LA CIGALE — LE CHANT

De son propre aveu, Réaumur n'a jamais entendu chanter la Cigale ; il n'en a jamais vu de vivante. L'insecte lui arrivait des environs d'Avignon dans de l'eau-de-vie chargée de sucre. En ces conditions, suffisantes pour l'anatomiste, pouvait se donner une exacte description de l'organe sonore. Le maître n'y a pas manqué : son oeil clairvoyant a très bien démêlé la structure de l'étrange boîte à musique, si bien que son étude est devenue la source où puise quiconque veut dire quelques mots sur le chant de la Cigale.

Après lui la moisson est faite ; restent seuls à glaner quelques épis dont le disciple espère faire une gerbe. J'ai à l'excès ce qui manquait à Réaumur : j'entends bruire plus que je ne le désirerais l'étourdissant symphoniste ; aussi obtiendrai-je peut-être quelques vues nouvelles en un sujet qui semble épuisé. Reprenons donc la question du chant de la Cigale, ne répétant des données acquises que le nécessaire à la clarté de mon exposition.

Dans mon voisinage, je peux faire récolte de cinq espèces de Cigales, à savoir : Cicada plebeia Lin. ; Cicada orni Linn. ; Cicada hermatodes Lin. ; Cicada atra Oliv. ; et Cicada pymoea Oliv. Les deux premières sont extrêmement communes ; les trois autres sont des raretés, à peine connues des gens de la campagne. La Cigale commune est la plus grosse des cinq, la plus populaire et celle dont l'appareil sonore est habituellement décrit.

Sous la poitrine du mâle, immédiatement en arrière des pattes postérieures, sont deux amples plaques semi-circulaires, chevauchant un peu l'une sur l'autre, celle de droite sur celle de gauche. Ce sont les volets, les couvercles, les étouffoirs, enfin les opercules du bruyant appareil. Soulevons-les. Alors s'ouvrent, l'une à droite, l'autre à gauche, deux spacieuses cavités connues en Provence sous le nom de chapelle ( li capello ). Leur ensemble forme l'église ( la glèiso ). Elles sont limitées en avant par une membrane d'un jaune crème, fine et molle ; en arrière par une pellicule aride, irisée ainsi qu'une bulle de savon et dénommée miroir en provençal ( mirau ).

L'église, les miroirs, les couvercles sont vulgairement considérés comme les organes producteurs du son. D'un chanteur qui manque de souffle, on dit qu'il a les miroirs crevés ( a li mirau creba ). Le langage imagé le dit aussi du poète sans inspiration. L'acoustique dément la croyance populaire. On peut crever les miroirs, enlever les opercules d'un coup de ciseaux, dilacérer la membrane jaune antérieure, et ces mutilations n'abolissent pas le chant de la Cigale ; elles l'altèrent simplement, l'affaiblissent un peu. Les chapelles sont des appareils de résonance. Elles ne produisent pas le son, elles le renforcent par les vibrations de leurs membranes d'avant et d'arrière ; elles le modifient par leurs volets plus ou moins entr'ouverts.

Le véritable organe sonore est ailleurs et assez difficile à trouver pour un novice. Sur le flanc externe de l'une et de l'autre chapelle, à l'arête de jonction du ventre et du dos, bâille une boutonnière délimitée par des parois cornées et masquée par l'opercule rabattu. Donnons-lui le nom de fenêtre. Cette ouverture donne accès dans une cavité ou chambre sonore plus profonde que la chapelle voisine, mais d'ampleur bien moindre. Immédiatement en arrière du point d'attache des ailes postérieures se voit une légère protubérance, à peu près ovalaire, qui, par sa coloration d'un noir mat, se distingue des téguments voisins, à duvet argenté. Cette protubérance est la paroi extérieure de la chambre sonore.

