LA PROCESSIONNAIRE DU PIN
LA PROCESSION

Les moutons du marchand Dindenaut suivaient celui que Panurge avait malicieusement jeté à la mer, et l'un après l'autre se précipitaient, car, dit Rabelais, « le naturel du mouton, le plus sot et inepte animal du monde, estre tousiours suyvre le premier, quelque part qu'il aille ». La chenille du pin, non par ineptie, mais par nécessité, est plus moutonnière encore : où la première a passé, toutes les autres passent, en file régulière, sans intervalle vide.

Elles cheminent sur un seul rang, en cordon continu, chacune touchent de la tête l'arrière de la précédente. Les sinuosités complexes que décrit, en ses vagabonds caprices, la chenille ouvrant la marche, toutes les autres scrupuleusement les décrivent. Jamais théorie antique se rendant aux fêtes d'Eleusis ne fut mieux coordonnée. D'où le nom de processionnaire donné à la rongeuse du pin.

Son caractère se complète en disant qu'elle est funambule sa vie durant ; elle ne marche que sur la corde tendue, sur un rail de soie mis en place à mesure qu'elle avance. La chenille en tête de la procession par le hasard des événements bave son fil sans discontinuer et le fixe sur la voie que lui font prendre ses mobiles velléités. C'est si menu que le regard armé d'une loupe le soupçonne plutôt qu'il ne le voit.

Mais la seconde arrive sur la subtile passerelle et la double de son fil ; la suivante la triple ; toutes les autres, tant qu'il y en a, engluent le jet de leurs filières, si bien que, lorsque la procession a défilé, il reste, comme trace de son passage, un étroit ruban dont l'éclatante blancheur miroite au soleil. Bien plus somptueux que le nôtre, leur système de voirie consiste à tapisser de soie au lieu de macadamiser. Nous cailloutons nos routes, nous leur donnons surface égale sous la pression d'un pesant rouleau ; elles déposent sur leurs voies un doux rail de satin, ouvrage d'intérêt général où chacune apporte sa contribution d'un fil.

A quoi bon tant de luxe ? Ne pourraient-elles, comme les autres chenilles, cheminer sans coûteux dispositifs ? A leur mode de progression, je vois deux raisons. C'est la nuit que les processionnaires vont pâturer le feuillage du pin. Dans une profonde obscurité, elles sortent du nid situé au sommet d'une branche ; elles descendent suivant l'axe dénudé jusqu'à la prochaine ramification non encore broutée et de plus en plus basse à mesure que les consommateurs ont tondu les étages d'en haut ; elles remontent le long de ce rameau intact et s'y disséminent sur les aiguilles vertes.

La réfection prise et la trop vive fraîcheur nocturne venue, il s'agit de regagner l'abri du domicile. En ligne droite, la distance n'est pas grande, une brassée à peine, mais des piétons ne peuvent la franchir. Il faut redescendre d'un carrefour à l'autre, de l'aiguille au ramuscule, du ramuscule au rameau, du rameau à la branche, et de celle-ci, par un sentier non moins anguleux, remonter au gîte. Comme guide dans ce trajet si long et si changeant, inutile d'invoquer la vue. La Processionnaire a bien de chaque côté de la tête cinq points oculaires, mais si minimes, si difficiles à reconnaître sous le verre de la loupe, qu'on ne peut leur accorder vision de quelque portée. D'ailleurs, à quoi peuvent servir ces lentilles de myope en l'absence de la lumière, dans la nuit noire ?

Inutile aussi de songer à l'odorat. La Processionnaire a-t-elle, n'a-t-elle pas d'aptitude olfactive ? Je l'ignore. Sans rien décider à cet égard, je peux du moins affirmer que son odorat est des plus obtus et nullement propre à l'orienter. Ainsi le témoignent, dans mes expériences, quelques affamées qui, après un long jeûne, passent tout à côté d'un rameau de pin sans indice aucun de convoitise et d'arrêt. C'est le tact qui les informe. Tant que le pacage n'est pas fortuitement touché du bord des lèvres, pas une ne s'y installe malgré la fringale. Elles n'accourent pas à la nourriture flairée ; elles stationnent sur le rameau rencontré en travers de leur route.

