer.

Enfin l'un des excavateurs, favorisé par la direction suivie, atteint la laiterie centrale. Il s'y établit, et c'est fini : les autres n'ont qu'à périr. Comment sont-ils avertis que la place est prise ? Entendent-ils le confrère cognant de la mandibule la paroi de sa loge ? Perçoivent-ils à distance la commotion du grignotement ? Quelque chose d'analogue doit se passer, car dès lors cessent les tentatives de pousser plus avant les sondages. Sans lutter contre l'heureux parvenu, sans essayer de le déloger, les retardataires se laissent mourir. J'aime cette candide résignation des arrivés trop tard.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 2.