LA PROCESSIONNAIRE DU PIN
L'URTICATION

La Processionnaire du pin a trois costumes : celui du premier âge, maigre toison hirsute, mélangée de blanc et de noir ; celui de l'âge moyen, le plus riche des trois, alors que les segments se parent en dessus d'aigrettes dorées et d'une mosaïque de plaques nues, couleur groseille ; celui de l'âge mûr, où les anneaux se fendent de boutonnières qui, tour à tour, ouvrant et fermant leurs grosses lèvres, mâchent, triturent leurs barbiches de cils roux et les convertissent en fines pelotes rejetées sur les flancs de la bête quand se gonfle et fait hernie le fond de la poche.

Sous ce dernier costume, la chenille est fort désagréable à manier, et même à observer tout simplement de près. A l'improviste, je l'ai appris au-delà de mes désirs.

Penché toute une matinée, sans méfiance, avec une loupe, sur mes bêtes, afin de me rendre compte du jeu de leurs boutonnières, j'eus, pendant vingt-quatre heures, les paupières et le front rubéfiés, endoloris par un prurit encore plus cuisant et plus tenace que celui de la piqûre de l'ortie. En me voyant descendre, pour le dîner, en piteux état, les yeux gonflés et rougis, le visage méconnaissable, on s'inquiétait autour de moi, me demandant ce qui m'était arrivé. Il fallut le récit de ma mésaventure pour rassurer la maisonnée.

Je rapporte sans hésitation ma cuisante épreuve aux cils roux, triturés et amassés en flocons. Le souffle de la respiration allait les chercher dans les pochettes ouvertes et les soulevait jusqu'à mon visage, très rapproché. L'intervention irréfléchie des mains qui, d'ici, de là, essayaient de soulager la démangeaison, ne faisait qu'aggraver le mal en disséminant la poussière urticante.

Non, tout n'est pas rose dans la recherche de la vérité sur le dos de la Processionnaire. Il me fallut le repos de la nuit pour être à peu près remis de cet accident, d'ailleurs sans autre gravité. Continuons cependant. Il convient de substituer à des faits accidentels des expérimentations préméditées.

Les pochettes dont les boutonnières dorsales représentent l'entrée sont encombrées, ai-je dit, de ruines pileuses, éparses ou groupées en flocons. De la pointe d'un pinceau, j'y cueille, quand elles bâillent, un peu de leur contenu, que j'étale, par friction, soit au poignet, soit à la face interne de l'avant-bras.

Le résultat ne se fait pas attendre. Bientôt la peau rougit et se couvre de pâles boursouflures lenticulaires comme en produit la piqûre de l'ortie. Sans être bien vive, la douleur s'affirme, agaçante. Le lendemain, prurit, rougeur et gonflements lenticulaires, tout a disparu. Telle est en général la marche des choses ; mais n'oublions pas de dire que l'essai ne réussit pas toujours. L'efficacité de la poussière pileuse paraît sujette à de grandes variations.

Parfois il m'est arrivé de me frotter soit avec la chenille entière ou sa dépouille, soit avec les poils brisés cueillis de la pointe d'un pinceau, sans amener résultat déplaisant. La poudre à gratter est, semble-t-il, de qualité variable suivant certaines circonstances qu'il ne m'a pas été possible de démêler.

De mes divers essais il appert que la démangeaison a pour cause la subtile pilosité que les lèvres des bouches dorsales, bâillant et se refermant, ne cessent de moudre aux dépens de leurs barbiches. Les bords de ces boutonnières fournissent, en s'épilant, la poussière urticante.

Ce fait reconnu, passons à de plus graves épreuves. Vers le milieu de mars, alors que pour la majeure part les processionnaires ont émigré sous terre, je m'avise d'ouvrir quelques nids, désireux d'en recueillir, en vue de mes études, les derniers habitants. Sans précaution, les doigts tiraillent la demeure de soie, solide étoffe ; ils la dilacèrent par loques, la fouillant, l'éventrant, la retournant.

