LA MANTE — LA CHASSE
Encore une bête du Midi, d'intérêt au moins égal à celui de la Cigale, mais de célébrité bien moindre, parce qu'elle ne fait point de bruit. Si le Ciel l'eût gratifiée de cymbales, première condition de la popularité, elle éclipserait le renom de la célèbre chanteuse, tant sont étranges et sa forme et ses moeurs. On l'appelle ici lou Prègo-Diéu , la bête qui prie Dieu. Son nom officiel est Mante religieuse (Mantis religiosa Linn.).
Le langage de la science et le naïf vocabulaire du paysan sont ici d'accord et font de la bizarre créature une pythonisse rendant ses oracles, une ascète en extase mystique. La comparaison date de loin. Déjà les Grecs appelaient l'insecte Μαντις , le devin, le prophète. L'homme des champs n'est pas difficile en fait d'analogies ; il supplée richement aux vagues données des apparences. Il a vu sur les herbages brûlés par le soleil un insecte de belle prestance, à demi redressé majestueusement. Il a remarqué ses amples et fines ailes vertes, tramant à la façon de longs voiles de lin ; il a vu ses pattes antérieures, des bras pour ainsi dire, levées vers le ciel en posture d'invocation. Il n'en fallait pas davantage ; l'imagination populaire a fait le reste ; et voilà, depuis les temps antiques, les broussailles peuplées de devineresses en exercice d'oracle, de religieuses en oraison.
O bonnes gens aux naïvetés enfantines, quelle erreur était la vôtre ! Ces airs patenôtriers cachent des moeurs atroces ; ces bras suppliants sont d'horribles machines de brigandage : ils n'égrènent pas des chapelets, ils exterminent qui passe à leur portée. Par une exception qu'on serait loin de soupçonner dans la série herbivore des Orthoptères, la Mante se nourrit exclusivement, de proie vivante. Elle est le tigre des paisibles populations entomologiques, l'ogre en embuscade qui prélève le tribut de chair fraîche. Supposons-lui vigueur suffisante, et ses appétits carnassiers, ses traquenards d'horrible perfection en feraient la terreur des campagnes. Le Prègo-Diéu deviendrait vampire satanique.
Son instrument de mort à part, la Mante n'a rien qui inspire appréhension. Elle ne manque même pas de gracieuseté, avec sa taille svelte, son élégant corsage, sa coloration d'un vert tendre, ses longues ailes de gaze. Pas de mandibules féroces, ouvertes en cisailles ; au contraire, un fin museau pointu qui semble fait pour becqueter. A la faveur d'un cou flexible, bien dégagé du thorax, la tête peut pivoter, se tourner de droite et de gauche, se pencher, se redresser. Seule parmi les insectes, la Mante dirige son regard ; elle inspecte, elle examine ; elle a presque une physionomie.
Le contraste est grand entre l'ensemble du corps, d'aspect très pacifique, et la meurtrière machine des pattes antérieures, si justement qualifiées de ravisseuses. La hanche est d'une longueur et d'une puissance insolites. Son rôle est de lancer en avant le piège à loups qui n'attend pas la victime, mais va la chercher. Un peu de parure embellit, le traquenard. A la face interne, la base de la hanche est agrémentée d'une belle tache noire ocellée de blanc ; quelques rangées de fines perles complètent l'ornementation.
La cuisse, plus longue encore et sorte de fuseau déprimé, porte à la face inférieure, sur la moitié d'avant, une double rangée d'épines acérées. La rangée interne en comprend une douzaine, alternativement noires et plus longues, vertes et plus courtes. Cette alternance des longueurs inégales multiplie les points d'engrenage et favorise l'efficacité de l'arme. La rangée externe est plus simple et n'a que quatre dents. Enfin trois aiguillons, les plus longs de tous, se dressent en arrière de la double série. Bref, la cuisse est une scie à deux lames parallèles, que sépare une gouttière où vient s'engager la jambe repliée.