Pratiquons-y large brèche. Alors apparaît à découvert l'appareil producteur du son, la cymbale. C'est une petite membrane aride, blanche, de forme ovalaire, convexe au dehors, parcourue d'un bout à l'autre de son grand diamètre par un faisceau de trois ou quatre nervures brunes, qui lui donnent du ressort, et fixée en tout son pourtour dans un encadrement rigide. Imaginons que cette écaille bombée se déforme, tiraillée à l'intérieur, se déprime un peu, puis rapidement revienne à sa convexité première par le fait de ses élastiques nervures. Un cliquetis résultera de ce va-et-vient.

Il y a une vingtaine d'années, la capitale s'était éprise d'un stupide jouet appelé criquet ou cri-cri, si je ne me trompe. C'était une courte lame d'acier fixée d'un bout sur une base métallique. Pressée et déformée du pouce, puis abandonnée à elle-même, tour à tour, ladite lame, à défaut d'autre mérite, avait un cliquetis fort agaçant : il n'en faut pas davantage pour captiver les suffrages populaires. Le criquet eut ses jours de gloire. L'oubli en a fait justice, et de façon si radicale que je crains de ne pas être compris en rappelant le célèbre engin.

La cymbale membraneuse et le criquet d'acier sont des instruments analogues. L'un et l'autre bruissent par la déformation d'une lame élastique et le retour à l'état primitif. Le criquet se déforme par la pression du pouce. Comment se modifie la convexité des cymbales ? Revenons à l'église, et crevons le rideau jaune qui délimite en avant chaque chapelle. Deux gros piliers musculaires se montrent, d'un orangé pâle, associés en forme de V, dont la pointe repose sur la ligne médiane de l'insecte, à la face inférieure. Chacun de ces piliers charnus se termine brusquement en haut, comme tronqué, et de la troncature s'élève un court et mince cordon qui va se rattacher latéralement à la cymbale correspondante.

Tout le mécanisme est là, non moins simple que celui du criquet métallique. Les deux colonnes musculaires se contractent et se relâchent, se raccourcissent et s'allongent. Au moyen du lien terminal, elles tiraillent donc chacune sa cymbale, la dépriment et aussitôt l'abandonnent à son propre ressort. Ainsi vibrent les deux écailles sonores.

Veut-on se convaincre de l'efficacité de ce mécanisme ? Veut-on faire chanter une Cigale morte, mais encore fraîche ? Rien de plus simple. Saisissons avec des pinces l'une des colonnes musculaires et tirons par secousses ménagées. Le cri-cri mort ressuscite ; à chaque secousse bruit le cliquetis de la cymbale. C'est très maigre, il est vrai, dépourvu de cette ampleur que le virtuose vivant obtient au moyen de ses chambres de résonance ; l'élément fondamental de la chanson n'en est pas moins obtenu par cet artifice d'anatomiste.

Veut-on, au contraire, rendre muette une Cigale vivante, obstinée mélomane qui, saisie, tourmentée entre les doigts, déplore son infortune aussi loquacement que tantôt, sur l'arbre, elle célébrait ses joies ? Inutile de lui violenter les chapelles, de lui crever les miroirs : l'atroce mutilation ne la modérerait pas. Mais, par la boutonnière latérale que nous avons nommée fenêtre, introduisons une épingle et atteignons la cymbale au fond de la chambre sonore. Un petit coup de rien, et se tait la cymbale trouée. Pareille opération sur l'autre flanc achève de rendre aphone l'insecte, vigoureux d'ailleurs comme avant, sans blessure sensible. Qui n'est pas au courant de l'affaire reste émerveillé devant le résultat de mon coup d'épingle, lorsque la ruine des miroirs et autres dépendances de l'église n'amène pas le silence. Une subtile piqûre, de gravité négligeable, produit ce que ne donnerait pas l'éventrement de la bête.