La vue et l'odorat exclus, que reste-t-il pour guider le retour au nid ? Il reste le cordon filé en chemin. Dans le labyrinthe de Crète, Thésée se serait perdu sans le peloton de fil dont le munit Ariane. L'immense fouillis des aiguilles du pin est, de nuit surtout, labyrinthe aussi inextricable que celui de Minos. La Processionnaire s'y dirige, sans erreur possible, avec le secours de son brin de soie. A l'heure de faire retraite, chacune aisément retrouve soit son propre fil, soit l'un quelconque des fils voisins, étalés en éventail par le troupeau divergent ; de proche en proche la tribu dispersée se rassemble en une file sur le ruban commun, dont l'origine est au nid, et de façon certaine la caravane repue remonte en son manoir.

De jour, même en hiver lorsque le temps est beau, se font parfois des expéditions lointaines. On descend de l'arbre, on s'aventure à terre, on processionne à des cinquante pas de distance. Ces sorties n'ont pas pour but la recherche de la nourriture, car le pin natal est fort loin d'être épuisé : les rameaux broutés comptent à peine dans l'énorme frondaison. D'ailleurs tant que la nuit n'est pas close, abstinence complète. Les excursionnistes n'ont d'autre but qu'une promenade hygiénique, un pèlerinage de reconnaissance aux environs, peut-être un examen des lieux où se fera plus tard l'ensevelissement dans le sable pour la métamorphose.

Il est bien entendu qu'en ces grandes évolutions la cordelette conductrice n'est pas négligée. Elle est maintenant plus nécessaire que jamais. Toutes y contribuent du produit de leurs filières, ainsi qu'il est de règle invariable chaque fois qu'il y a progression. Nulle ne fait un pas en avant sans fixer sur la voie son fil appendu à la lèvre.

Si la série processionnante est de quelque longueur, le ruban se dilate assez pour devenir de recherche facile ; néanmoins au retour il ne se retrouve pas sans hésitation. Remarquons en effet que les chenilles en marche jamais ne se retournent de bout en bout ; faire volte-face sur leur cordelette leur est moyen absolument inconnu.

Pour regagner la voie déjà parcourue, il leur faut donc décrire un lacet dont les caprices du chef de file déterminent les sinuosités et l'ampleur. De là des tâtonnements, des vagabondages qui parfois se prolongent jusqu'à faire découcher le troupeau. L'affaire est sans gravité. On se rassemble, on se pelotonne, immobiles l'une contre l'autre. Demain la recherche recommencera, heureuse tôt ou tard. Plus fréquemment encore le sinueux lacet rencontre du premier coup le ruban conducteur. Aussitôt le rail entre les pattes de la première chenille, toute hésitation cesse : la bande à pas pressés vers le nid s'achemine.

Sous un second aspect est évidente l'utilité de cette voirie tendue de soie. Pour se garantir des rudesses de l'hiver qu'elle devait affronter en travaillant, la chenille du pin se tisse un abri où se passent les heures mauvaises, les journées de chômage forcé. Seule, avec les maigres ressources de ses tubes à soie, difficilement elle se protégerait à la cime d'un rameau battu par les autans. Une demeure solide, à l'épreuve de la neige, de la bise, des brouillards glacés, exige le concours d'un grand nombre. Des riens superposés de l'individu, la société fait établissement spacieux et durable.

L'entreprise est de longue durée. Chaque soir, lorsque le temps le permet, il faut consolider, amplifier. Il est donc indispensable que la corporation des travailleurs ne se dissolve pas tant que durent la mauvaise saison et l'état de chenille. Mais, sans dispositions spéciales, chaque sortie nocturne serait une cause de dissociation. En ce moment des appétits du ventre, il y a retour à l'individualisme. Les chenilles plus ou moins se dispersent, s'isolent sur les rameaux des alentours ; chacune broute à part son aiguille de pin. Comment après se retrouver les unes les autres et redevenir société ?

Les fils individuels laissés en chemin aisément le permettent. Avec ce guide, toute chenille, si éloignée qu'elle soit, revient auprès de ses compagnes sans jamais faire fausse route. Il en accourt d'une foule de brindilles, d'ici, de là, d'en bas, d'en haut ; et bientôt la légion disséminée se reconstitue en groupe. Le fil de soie est mieux qu'un expédient de voirie. C'est le lien social, le réseau qui maintient les membres de la communauté indissolublement unis.