Celle-ci, très mobile sur son articulation avec la cuisse, est également une scie double, à dents plus petites, plus nombreuses et plus serrées que celles de la cuisse. Elle se termine par un robuste croc dont la pointe rivalise d'acuité avec la meilleure aiguille, croc canaliculé en dessous, à double lame de couteau ou de serpette.
Outil de haute perfection pour transpercer et déchirer, ce harpon m'a laissé de piquants souvenirs. Que de fois, dans mes chasses, griffé par la bête que je venais de prendre et n'ayant pas les deux mains libres, il m'a fallu recourir à l'aide d'autrui pour me libérer de ma tenace capture ! Qui voudrait se dépêtrer par la violence, sans dégager avant les crocs implantés, s'exposerait à des éraflures comme pourraient en faire les aiguillons du rosier. Aucun de nos insectes n'est de maniement plus incommode. Cela vous griffe de ses pointes de serpette, vous larde de ses piquants, vous saisit de ses étaux, et vous rend la défense à peu près impossible si, désireux de conserver votre prise vivante, vous ménagez le coup de pouce qui mettrait fin à la lutte en écrasant la bête.
Au repos, le traquenard est plié et redressé contre la poitrine, inoffensif en apparence. Voilà l'insecte qui prie. Mais qu'une proie vienne à passer, et la posture d'oraison brusquement cesse. Soudain déployées, les trois longues pièces de la machine portent au loin le grappin terminal, qui harponne, revient en arrière et amène la capture entre les deux scies. L'étau se referme par un mouvement pareil à celui du bras vers l'avant-bras ; et c'est fini : criquet, sauterelle et autres plus puissants, une fois saisis dans l'engrenage à quatre rangées de pointes, sont perdus sans ressource. Ni leurs trémoussements désespérés ni leurs ruades ne feront lâcher le terrible engin.
Impraticable dans la liberté des champs, l'étude suivie des moeurs exige ici l'éducation à domicile. L'entreprise n'a rien de difficile : la Mante est peu soucieuse de son internement sous cloche, à la condition d'être bien nourrie. Donnons-lui des vivres de choix, renouvelés tous les jours, et le regret des buissons ne la tourmentera guère.
J'ai pour volières, à l'usage de mes captives, une dizaine d'amples cloches en toile métallique, les mêmes dont il se fait emploi pour mettre à l'abri des mouches certaines provisions de table. Chacune repose sur une terrine remplie de sable. Une touffe sèche de thym, une pierre plate où pourra plus tard se faire la ponte, en composent tout l'ameublement. Ces chalets sont rangés sur la grande table de mon laboratoire aux bêtes, où le soleil les visite la majeure partie de la journée. J'y installe mes captives, les unes isolées, les autres par groupes.
C'est dans la seconde quinzaine du mois d'août que je commence à rencontrer l'insecte adulte dans les herbages fanés, les broussailles, au bord des chemins. Les femelles, à ventre déjà volumineux, sont de jour en jour plus fréquentes. Leurs fluets compagnons sont, au contraire, assez rares, et j'ai parfois bien de la peine à compléter mes couples, car il se fait dans les volières une tragique consommation de ces nains. Réservons ces atrocités pour plus tard, et parlons d'abord des femelles.
Ce sont de fortes mangeuses dont l'entretien, lorsqu'il doit durer quelques mois, n'est pas sans difficultés. Il faut renouveler presque chaque jour les provisions, pour la majeure part gaspillées en dégustations dédaigneuses. Sur ses broussailles natales, la Mante, j'aime à le croire, est plus économe. Le gibier n'abondant pas, elle utilise à fond la pièce saisie ; dans mes volières, elle est prodigue. Souvent, après quelques bouchées, elle laisse choir, elle abandonne le riche morceau sans en tirer d'autre profit. Ainsi se trompent, paraît-il, les ennuis de la captivité.