Les opercules, plaques rigides solidement encastrées, sont immobiles. C'est l'abdomen lui-même qui, se relevant ou s'abaissant, fait ouvrir ou fermer l'église. Quand le ventre est abaissé, les opercules obturent exactement les chapelles, ainsi que les fenêtres des chambres sonores. Le son est alors affaibli, sourd, étouffé. Quand le ventre se relève, les chapelles bâillent, les fenêtres sont libres, et le son acquiert tout son éclat. Les rapides oscillations de l'abdomen, synchroniques avec les contractions des muscles moteurs des cymbales, déterminent donc l'ampleur variable du son, qui semble provenir de coups d'archet précipités.

Si le temps est calme, chaud, vers l'heure méridienne, le chant de la Cigale se subdivise en strophes de la durée de quelques secondes, et séparées par de courts silences. La strophe brusquement débute. Par une ascension rapide, l'abdomen oscillant de plus en plus vite, elle acquiert le maximum d'éclat ; elle se maintient avec la même puissance quelques secondes, puis faiblit par degrés et dégénère en un frémissement qui décroît à mesure que le ventre revient au repos. Avec les dernières pulsations abdominales survient le silence, de durée variable suivant l'état de l'atmosphère. Puis soudain nouvelle strophe, répétition monotone de la première. Ainsi de suite indéfiniment.

Il arrive parfois, surtout aux heures des soirées lourdes, que l'insecte, enivré de soleil, abrège les silences, et les supprime même. Le chant est alors continu, mais, toujours avec alternance de crescendo et de decrescendo. C'est vers les sept ou huit heures du matin que se donnent les premiers coups d'archet, et l'orchestre ne cesse qu'aux lueurs mourantes du crépuscule, vers les-huit heures du soir. Total, le tour complet du cadran pour la durée du concert. Mais si le ciel est couvert, si le vent souffle trop froid, la Cigale se tait.

La seconde espèce, de moitié moindre que la Cigale commune, porte dans le pays le nom de Cacan, imitation assez exacte de sa façon de bruire. C'est la Cigale de l'orne des naturalistes, beaucoup plus alerte, plus méfiante que la première. Son chant rauque et fort est une série de can ! can ! can ! can ! sans aucun silence subdivisant l'ode en strophes. Par sa monotonie, son aigre raucité, il est des plus odieux, surtout quand l'orchestre se compose de quelques centaines d'exécutants, ainsi que cela se passe sur mes deux platanes pendant la canicule. On dirait alors qu'un amas de noix sèches est ballotté dans un sac jusqu'à rupture des coques. L'agaçant concert, vrai supplice, n'a qu'un médiocre palliatif : la Cigale de l'orne est un peu moins matinale que la Cigale commune et ne s'attarde pas autant dans la soirée.

Bien que construit sur les mêmes principes fondamentaux, l'appareil vocal offre de nombreuses particularités qui donnent au chant son caractère spécial. La chambre sonore manque en plein, ce qui supprime son entrée, la fenêtre. La cymbale se montre à découvert, immédiatement en arrière de l'insertion de l'aile postérieure. C'est encore une aride écaille blanche, convexe au-dehors et parcourue par un faisceau de cinq nervures d'un brun rougeâtre.

Le premier segment de l'abdomen émet en avant une large et courte languette rigide qui, par son extrémité libre, s'appuie sur la cymbale. Cette languette peut être comparée à la lame d'une crécelle qui, au lieu de s'appliquer sur les dents d'une noix en rotation, toucherait plus ou moins les nervures de la cymbale vibrante. De là doit résulter en partie, ce me semble, le son rauque et criard. Il n'est guère possible de vérifier le fait en tenant l'animal entre les doigts : le cacan effarouché est loin de faire entendre alors sa normale chanson.