En tête de toute procession, longue ou courte, chemine une première chenille que j'appellerai chef de marche, chef de file, bien que le terme de chef, employé faute de meilleur, soit ici un peu déplacé. Rien ne la distingue, en effet, des autres ; les hasards de l'arrangement l'ont mise au premier rang, et c'est tout. Chez les Processionnaires, tout capitaine est officier de fortune. Le chef actuel dirige ; tout à l'heure il sera dirigé, si la file se disloque à la suite d'un accident quelconque et se refait dans un ordre différent.

Ses fonctions temporaires lui donnent une attitude à part. Tandis que les autres passivement suivent bien alignées, lui, capitaine, s'agite, et d'un mouvement brusque projette l'avant du corps tantôt d'ici et tantôt de là. Tout en progressant, il semble s'informer. Explore-t-il en effet le terrain ? Choisit-il les points les mieux praticables ? Ou bien ses hésitations ne sont-elles que le simple résultat de l'absence d'un fil conducteur en des lieux non encore parcourus ? Les subordonnés suivent, fort tranquilles, rassurées par le cordon qu'elles tiennent entre les pattes ; lui s'inquiète, privé de cet appui.

Que ne puis-je lire ce qui se passe sous son crâne noir et luisant, pareil à une goutte de goudron ! D'après les actes, il y a là une petite dose de discernement qui sait reconnaître, après épreuve, les aspérités trop rudes, les surfaces trop glissantes, les points poudreux sans résistance, et surtout les fils laissés par d'autres excursionnistes. Là se borne, ou peu s'en faut, ce que ma longue fréquentation des Processionnaires m'a appris sur leur psychique. Pauvres cervelles en vérité ; pauvres bêtes dont la république a pour sauvegarde un fil !

Les processions sont de longueur très variable. La plus belle que j'aie vue manoeuvrer sur le terrain mesurait une douzaine de mètres et comptait environ trois cents chenilles, correctement alignées en cordon onduleux. La série ne serait-elle que de deux, l'ordre et parfait : la seconde touche et suit la première. A partir de février, j'en ai dans la serre de toutes les dimensions. Quelles embûches pourrai-je leur tendre ? Je n'en vois que deux : supprimer le guide et rompre le fil.

La suppression du chef de marche n'amène rien de saillant. Si la chose est faite sans trouble, la procession ne modifie nullement son allure. La seconde chenille, devenue capitaine, connaît d'emblée les devoirs de son grade : elle choisit et dirige, ou plutôt elle hésite, elle tâtonne.

La rupture du ruban de soie n'a guère d'importance non plus. J'enlève une chenille vers le milieu de la file. Avec des ciseaux, afin de ne pas ébranler la série, je coupe le tronçon, de ruban qu'elle occupait et j'en efface jusqu'au moindre fil. Par cette rupture, la procession acquiert deux chefs de marche, indépendants l'un de l'autre. Il est possible que celui d'arrière rejoigne la file d'avant, dont il n'est séparé que par un faible intervalle ; alors les choses reviennent à l'état primitif.

Il est plus fréquent encore que les deux parties ne se ressoudent pas. Dans ce cas, il y a deux processions distinctes, qui errent chacune à sa guise et vont s'éloignant. Malgré tout, l'une et l'autre sauront revenir au nid en retrouvant tôt ou tard, à force de vagabonder, le ruban directeur, en deçà de la rupture.

Ces deux expériences sont d'intérêt médiocre. J'en ai médité une autre, fertile en aperçus. Je me propose de faire décrire aux chenilles un circuit fermé, après avoir détruit les rubans qui s'y rattachent et peuvent amener un changement de voie. La locomotive poursuit son invariable ligne tant que n'intervient pas un aiguillage qui l'amène sur un autre embranchement. Les Processionnaires trouvant toujours libre devant elles le rail soyeux, sans aiguillage nulle part, se maintiendront-elles sur la même piste, persisteront-elles à parcourir une voie qui n'aboutit jamais ? Il s'agit de réaliser artificiellement ce circuit, inconnu dans les habituelles conditions.

La première idée qui se présente, c'est de saisir avec des pinces le ruban de soie à l'arrière du train, de l'infléchir sans secousses et d'en porter le bout en tête de la file. Si la chenille ouvrant la marche s'y engage, l'affaire est faite, les autres fidèlement suivront. La manoeuvre est très simple en théorie ; elle est fort difficultueuse en pratique et ne donne rien qui vaille. D'une ténuité extrême, le ruban se rompt sous la charge des grains de sable qu'il soulève accolés. S'il ne se rompt pas, les chenilles d'arrière, quelque ménagement qu'on y mette, éprouvent une commotion qui les fait se recroqueviller ou même lâcher prise.