Pour faire face à ce luxe de table, il me faut recourir à des aides. Deux ou trois petits désoeuvrés du voisinage, gagnés par la tartine et la tranche de melon, vont, matin et soir, dans les pelouses d'alentour, garnir leurs bourriches, étuis en bouts de roseau, où s'entassent vivants criquets et sauterelles. De mon côté, le filet, à la main, je fais quotidiennement une tournée dans l'enclos, désireux de procurer à mes pensionnaires quelque gibier de choix.
Ces pièces d'élite, je les destine à m'apprendre jusqu'où peuvent aller l'audace et la vigueur de la Mante. De ce nombre sont le gros Criquet cendré ( Pachytylus cinerascens Fab.), dépassant en volume celle qui doit le consommer ; le Dectique à front blanc, armé de vigoureuses mandibules dont les doigts ont à se méfier ; le bizarre Truxale, coiffé d'une mitre en pyramide ; l'Ephippigère des vignes, qui fait grincer des cymbales et porte sabre au bout du ventre bedonnant. A cet assortiment de gibier peu commode, ajoutons deux horreurs, deux araignées parmi les plus grandes du pays : l'Epeire soyeuse, dont l'abdomen discoïde et festonné a l'ampleur d'une pièce de vingt sous ; l'Epeire diadème, affreusement hirsute et ventrue.
Qu'en liberté la Mante s'attaque à de pareils adversaires, je ne peux en douter lorsque je la vois, sous mes cloches, livrer hardiment bataille à tout ce qui se présente. A l'affût parmi les buissons, elle doit profiter des aubaines opulentes offertes par le hasard, comme elle profite, sous le grillage métallique, des richesses dues à ma générosité. Ces grandes chasses, pleines de péril, ne s'improvisent pas ; elles doivent être dans les habitudes courantes. Toutefois, elles me paraissent rares, faute d'occasion, et au grand regret de la Mante peut-être.
Criquets de toute espèce, papillons, libellules, grosses mouches, abeilles et autres moyennes captures, voilà ce qu'on rencontre habituellement entre les pattes ravisseuses. Toujours est-il que dans mes volières l'audacieuse chasseresse ne recule devant rien. Criquet cendré et Dectique, Epeire et Truxale, tôt ou tard sont harponnés, immobilisés entre les scies et délicieusement croqués. La chose mérite d'être racontée.
A la vue du gros Criquet qui s'est étourdiment approché sur le treillis de la cloche, la Mante, secouée d'un soubresaut convulsif, se met soudain en terrifiante posture. Une commotion électrique ne produirait pas effet plus rapide. La transition est si brusque, la mimique si menaçante, que l'observateur novice sur-le-champ hésite, retire la main, inquiet d'un danger inconnu. Si la pensée est ailleurs, je ne peux encore, vieil habitué, me défendre d'une certaine surprise. On a devant soi, à l'improviste, une sorte d'épouvantail, de diablotin chassé hors de sa boîte par l'élasticité d'un ressort.
Les élytres s'ouvrent, rejetés obliquement de côté ; les ailes s'étalent dans toute leur ampleur et se dressent en voiles parallèles, en vaste cimier qui domine le dos ; le bout du ventre se convolute en crosse, remonte, puis s'abaisse et se détend par brusques secousses avec une sorte de souffle, un bruit de puf ! puf ! rappelant celui du dindon qui fait la roue. On dirait les bouffées d'une couleuvre surprise.
Fièrement campé sur les quatre pattes postérieures, l'insecte tient son long corsage presque vertical. Les pattes ravisseuses, d'abord ployées et appliquées l'une contre l'autre devant la poitrine, s'ouvrent toutes grandes, se projettent en croix et mettent à découvert les aisselles ornementées de rangées de perles et d'une tache noire à point central blanc. Les deux ocelles, vague imitation de ceux de la queue du paon, sont, avec les fines bosselures éburnéennes, des joyaux de guerre tenus secrets en temps habituel. Cela ne s'exhibe de l'écrin qu'au moment de se faire terrible et superbe pour la bataille.