Les opercules ne chevauchent pas l'un sur l'autre ; ils sont, au contraire, séparés par un assez long intervalle. Avec les languettes rigides, appendices de l'abdomen, ils abritent à demi les cymbales, complètement à découvert sur l'autre moitié. Sous la pression du doigt, l'abdomen bâille peu dans son articulation avec le thorax. Du reste, l'insecte se tient immobile quand il chante ; il ignore les rapides trémoussements du ventre, source de modulations dans le chant de la Cigale commune. Les chapelles sont très petites, presque négligeables comme appareils de résonance. Il y a toutefois des miroirs, mais fort réduits et mesurant un millimètre à peine. En somme, l'appareil de résonance, si développé dans la Cigale commune, est ici très rudimentaire. Comment alors se renforce, jusqu'à devenir intolérable, le maigre cliquetis des cymbales ?

La Cigale de l'orne est ventriloque. Si l'on examine l'abdomen par transparence, on le voit translucide dans ses deux tiers antérieurs. D'un coup de ciseaux, retranchons le tiers opaque où sont relégués, réduits au strict indispensable, les organes dont ne peuvent se passer la propagation de l'espèce et la conservation de l'individu. Le reste du ventre largement bâille et présente une ample cavité, réduite à ses parois tégumentaires, sauf à la face dorsale, qui, tapissée d'une mince couche musculaire, donne appui au fin canal digestif, un fil presque. La vaste capacité, formant près de la moitié du volume total de la bête, est donc vide, ou peu s'en faut. Au fond se voient les deux piliers moteurs des cymbales, les deux colonnes musculaires assemblées en V. A droite et à gauche de la pointe de ce V brillent les deux miroirs minuscules ; et entre les deux branches, dans les profondeurs du thorax, se prolonge l'espace vide.

Ce ventre creux et son complément thoracique sont un énorme résonateur, comme n'en possède de comparable nul autre virtuose de nos régions. Si je ferme du doigt l'orifice de l'abdomen que je viens de tronquer, le son devient plus grave, conformément aux lois des tuyaux sonores ; si j'adapte à l'embouchure du ventre ouvert un cylindre, un cornet de papier, le son gagne en intensité aussi bien qu'en gravité. Avec un cornet réglé à point et de plus immergé par son large bout dans l'embouchure d'une éprouvette renforçante, ce n'est plus chant de cigale, c'est presque beuglement de taureau. Mes jeunes enfants, se trouvant là par hasard au moment de mes expériences acoustiques, s'enfuient épouvantés. L'insecte qui leur est si familier leur inspire terreur.

La cause de la raucité du son paraît être la languette de crécelle frôlant les nervures des cymbales en vibration ; la cause de l'intensité est, à n'en pas douter, le spacieux résonateur du ventre. Il faut être, reconnaissons-le, bien passionné de chant pour se vider ainsi le ventre et la poitrine en faveur d'une boîte à musique. Les organes essentiels de la vie s'amoindrissent à l'extrême, se confinent dans un étroit recoin, pour laisser vaste ampleur à la caisse de résonance. Le chant d'abord, le reste au second rang.

Il est heureux que la Cigale de l'orne ne suive pas les conseils des évolutionnistes. Si, plus enthousiaste d'une génération à l'autre, elle pouvait acquérir, de progrès en progrès, un résonateur ventral comparable à celui que lui font mes cornets de papier, la Provence, peuplée de cacans, serait un jour inhabitable.

Après les détails déjà donnés sur la Cigale commune, est-il bien nécessaire de dire comment se réduit au silence l'insupportable bavarde de l'orne ? Les cymbales sont bien visibles à l'extérieur. On les perce avec la pointe d'une aiguille. A l'instant silence complet. Que n'y a-t-il sur mes platanes, parmi les insectes porteurs de stylet, des auxiliaires amis, eux aussi, de la tranquillité, et dévoués à pareil travail ! Voeu insensé : une note manquerait à la majestueuse symphonie de la moisson.