Difficulté plus grande : le chef de file refuse le cordon disposé devant lui ; le bout tronqué lui inspire méfiance. Ne reconnaissant la voie réglementaire, sans rupture, il oblique à droite, à gauche, il s'échappe par la tangente. Si j'essaye d'intervenir et de le ramener sur le sentier de mon choix, il s'obstine dans son refus, se contracte, ne bouge, et le désarroi gagne bientôt la procession entière. N'insistons pas davantage : la méthode est mauvaise, très dispendieuse en tentatives pour un succès douteux.

Il faudrait intervenir le moins possible et obtenir un circuit fermé naturel. Est-ce possible ? Oui. On peut, sans se mêler en rien de la chose, voir défiler une procession sur une piste circulaire parfaite. Ce résultat, digne à un haut degré de notre attention, je le dois à des circonstances fortuites.

Sur la banquette à couche de sable où sont implantés les nids, se trouvent quelques gros vases à palmiers mesurant près d'un mètre et demi de circonférence à l'embouchure. Les chenilles fréquemment escaladent la paroi et montent jusqu'au bourrelet qui fait corniche autour de l'ouverture. Cet emplacement leur convient pour leurs processions, peut-être à cause de la surface inébranlable où ne sont pas à craindre les éboulis du sol d'en bas, formé d'un sable mobile ; peut-être aussi à cause de la position horizontale, favorable au repos après les fatigues de l'ascension. Voilà toute trouvée la piste circulaire. Il ne me reste qu'à épier l'occasion propice à mes desseins. Elle ne se fait guère attendre.

L'avant-dernier jour de janvier 1896, un peu avant midi, je surprends une troupe nombreuse qui s'achemine là-haut et commence à gagner la corniche favorite. Lentement, à la file l'une de l'autre, les chenilles escaladent le gros vase, en atteignent le rebord et s'y avancent en procession régulière, tandis que d'autres continuellement arrivent et prolongent la série. J'attends que le cordon se referme, c'est-à-dire que le chef de file, suivant toujours le bourrelet circulaire, soit revenu au point d'entrée. En un quart d'heure c'est fait. Voilà magnifiquement réalisé le circuit fermé, très voisin d'un cercle.

Il convient maintenant d'écarter le reste de la colonne ascendante, qui troublerait le bel ordre de la théorie par un excès d'arrivants ; il importe aussi de supprimer tous les sentiers de soie, récents ou vieux, qui peuvent mettre la corniche en communication avec le sol. Un gros pinceau balaye le surplus des ascensionnistes ; une brosse rude, ne laissant après elle aucune trace odorante qui pourrait devenir plus tard peut-être une cause d'erreur, frotte avec soin les flancs du vase et fait disparaître tout fil tendu en route par les chenilles. Ces préparatifs terminés, un curieux spectacle nous attend.

Dans la procession circulaire non interrompue, il n'y a plus de chef de file. Chaque chenille est précédée d'une autre, qu'elle suit, qu'elle talonne exactement, guidée par la trace de soie, ouvrage de l'ensemble ; elle est suivie d'une compagne qui la serre de près avec la même précision. Et cela se répète invariable dans toute l'étendue de la chaîne. Nulle ne commande, ou plutôt ne modifie la piste au gré de ses caprices ; toutes obéissent, confiantes dans le guide qui devrait normalement ouvrir la marche, et qui, par mon artifice, se trouve en réalité supprimé.

Dès le premier tour sur le bord du vase, le rail de soie a été mis en place, bientôt converti en étroit ruban par la procession qui ne cesse de baver son fil en chemin. Ce rail revient sur lui-même et n'a nulle part d'embranchement, ma brosse les ayant tous détruits. Que vont faire les chenilles sur ce fallacieux sentier fermé ? Vont-elles, sans fin, déambuler en rond jusqu'à épuisement des forces ?