Immobile dans son étrange pose, la Mante surveille l'acridien, le regard fixé dans sa direction, la tête pivotant un peu à mesure que l'autre se déplace. Le but de cette mimique est évident la Mante veut terroriser, paralyser d'effroi la puissante venaison, qui, non démoralisée par l'épouvante, serait trop dangereuse.
Y parvient-elle ? Sous le crâne luisant du Dectique, derrière la longue face du Criquet, nul ne sait ce qui se passe. Aucun signe d'émotion ne se révèle à nos regards sur leurs masques impassibles. Il est certain néanmoins que le menacé connaît le danger. Il voit se dresser devant lui un spectre, les crocs en l'air, prêts à s'abattre ; il se sent en face de la mort et il ne fuit pas lorsqu'il en est temps encore. Lui qui excelle à bondir et qui si aisément pourrait s'élancer loin des griffes, lui le sauteur aux grosses cuisses, stupidement reste en place ou même se rapproche à pas lents.
On dit que les petits oiseaux, paralysés de terreur devant la gueule ouverte du serpent médusés par le regard du reptile, se laissent happer, incapables d'essor. A peu près ainsi se comporte, bien des fois, l'acridien. Le voici à portée de la fascinatrice. Les deux grappins s'abattent, les griffes harponnent, les doubles scies se referment, enserrent. Vainement le malheureux proteste : ses mandibules mâchent à vide, ses ruades désespérées fouettent l'air. Il faut y passer. La Mante replie les ailes, son étendard de guerre ; elle reprend la pose normale, et le repas commence.
Dans l'attaque du Truxale et de l'Éphippigère, gibiers moins périlleux que le Criquet cendré et le Dectique, la pose spectrale est moins imposante et de moindre durée. Les grappins lancés souvent suffisent. Ils suffisent aussi à l'égard de l'Epeire, saisie par le travers du corps, sans nul souci des crochets à venin. Avec les modestes Criquets, menu habituel sous mes cloches comme en liberté, la Mante emploie rarement ses moyens d'intimidation ; elle se borne à saisir l'étourdi passant à sa portée.
Lorsque la pièce à capturer peut présenter résistance sérieuse, la Mante a donc à son service une pose qui terrorise, fascine la proie et donne aux crocs le moyen de happer sûrement. Ses pièges à loups se referment sur une victime démoralisée, incapable de défense. Elle immobilise d'effroi son gibier au moyen d'une brusque attitude de spectre.
Un grand rôle revient aux ailes dans la fantastique pose. Elles sont très amples, vertes au bord externe, incolores et diaphanes dans tout le reste. De nombreuses nervures, rayonnant en éventail, les parcourent dans le sens de la longueur. D'autres, plus fines et transversales, coupent les premières à angle droit et forment avec elles une multitude de mailles. Dans l'attitude spectrale, les ailes s'étalent et se redressent en deux plans parallèles qui se touchent presque, comme le font les ailes des papillons diurnes au repos. Entre les deux se meut, par brusques élans, le bout convoluté de l'abdomen. Du frôlement du ventre contre le réseau des nervures alaires provient l'espèce de souffle que j'ai comparé aux bouffées d'une couleuvre en posture défensive. Pour imiter l'étrange bruit, il suffit de promener rapidement le bout de l'ongle contre la face supérieure d'une aile déployée.
Des ailes s'imposent au mâle, nain fluet qui doit, d'une broussaille à l'autre, vagabonder pour la pariade. Il les a bien développées, suffisantes, et de reste, pour ses essors, dont la plus grande portée atteint à peine quatre ou cinq de nos pas. Il est très sobre, ce mesquin. Fort rarement, dans mes volières, je le surprends avec un maigre Criquet, une proie de rien, des plus inoffensives. C'est dire qu'il ne connaît pas la pose de fantôme, inutile pour lui, chasseur de peu d'ambition.
L'opportunité des ailes ne se comprend pas, au contraire, pour la femelle, démesurément obèse à la maturité des oeufs. Elle grimpe, elle court ; jamais elle ne vole, alourdie par son embonpoint. Alors dans quel but des ailes, et des ailes comme il y en a bien peu d'ampleur semblable ?