La Cigale rouge (Cicada hematodes) est un peu moindre que la Cigale commune. Elle doit son nom au rouge de sang qui remplace le brun de l'autre sur les nervures des ailes et quelques autres linéaments du corps. Elle est rare. Je la rencontre de loin en loin sur les haies d'aubépine. Pour l'appareil musical, elle est intermédiaire entre la Cigale commune et la Cigale de l'orne. De la première elle possède le mouvement oscillatoire du ventre, qui rend le son plus fort ou plus faible en faisant entr'ouvrir ou fermer l'église ; de la seconde elle a les cymbales découvertes, non accompagnées de chambre sonore et de fenêtre.

Les cymbales sont donc à nu, immédiatement en arrière du point d'attache des ailes postérieures. Blanches et assez régulièrement convexes, elles ont huit grandes nervures parallèles d'un brun rougeâtre, et sept autres beaucoup plus courtes, insérées une à une dans les intervalles des premières. Les opercules sont petits, échancrés à leur bord interne de façon à ne recouvrir qu'à demi la chapelle correspondante. Le pertuis laissé par l'échancrure operculaire a pour volet une petite palette fixée à la base de la patte postérieure, qui, s'appliquant contre le corps ou, bien se soulevant un peu, ferme ou laisse libre l'ouverture. Les autres Cigales ont un appendice analogue, mais plus étroit, plus pointu.

En outre, le ventre est largement mobile de bas en haut et de haut en bas, comme pour la Cigale commune. Ce mouvement oscillatoire, combiné avec le jeu des palettes fémorales, ouvre ou ferme les chapelles à des degrés divers.

Les miroirs, sans avoir l'ampleur de ceux de la Cigale commune, ont le même aspect. La membrane qui leur fait face du côté du thorax est blanche, ovalaire, très fine, bien tendue quand l'abdomen est relevé, flasque et ridée quand l'abdomen est abaissé. En l'état de tension, elle paraît apte à vibrer et à renforcer le son.

Le chant, modulé et subdivisé en strophes, rappelle celui de la Cigale commune, mais il est beaucoup plus discret. Son défaut d'éclat pourrait bien provenir de l'absence des chambres sonores. A parité d'énergie, les cymbales vibrant à découvert ne peuvent avoir l'intensité de son de celles qui vibrent au fond d'un vestibule de résonance. La bruyante Cigale de l'orne est dépourvue, il est vrai, elle aussi, de ce vestibule, mais elle y supplée largement par l'énorme résonateur de son ventre.

Je n'ai pas rencontré la troisième espèce de Cigale figurée par Réaumur et décrite par Olivier sous le nom de Cicada tomentosa. Elle est connue en Provence, disent-ils l'un et l'autre, sous le nom de Cigalon, ou plutôt Cigaloun (petite Cigale). Cette appellation est inconnue dans mon voisinage.

Je suis en possession de deux autres espèces que Réaumur a probablement, confondues avec celle dont il nous donne la figure. L'une est la Cigale noire ( Cicada atra Oliv. ), rencontrée une seule fois ; l'autre est la Cigale pygmée ( Cicada pygmoea Oliv. ), dont j'ai fait récolte suffisante. Disons quelques mots de cette dernière.

C'est la plus petite du genre dans ma région. Elle a la taille d'un médiocre taon et mesure deux centimètres environ. Hyalines avec trois nervures d'un blanc opaque, les cymbales, à peine abritées par un repli du tégument, sont visibles en plein, sans vestibule aucun ou chambre sonore. Remarquons, en terminant notre revue, que ce vestibule se trouve uniquement dans la Cigale commune ; toutes les autres en sont privées.

Les opercules séparés l'un de l'autre par un large intervalle, laissent amplement bâiller les chapelles. Les miroirs sont relativement grands. Leur configuration rappelle la silhouette d'un haricot. L'abdomen n'oscille pas lorsque l'insecte chante ; il reste immobile comme celui de la Cigale de l'orne. De là, pour l'une et l'autre, défaut de variété dans la mélodie.