La vieille scolastique nous parle de l'âne de Buridan, le fameux baudet qui, mis entre deux picotins d'avoine, se laissait mourir de faim, incapable de se décider pour l'un ou pour l'autre en rompant l'équilibre de deux convoitises égales et de direction opposée. On a calomnié la digne bête. Pas plus sot qu'un autre, l'âne répondrait au traquenard de la logique en faisant régal des deux picotins. Mes chenilles auront-elles un peu de son esprit ? Après des épreuves répétées, sauront-elles rompre l'équilibre de leur circuit fermé qui les maintient sur une voie sans issue ? Se décideront-elles à dévier de ce côté-ci ou de ce côté-là, seule manière d'atteindre leur picotin, le rameau vert qui est là, tout près, à un pas de distance ?

Je le croyais, et j'avais tort. Je me disais : « Quelque temps, une heure, deux peut-être, la procession va tourner, puis on s'apercevra de la méprise. La voie trompeuse sera abandonnée, et la descente s'effectuera quelque part, n'importe où ». Rester là-haut, aux prises avec la faim et le défaut d'abri, lorsque rien n'empêche de s'en aller, me semblait ineptie inadmissible. Les faits m'imposèrent l'incroyable. Racontons-les en détail.

Le 3 janvier, vers midi, par un temps magnifique, la procession circulaire commence. Elles vont d'un pas réglé, chacune contiguë à l'arrière de celle qui précède. La chaîne non interrompue exclut le guide à direction changeante, et toutes machinalement suivent, aussi fidèles à leur circonférence que le sont les aiguilles d'un cadran. La série sans tête n'a plus de liberté, plus de volonté ; elle est devenue rouage. Et cela dure des heures, puis des heures encore. Le succès dépasse et de beaucoup la hardiesse de mes soupçons. J'en suis émerveillé. Disons mieux, j'en suis stupéfait.

Cependant les circuits multipliés changent le rail primitif en un superbe ruban d'une paire de millimètres de largeur. Il m'est aisé de le voir miroiter sur le fond rougeâtre du pot. La journée touche à sa fin, et nulle modification ne s'est produite encore dans l'emplacement de la piste. Une preuve frappante l'affirme.

La trajectoire n'est pas une courbe plane, mais bien une courbe gauche qui, à certain point, s'infléchit et descend un peu à la face inférieure de la corniche pour revenir en dessus une paire de décimètres plus loin. Dès le début, ces deux points d'inflexion sont marqués au crayon sur le vase. Eh bien, tout l'après-midi, raison plus concluante encore, les jours suivants, jusqu'à la fin de cette farandole insensée, je vois le cordon de chenilles plonger sous le rebord au premier point et reprendre le dessus au second. Une fois le premier fil déposé, la voie à suivre est invariablement déterminée.

Si la voie est constante, la vitesse ne l'est pas. Comme trajet parcouru, je mesure neuf centimètres par minute en moyenne. Mais il y a des haltes plus ou moins prolongées, il y a des ralentissements, surtout lorsque la température décroît. A dix heures du soir, la marche n'est plus qu'une paresseuse ondulation de croupe. Un arrêt prochain est à prévoir, par suite du froid, de la fatigue et de la faim aussi sans doute.

L'heure du pâturage est venue. De tous les nids de la serre, les chenilles sont sorties en foule ; elles sont venues brouter les rameaux de pins implantés par mes soins à côté des bourses de soie. Celles du jardin en ont fait autant, car la température est douce. Les autres, alignées sur la corniche de brique, bien volontiers prendraient part aux agapes ; après une promenade de dix heures, l'appétit ne saurait manquer. L'exquis rameau verdoie à un pan de distance à peine. Pour l'atteindre, il suffit de descendre ; et les misérables ne peuvent s'y décider, stupidement esclaves de leur ruban. Je quitte les affamées à dix heures et demie, persuadé que la nuit portera conseil et que le lendemain tout sera rentré dans l'ordre.

Erreur de ma part. Je comptais trop sur elles en leur attribuant cette louche éclaircie que devraient susciter, ce semble, les tribulations d'un estomac en détresse. Dès l'aube, je leur fais visite. Elles sont alignées comme la veille, mais immobiles. La chaleur un peu revenue, elles secouent leur torpeur, se raniment, se remettent en marche. La procession circulaire recommence, pareille à celle que j'ai déjà vue. Rien de plus, rien de moins à noter dans leur entêtement de machine.

Cette fois la nuit est rude. Un froid brusque est survenu, annoncé la veille au soir par les chenilles du jardin, qui ont refusé de sortir malgré des apparences où mes sens obtus croyaient reconnaître la prolongation du beau temps. A la pointe du jour, les allées de romarins miroitent de givre, et pour la seconde fois de l'année la forte gelée apparaît. Le grand bassin du jardin est pris dans toute son étendue. Que doivent faire les chenilles de la serre ? Allons voir.