La question devient plus pressante si l'on considère la Mante décolorée (Ameles decolor ), proche voisine de la Mante religieuse. Le mâle est ailé, et même d'essor assez prompt. La femelle, traînant gros ventre bourré d'oeufs, réduit ses ailes à des moignons et porte veston à courtes basques comme les fromagers de l'Auvergne et de la Savoie. Pour qui ne doit pas quitter les gazons secs et les pierrailles, ce costume écourté sied mieux que d'inutiles falbalas de gaze. La mante décolorée a raison de ne garder que simple vestige de l'encombrante voilure.
L'autre a-t-elle tort de conserver des ailes, de les exagérer quoique d'essor nul ? Pas du tout : la Mante religieuse chasse le gros gibier. Parfois, en son affût, se présente une pièce périlleuse à dompter. L'attaque directe pourrait être fatale. Il convient d'abord d'intimider le survenant, de mater sa résistance par la terreur. Dans ce but, elle déploie soudain ses ailes en suaire de fantôme. Les vastes voiles inhabiles au vol sont des engins de chasse. Ce stratagème n'est pas nécessaire à la petite Mante décolorée, qui capture débile proie, Moucherons et Criquets naissants. De moeurs pareilles et ne pouvant ni l'une ni l'autre voler pour cause d'obésité, les deux chasseresses ont des costumes en rapport avec les difficultés de l'embuscade. La première, violente amazone, amplifie ses ailes en menaçant étendard ; la seconde, modeste oiseleur, les réduit à des basques exiguës.
En un moment de fringale, après un jeûne de quelques jours, le Criquet cendré, pièce de volume égal ou même supérieur à celui de la Mante religieuse, est intégralement consommé, moins les ailes, trop arides. Pour ronger la monstrueuse venaison, deux heures suffisent. Semblable orgie est rare. J'y ai assisté une ou deux fois, me demandant toujours comment la gloutonne bête trouvait place pour tant de nourriture, et comment se renversait en sa faveur l'axiome du contenu moindre que le contenant. J'admire ces hautes prérogatives d'un estomac où la matière ne fait que passer : aussitôt digérée, fondue, disparue.
L'habituel menu sous mes cloches est le Criquet, de taille et d'espèce fort variables. Il n'est pas sans intérêt de voir la Mante grignoter son acridien, que maintiennent à la fois les deux étaux des pattes ravisseuses. Malgré le fin museau pointu, qui semble peu fait pour cette ripaille, la pièce entière disparaît, à l'exception des ailes, dont la base seule, un peu charnue, est mise à profit. Les pattes, les téguments coriaces, tout y passe. Parfois le gigot, l'une des grosses cuisses postérieures, est saisi par le manche. La Mante le porte à la bouche, le déguste, le gruge avec un petit air de satisfaction. La cuisse renflée du Criquet pourrait bien être pour elle un morceau de choix, comme est pour nous le gigot du mouton.
L'attaque de la proie commence par la nuque. Tandis que l'une des pattes ravisseuses tient le patient harponné par le milieu du corps, l'autre presse la tête et fait bâiller le cou en dessus. En ce défaut de la cuirasse fouille et mordille le museau de la Mante, avec une certaine persistance. Une large plaie cervicale s'ouvre. Les ruades de l'acridien se calment, la proie se fait cadavre inerte ; et désormais, plus libre de mouvements, la carnassière bête choisit à sa guise les morceaux.