Le chant de la Cigale pygmée est un bruissement monotone, aigu, mais faible et perceptible à peine à quelques pas de distance dans le calme des énervantes après-midi de juillet. Si jamais il lui prenait fantaisie d'abandonner les buissons brûlés par le soleil et de venir s'établir en nombre sur mes frais platanes, ce que je souhaite, désireux de mieux l'étudier, la mignonne Cigale ne troublerait pas ma solitude comme le fait l'enragé Cacan.

Voilà franchies les broussailles descriptives : l'instrument sonore nous est connu en sa structure. Pour finir, demandons-nous le but de ces orgies musicales. A quoi bon tant de bruit ? Une réponse est inévitable : c'est l'appel des mâles invitant leurs compagnes ; c'est la cantate des amoureux.

Je me permettrai de discuter la réponse, très naturelle d'ailleurs. Voilà une quinzaine d'années que la Cigale commune et son aigre associé le Cacan m'imposent leur société. Tous les étés, pendant deux mois, je les ai sous les yeux, je les ai dans les oreilles. Si je ne les écoute pas volontiers, je les observe avec quelque zèle. Je les vois rangés en files sur l'écorce lisse des platanes, tous la tête en haut, les deux sexes mélangés à quelques pouces l'un de l'autre.

Le suçoir implanté, ils s'abreuvent, immobiles. A mesure que le soleil tourne et déplace l'ombre, ils tournent aussi autour, de la branche par lentes enjambées latérales, et gagnent la face la mieux illuminée, la plus chaude. Que le suçoir fonctionne ou que le déménagement se fasse, le chant ne discontinue pas.

Convient-il de prendre l'interminable cantilène pour un appel passionné ? J'hésite. Dans l'assemblée, les deux sexes sont côte à côte, et l'on n'appelle pas des mois durant quiconque vous coudoie. Je ne vois jamais, du reste, accourir une femelle au milieu de l'orchestre le plus bruyant. Comme préludes du mariage, la vue suffit ici, car elle est excellente, le prétendant n'a que faire d'une sempiternelle déclaration, la prétendue est sa proche voisine.

Serait-ce alors un moyen de charmer, de toucher l'insensible ? Mon doute persiste. Je ne surprends dans les femelles aucun signe de satisfaction ; je ne les vois jamais se trémousser un peu, dodeliner lorsque les amoureux prodiguent leurs plus éclatants coups de cymbales.

Les paysans, mes voisins, disent qu'en temps de moisson, la Cigale leur chante : Sego, sego, sego ! (Fauche, fauche, fauche !) pour les encourager au travail. Moissonneurs d'idées et moissonneurs d'épis, nous sommes mêmes gens, travaillant, ceux-ci pour le pain de l'estomac, ceux-là pour le pain de l'intelligence. Leur explication, je la comprends donc, et je l'adopte comme gracieuse naïveté.

La science désire mieux, mais elle trouve dans l'insecte un monde fermé pour nous. Nulle possibilité d'entrevoir, de soupçonner même l'impression produite par le cliquetis des cymbales sur celles qui l'inspirent. Tout ce que je peux dire, c'est que leur extérieur impassible semble dénoter complète indifférence. N'insistons pas : le sentiment intime de la bête est mystère insondable.

Un autre motif de doute est celui-ci. Qui est sensible au chant a toujours l'ouïe fine, et cette ouïe, sentinelle vigilante, doit, au moindre bruit, donner l'éveil du danger. Les oiseaux, chanteurs émérites, ont une exquise finesse d'audition. Pour une feuille remuée dans le branchage, pour une parole échangée entre passants, soudain ils se taisent, inquiets, sur leur garde. Ah ! Que la Cigale est loin de telle émotion !