Toutes sont encloses dans leurs nids, moins les opiniâtres processionnaires du bord du vase, qui, dépourvues d'abri, semblent avoir passé une bien mauvaise nuit. Je les trouve groupées en deux tas, sans ordre aucun. Ainsi amoncelées, serrées l'une contre l'autre, elles ont moins souffert du froid.

A quelque chose malheur est bon. Les rudesses de la nuit ont fait rompre l'anneau en deux segments d'où naîtra peut-être une chance de salut. Pour chaque groupe ranimé et remis en marche, il va tantôt se trouver un chef de file qui, n'ayant pas à suivre une chenille le précédant, aura quelque liberté d'allure et pourra faire dévier la série. Rappelons, en effet, que dans les processions habituelles la chenille cheminant la première fait office d'éclaireur. Tandis que les autres, si aucune cause d'émoi ne survient, se maintiennent dans l'alignement général, elle, attentive à ses fonctions de chef, incline continuellement la tête dans un sens et dans l'autre, s'informe, cherche, tâte, choisit. Et il est fait ainsi qu'elle décide : la bande fidèlement suit. Rappelons encore que, même sur une voie déjà parcourue et enrubannée, la chenille dirigeante continue d'explorer.

Il est à croire que les égarées de la corniche trouveront la chance de salut. Surveillons-les. Remis de leur engourdissement, les deux groupes s'alignent de proche en proche en deux files distinctes. Il y a ainsi deux chefs de marche, libres d'allures, indépendants. Parviendront-ils à sortir du cercle ensorcelé ? A voir leur grosse tête noire qui oscille, inquiète, un moment je le crois. Bientôt je suis détrompé. En dilatant les rangs, les deux tronçons de la chaîne se rejoignent, le cercle se reconstitue. Les chefs d'un moment redeviennent simples subordonnés, et tout le jour encore les chenilles défilent en rond.

Encore une fois, la nuit, très calme et superbement étoilée, amène gelée forte. Au jour, les processionnaires du vase, les seules ayant campé sans abri, sont rassemblées en un amas qui déborde largement des deux côtés le fatal ruban. J'assiste au réveil des engourdies. La première qui chemine est, de fortune, en dehors de la voie tracée. Avec hésitation, elle s'aventure en pays nouveau. Elle atteint la crête du rebord et descend de l'autre côté sur la terre du vase. Six autres la suivent, pas davantage. Peut-être, le reste de la troupe, non bien revenu de sa torpeur nocturne, a paresse de s'ébranler.

Ce faible retard a pour conséquence le retour aux errements antérieurs. On s'engage sur la piste de soie, et la marche en rond reprend, cette fois, sous forme d'anneau ébréché. D'ailleurs aucun essai d'innovation de la part du guide, que cette brèche a mis en tête. Une chance se présente de sortir enfin du cercle magique, et il ne sait pas en profiter.

Quant aux chenilles qui ont pénétré à l'intérieur du vase, leur sort n'est guère amélioré. Elles grimpent au sommet du palmier, en proie à la fringale et cherchant pâture. N'y trouvant rien à leur goût, elles reviennent sur leurs pas en suivant le fil laissé en route, gravissent le rebord du pot, retrouvent la procession, où, sans plus s'inquiéter, elles s'intercalent. Voilà de nouveau l'anneau complet, voilà de nouveau le cercle tournoyant.

Quand viendra donc la délivrance ? Certaine légende parle de pauvres âmes entraînées dans une ronde sans fin jusqu'à ce que le charme infernal soit rompu par une goutte d'eau bénite. Quelle goutte la bonne fortune jettera-t-elle sur mes processionnaires pour dissoudre leur cercle et les ramener au nid ? Je ne vois que deux moyens de conjurer le sort et de s'affranchir du circuit. Ces deux moyens sont deux pénibles épreuves. Etrange enchaînement des effets et des causes : de la douleur, de la misère, doit résulter le bien.