Ce fait de la nuque rongée la première est trop constant pour ne pas avoir sa raison d'être. Permettons-nous une digression qui nous renseignera. En juin, je rencontre fréquemment sur les lavandes de l'enclos deux petites araignées crabes (Thomisus onustus Walck., et Thomisus rotundatus Walck.). L'une, d'un blanc satiné, a les pattes annelées de vert et de rose ; l'autre, d'un noir intense, a l'abdomen cerclé de rouge avec tache centrale foliacée. Ce sont deux gracieuses aranéides, marchant de côté à la façon des crabes. Elles ne savent pas se tisser un filet de chasse ; le peu de soie qu'elles possèdent est, exclusivement réservé pour le sachet de bourre où sont renfermés les oeufs. Leur tactique consiste donc à se tenir en embuscade sur les fleurs, et à se jeter à l'improviste sur la proie qui vient y butiner.
Leur gibier de prédilection est l'Abeille domestique. Je les surprends maintes fois avec leur capture, tantôt happée par la nuque et tantôt par un point quelconque du corps, même par le bout de l'aile. Dans tous les cas, l'Abeille est morte, les pattes pendantes, la langue étirée.
Les crochets venimeux implantés dans la nuque me donnent à réfléchir ; j'y vois un trait frappant de ressemblance avec la pratique de la Mante lorsqu'elle entame son Criquet. Puis surgit aussi cette question : comment la faible aranéide, vulnérable en tout point de son corps mou, parvient-elle à s'emparer d'une proie comme l'Abeille, plus forte qu'elle, plus alerte et armée d'un aiguillon à piqûre mortelle ?
La disproportion est si grande entre l'assaillante et l'assaillit pour la vigueur corporelle et la puissance des armes, qu'une telle lutte semble impossible lorsque n'intervient aucun réseau, aucun lacet de soie qui entraverait, ligoterait la redoutable capture. Le contraste ne serait pas plus grand si le mouton s'avisait de sauter à la gorge du loup. Cependant l'audacieuse attaque a lieu, et la victoire reste au plus faible, comme le prouvent les nombreuses abeilles mortes que je vois sucées, des heures durant, par les Thomises. La faiblesse relative doit être compensée par un art spécial ; l'aranéide doit posséder une stratégie qui lui fait surmonter la difficulté en apparence insurmontable.
Epier les événements sur les bordures de lavande m'exposerait à de longues stations infructueuses. Il est préférable de faire moi-même les préparatifs du duel. Je mets sous cloche un Thomise avec un bouquet d'épis de lavande où sont déposées quelques gouttes de miel. Trois ou quatre abeilles vivantes complètent la volière.
Celles-ci n'ont cure du redoutable voisinage. Elles voltigent autour de l'enceinte treillissée ; de temps à autre elles vont prendre une lampée sur les fleurs miellées, parfois tout près de l'aranéide, à un demi-centimètre à peine. Elles semblent ignorer complètement le danger. L'expérience des âges ne leur a rien appris sur leur terrible égorgeur. Le Thomise, de son côté, se tient immobile sur un épi, au voisinage du miel. Les quatre pattes antérieures, plus longues, sont étalées, un peu relevées, prêtes à l'attaque.
Une abeille vient boire à la goutte de miel. C'est le moment. L'araignée s'élance et de ses crocs saisit l'imprudente par le bout des ailes, tandis que les pattes la tiennent gauchement enlacée. Quelques secondes se passent, l'abeille se démenant de son mieux avec l'agresseur sur le dos, hors des atteintes du stylet. Cette prise corps à corps ne peut durer longtemps, l'enlacée se dégagerait. Aussi l'autre lâche l'aile et d'un coup brusque happe la proie exactement par la nuque. Les crochets implantés, c'est fini : mort s'ensuit. L'abeille est foudroyée. De sa turbulente activité il ne reste plus que de faibles frémissements des tarses, dernières convulsions bientôt éteintes.
Tenant toujours la proie par la nuque, le Thomise fait régal, non du cadavre, qui reste intact, mais du sang lentement humé. Lorsque le col est tari, un autre point est sucé, sur l'abdomen, le thorax, au hasard. Ainsi s'explique comment mes observations en plein air me montraient le Thomise avec les crocs fixés tantôt sur la nuque, tantôt sur un autre point de l'abeille. Dans le premier cas, la capture était récente, et le meurtrier conservait sa pose du début ; dans le second cas, elle était déjà vieille ; et l'aranéide avait abandonné la blessure cervicale épuisée pour mordre sur une autre partie riche de sucs, n'importe laquelle.