Elle a la vue très fine. Ses gros yeux à facettes l'instruisent de ce qui se passe à droite et de ce qui se passe à gauche ; ses trois stemmates, petits télescopes en rubis, explorent l'étendue au-dessus du front. Qu'elle nous voie venir, et aussitôt elle se tait, s'envole. Mais plaçons-nous de façon à éviter les cinq appareils de vision ; et là, parlons, sifflons, faisons claquer les mains l'une dans l'autre, entrechoquons deux cailloux. Pour bien moins, un oiseau qui ne vous verrait pas, à l'instant suspendrait son chant, s'envolerait éperdu. Elle, imperturbable, continue de bruire comme si de rien n'était.

De mes expériences en pareil sujet, je n'en mentionnerai qu'une, la plus mémorable.

J'emprunte l'artillerie municipale, c'est-à-dire les boîtes que l'on fait tonner le jour de la fête patronale. Le canonnier se fait un plaisir de les charger à l'intention des Cigales et de venir les tirer chez moi. Il y en a deux, bourrées comme pour la réjouissance la plus solennelle. Jamais homme politique faisant sa tournée électorale n'a été honoré d'autant de poudre. Aussi, pour prévenir la rupture des vitres, les fenêtres sont-elles ouvertes. Les deux tonnants engins sont disposés au pied des platanes, devant ma porte, sans précaution aucune pour les masquer : les Cigales qui chantent là-haut sur les branches ne peuvent voir ce qui se passe en bas.

Nous sommes six auditeurs. Un moment de calme relatif est attendu. Le nombre des chanteuses est constaté par chacun de nous, ainsi que l'ampleur et le rythme du chant. Nous voilà prêts, l'oreille attentive à ce qui va se passer dans l'orchestre aérien. La boîte part, vrai coup de tonnerre...

Aucun émoi là-haut. Le nombre des exécutants est le même, le rythme est le même, l'ampleur du son est la même. Les six témoignages sont unanimes : la puissante explosion n'a modifié en rien le chant des Cigales. Avec la seconde boîte, résultat identique.

Que conclure de cette persistance de l'orchestre, nullement surpris et troublé par un coup de canon ? En déduirai-je que la Cigale est sourde ? Je me garderai bien de m'aventurer jusque-là ; mais si quelqu'un, plus audacieux, l'affirmait, je ne saurais vraiment quelles raisons invoquer pour le contredire. Je serais contraint de concéder au moins qu'elle est dure d'oreille et qu'on peut lui appliquer la célèbre locution : crier comme un sourd.

Lorsque, sur les pierrailles d'un sentier, le Criquet à ailes bleues délicieusement se grise de soleil et frôle de ses grosses cuisses postérieures l'âpre rebord de ses élytres ; lorsque la Grenouille verte, la Rainette, non moins enrhumée que le Cacan, se gonfle la gorge dans le feuillage des arbustes, et la ballonne en sonore vessie au moment où l'orage couve, font-ils appel l'un et l'autre à la compagne absente ? En aucune manière. Les coups d'archet du premier donnent à peine stridulation perceptible ; les volumineux coups de gosier de la seconde se perdent inutiles : la désirée n'accourt pas.

Est-ce que l'insecte a besoin de ces effusions retentissantes, de ces aveux loquaces pour déclarer sa flamme ? Consultez l'immense majorité que le rapprochement des sexes laisse silencieux. Je ne vois dans le violon de la Sauterelle, dans la cornemuse de la Rainette, dans les cymbales du Cacan, que des moyens propres à témoigner la joie de vivre, l'universelle joie que chaque espèce animale célèbre à sa manière.

Si l'on m'affirmait que les Cigales, mettent en branle leur bruyant appareil sans nul souci du son produit, pour le seul plaisir de se sentir vivre, de même que nous nous frottons les mains en un moment de satisfaction, je n'en serais pas autrement scandalisé. Qu'il y ait en outre, dans leur concert, un but secondaire où le sexe muet est intéressé, c'est, fort possible, fort naturel, sans être encore démontré.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 16.