Et d'abord le recroquevillement par le froid. Alors les chenilles se rassemblent sans ordre, s'amoncellent les unes sur la voie, les autres, plus nombreuses, en dehors. Parmi celles-ci tôt ou tard peut se trouver quelque révolutionnaire, dédaigneuse des chemins battus, qui tracera voie nouvelle et ramènera la troupe au logis. Nous venons d'en voir un exemple. Sept, ont pénétré à l'intérieur du pot, escaladé le palmier. Tentative sans résultat, il est vrai, mais enfin tentative. Pour réussir pleinement, il suffirait de prendre la pente opposée. Une chance sur deux, c'est beaucoup. Une autre fois on réussira mieux.

En second lieu, l'éreintement par la fatigue de la marche, l'épuisement par la faim. Alors une éclopée s'arrête, n'en pouvant plus. En avant de la défaillante, la procession continue encore un peu de cheminer. Les rangs se serrent, et un vide se fait. Revenue à elle et reprenant la marche, la chenille cause de la rupture devient chef, n'ayant rien devant elle. Il lui suffit d'une velléité d'émancipation pour lancer la bande sur un nouveau sentier qui sera peut-être le sentier sauveur.

Bref, pour tirer d'affaire le train en détresse des processionnaires, il lui faut, à l'inverse des nôtres, un déraillement. La mise hors la voie est soumise aux caprices d'un chef de marche, seul capable de dévier à droite ou à gauche, et ce chef manque absolument tant que l'anneau n'est pas rompu. Enfin la rupture du cercle, unique chance heureuse, est le résultat d'un arrêt confus, dont la cause est principalement un excès de fatigue ou de froid.

L'accident libérateur, celui de la fatigue surtout, assez souvent se répète. Dans la même journée, la circonférence mouvante se sectionne à plusieurs reprises en deux ou trois arcs ; mais bientôt la continuité revient, et rien n'est changé à l'état des choses. Le hardi novateur qui doit les tirer de là n'est pas encore inspiré.

Rien de nouveau le quatrième jour, après une nuit glacée pareille aux précédentes ; rien d'autre à signaler que le détail suivant. Hier, je n'avais pas effacé la trace laissée par les quelques chenilles qui avaient pénétré à l'intérieur du vase. Cette trace, avec un raccordement sur la voie circulaire, a été retrouvée dans la matinée. Une moitié du troupeau en a profité pour visiter la terre du pot et grimper sur le palmier ; l'autre est restée sur la corniche, déambulant sur l'ancien rail. Dans l'après-midi, la bande émigrante rejoint l'autre, le circuit se complète, et les choses reviennent à l'état primitif.

Nous en sommes à la cinquième journée. La gelée nocturne se fait plus rude, sans toutefois gagner la serre. Un beau soleil lui succède dans un ciel calme et limpide. Dès que ses rayons ont un peu réchauffé le vitrage, les chenilles, rassemblées en tas, s'éveillent et reprennent leur évolution sur la corniche du vase. Cette fois, la belle ordonnance du début se trouble, certain désordre se manifeste, présage apparemment d'une prochaine libération. La voie de recherche à l'intérieur du vase, tapissée de soie hier et avant-hier, est suivie aujourd'hui à son origine par une partie du troupeau, puis abandonnée après un court lacet. Les autres chenilles suivent l'habituel ruban. De cette bifurcation résultent deux files à peu près égales, cheminant sur la corniche dans le même sens, à une faible distance l'une de l'autre, se rejoignant parfois, se séparant plus loin, toujours avec quelque désordre.

La lassitude augmente la confusion. Sont nombreuses les éclopées qui refusent d'avancer. Les ruptures se multiplient ; les séries se fragmentent en tronçons ayant chacun son chef de marche qui projette d'ici, de là, l'avant du corps pour explorer le terrain. Tout semble annoncer la désagrégation d'où naîtra le salut. Mon espoir est encore trompé. Avant la nuit, la file unique est reconstituée, et l'invincible giration reprend.

Tout aussi brusquement que le froid, la chaleur est venue. Aujourd'hui, février, journée superbe et douce. L'animation est grande dans la serre. De nombreuses guirlandes de chenilles, sorties des nids, ondulent sur le sable de la banquette. Là-haut, à tout instant, l'anneau se fragmente, se ressoude sur la corniche du vase. Pour la première fois, je vois d'audacieux chefs de file, qui, enivrés de chaleur et retenus par la dernière paire de fausses pattes à l'extrême bord du bourrelet de brique, projettent le corps dans l'espace, se contorsionnent, sondent l'étendue. Bien des fois l'essai se répète avec arrêt de la bande. Les têtes branlent par brusques oscillations, les croupes se trémoussent.