Déplaçant ainsi ses crochets, un peu de-ci, un peu de-là, à mesure que la proie se tarit, le petit ogre se gorge du sang de la victime avec une voluptueuse lenteur. J'ai vu le repas durer sept heures consécutives, et encore la proie n'a-t-elle été lâchée qu'à la suite d'une surprise causée par mon examen indiscret. Le cadavre abandonné, relief de valeur nulle pour l'aranéide, n'est en rien démembré. Aucune trace de chairs mâchées, aucune blessure apparente. L'abeille est tarie de sang, et c'est tout.
Mon ami Bull, de son vivant, appréhendait par la peau du cou l'adversaire dont il était urgent de maîtriser les crochets. Sa méthode est d'usage général chez la race canine. Une gueule grondante, blanchie d'écume, est là, toute ouverte, prête à mordre ; la prudence la plus élémentaire conseille de l'immobiliser en saisissant la nuque. Dans la lutte avec son abeille, l'aranéide n'a pas le même but. Qu'a-t-elle à craindre de sa capture ? L'aiguillon avant tout, le terrible stylet dont le moindre coup la mettrait à mal.
Et cependant elle ne s'en préoccupe point. C'est à l'arrière du cou qu'elle en veut, uniquement là, jamais ailleurs, tant que la proie n'est pas morte. Ce faisant, elle ne se propose pas d'imiter la tactique du chien et d'immobiliser la tête, d'ailleurs bien peu dangereuse. Son dessein, de plus haute portée, nous est révélé par la fin foudroyante de l'abeille. Aussitôt la nuque happée, la capture agonise. Les centres cérébraux sont donc lésés, empoisonnés de venin, et le foyer primordial de vie dès l'instant s'éteint. Ainsi s'évite une lutte qui, prolongée, tournerait certainement au désavantage de l'agresseur. L'abeille a pour elle le dard et la force ; le délicat Thomise a pour lui la profonde science du meurtre.
Revenons a la Mante, qui possède, elle aussi, quelques notions sur cet art d'une mort prompte où excelle la petite araignée, si habile à juguler son abeille. Un robuste Criquet est saisi, parfois une puissante Sauterelle. Il convient de consommer en paix la victuaille, sans les soubresauts d'une proie qui ne veut absolument pas se laisser faire. Repas troublé manque de saveur. Or, le principal moyen de défense consiste ici dans les pattes postérieures, vigoureux leviers aux brutales ruades, et d'ailleurs dentelées en une scie qui éventrerait si par malheur elle venait à frôler la volumineuse panse de la Mante. Comment faire pour les réduire à l'impuissance, ainsi que les autres, peu dangereuses, mais embarrassantes tout de même, avec leurs gesticulations désespérées ?
Les amputer une à une serait à la rigueur praticable ; un peu long, il est vrai et non sans péril. La Mante a mieux trouvé. Elle connaît les secrets anatomiques de la nuque. En attaquant d'abord sa capture par l'arrière du cou entrebâillé, elle mâche les ganglions cervicaux, elle étouffe l'énergie musculaire dans sa source principale ; et l'inertie survient, non soudaine et complète, car le grossier Criquet n'a pas l'exquise et fragile vitalité de l'abeille, mais enfin suffisante dès les premières bouchées. Bientôt ruades et gesticulations s'épuisent, tout mouvement cesse, et la venaison, si grosse qu'elle soit, se consomme en pleine quiétude.
Parmi les venateurs, j'ai distingué autrefois ceux qui paralysent et ceux qui tuent, effrayants de science anatomique les uns et les autres. Aujourd'hui aux tueurs adjoignons le Thomise, expert dans le coup à la nuque, et la Mante, qui, pour dévorer à l'aise un puissant gibier, l'immobilise en lui rongeant d'abord les ganglions cervicaux.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 18.