L'un des innovateurs se décide à faire le plongeon. Il se glisse sous la corniche. Quatre le suivent. Les autres, toujours confiantes dans la perfide trajectoire de soie, n'osent les imiter et continuent d'avancer par le chemin de la veille.

Le court chapelet détaché de la chaîne générale tâtonne beaucoup, longtemps hésite sur le flanc du pot ; il descend à mi-hauteur, puis remonte obliquement, rejoint la procession et s'y intercale. Pour cette fois, la tentative a échoué, bien qu'il y eût au pied du vase, à une paire de travers de main, un bouquet de ramuscules de pin que je venais de déposer là dans l'intention d'allécher les affamées. Le flair, la vue ne leur ont rien appris. Déjà si voisines du but, elles sont remontées.

N'importe, l'essai ne sera pas inutile. En route, des fils ont été posés qui serviront d'amorce à de nouvelles entreprises. La voie de délivrance a ses premiers jalons. Le surlendemain, en effet, huitième jour de l'épreuve, tantôt isolées tantôt par petits groupes, tantôt encore par chapelets de quelque longueur, les chenilles descendent de la corniche en suivant le sentier jalonné. Au coucher du soleil, les derniers traînards ont regagné le nid.

Maintenant un peu de calcul. Sept fois vingt-quatre heures, les chenilles sont restées sur la margelle du vase. Pour les arrêts dus à la fatigue de l'une ou de l'autre, et surtout pour le repos aux heures les plus froides de la nuit, défalquons, en faisant bonne mesure, la moitié de cette durée. Il reste 84 heures de marche. Avec une vitesse moyenne, le trajet est de 9 centimètres par minute. Le parcours total représente donc 453 mètres, presque un demi-kilomètre, belle promenade pour ces trotte-menu. La circonférence du vase, périmètre de la piste, est exactement de 1,35 m. Alors le cercle parcouru, toujours dans le même sens et toujours sans résultat, a été décrit 335 fois.

Ces chiffres m'étonnent, bien que déjà versé dans la profonde ineptie de l'insecte en général lorsque survient le moindre accident. Je me demande si les processionnaires n'ont pas été arrêtées si longtemps là-haut plutôt par les difficultés, les périls de la descente, que par le défaut d'une éclaircie dans leur pauvre intellect. Les faits répondent : « La descente est aussi facile que l'ascension. »

La chenille a l'échine très souple, apte à contourner les saillies, à se glisser dessous. Elle chemine avec la même aisance suivant la verticale ou suivant l'horizontale, le dos en bas ou bien le dos en haut. D'ailleurs elle n'avance qu'après avoir fixé son fil sur le terrain. Avec un tel appui serré entre les pattes, nulle chute à craindre dans n'importe quelle position.

Pendant huit jours, j'en ai la preuve sous les yeux. La piste, redisons-le, au lieu de se maintenir dans un même plan, s'infléchit à deux reprises, plonge en un point sous la corniche du pot et réparait au-dessus un peu plus loin. Dans une partie du circuit, la procession chemine donc à la face inférieure du rebord ; et cette position renversée est si peu incommode, si peu périlleuse, qu'elle se renouvelle à chaque tour pour toutes les chenilles du commencement à la fin.

Impossible alors d'invoquer la crainte d'un faux pas sur le bord de la corniche, si prestement contourné à chaque point d'inflexion. Les chenilles en détresse, affamées, sans abri, transies de froid la nuit, persistent obstinément sur le ruban de soie cent et cent fois parcouru, parce qu'il leur manque le rudiment de lueur rationnelle qui leur conseillerait de l'abandonner.

L'expérience et la réflexion ne sont pas de leur domaine. L'épreuve d'un trajet d'un demi-kilomètre et de trois à quatre cents tours ne leur apprend rien ; et il faut, des circonstances fortuites pour les ramener au nid. Elles périraient sur leur insidieux ruban si le désordre des campements nocturnes et des haltes dues à la fatigue ne jetait quelques fils en dehors de la voie circulaire. Sur ces amorces, déposées sans but, quelques-unes s'éloignent, s'égarent un peu, et de leurs errements préparent la descente, qui s'accomplit enfin par courts chapelets favorisés du hasard. A l'école en honneur aujourd'hui, si désireuse de trouver l'origine de la raison dans les bas-fonds de l'animalité, je propose la Processionnaire du pin.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 20.