Me voici encore une fois, et de façon plus sérieuse, dupe de mon insoucieux entrain. A peine l'opération terminée, le bout des doigts s'endolorit pour tout de bon, surtout dans la partie plus délicate qu'abrite le bord de l'ongle. J'y ressens comme le travail lancinant d'une suppuration en ses débuts. Tout le reste de la journée et toute la nuit, la douleur persiste, agaçante au point de m'enlever le dormir. Elle ne se calme que le lendemain, : après vingt-quatre heures d'un petit supplice.

D'où me venait la nouvelle mésaventure ? Je n'avais pas manié les processionnaires, qui du reste étaient rares en ce moment dans le nid. Je n'avais pas rencontré de vieilles dépouilles, car les mues ne se font pas à l'intérieur de la bourse de soie. Quand vient le moment de quitter le deuxième costume, celui à mosaïques, les processionnaires s'amoncellent au dehors sur le dôme de la demeure et laissent là, en un seul tas, leurs défroques enchevêtrées de brins de soie. Que reste-t-il pour expliquer le désagrément auquel nous exposent les nids maniés ?

Il reste les poils brisés, les cils roux-caducs, poussière invisible sans un examen très attentif. Pendant une longue période, les processionnaires grouillent dans le nid ; elles vont et viennent ; elles traversent l'épaisseur de la paroi en se rendant au pâturage, en regagnant leur dortoir. Immobiles ou cheminant, elles ne cessent d'ouvrir et de fermer leurs bouches dorsales, appareils d'information. Au moment de la clôture, les lèvres de ces boutonnières, roulant l'une sur l'autre ainsi que des laminoirs, happent la pilosité voisine, l'arrachent, la brisent en atomes que le fond de la poche, bientôt remontant, rejette au dehors.

Ainsi sont disséminées, insinuées dans toute l'épaisseur du nid, des myriades de parcelles cuisantes. La robe de Nessus brûlait les veines de qui la portait ; la soierie de la Processionnaire, autre tissu empoisonné, met le feu aux doigts qui la manient.

Les détestables cils conservent longtemps leur malignité. J'avais à faire le triage de quelques poignées de cocons, dont beaucoup se trouvaient muscardinés. La dureté du contenu étant indice probable d'un mauvais état, je déchirais donc avec les doigts et j'ouvrais les cocons suspects afin de sauver les chrysalides non contaminées. Ce triage me valut, surtout sous l'abri du bord de l'ongle, des douleurs pareilles à celles que j'avais éprouvées en déchirant des nids.

La cause du prurit est cette fois tantôt la dépouille aride rejetée par la Processionnaire en devenant chrysalide, et tantôt la chenille ratatinée en une sorte de cylindre gypseux par l'invasion du cryptogame. Six mois plus tard, pareils cocons mal venus provoquaient encore démangeaison et rougeur.

Examinés au microscope, les cils roux, agents du prurit, sont des baguettes rigides, très acérées à l'un et l'autre bout et armées de barbelures sur leur moitié antérieure. Ils n'ont absolument rien de la structure des poils de l'ortie, ampoule effilée dont la pointe siliceuse se casse et verse un liquide irritant dans la petite plaie.

La plante dont le nom latin a fourni le terme d'urtication emprunte le modèle de ses armes aux crochets des serpents venimeux ; elle agit, non par la blessure, mais par le venin introduit. La Processionnaire fait usage d'une autre méthode. Les cils, n'ayant rien d'analogue au réservoir ampullaire des poils de l'ortie, doivent être empoisonnés à la surface comme les sagaies des Cafres ou des Zoulous.

Pénètrent-ils réellement dans l'épiderme ? Sont-ils le javelot barbare qui ne peut s'extraire une fois entré ? Avec leurs barbelures, plongent-ils plus avant à mesure que frémissent les chairs exaspérées ? Rien de pareil n'est admissible. En vain je scrute de la loupe le point endolori, je ne parviens pas à voir le dard implanté. Lorsqu'il se grattait, éprouvé par la Processionnaire du chêne, Réaumur n'y est pas non plus parvenu. Il soupçonnait sans pouvoir rien affirmer.

Non, malgré leur pointe acérée et leurs barbelures qui en font, sous le microscope, des épieux redoutables, les cils roux de la Processionnaire du pin ne sont pas des dards aptes à s'implanter et à provoquer le prurit par leur piqûre.

Beaucoup de chenilles, toutes fort inoffensives, sont hérissées d'une toison qui, vue au microscope, se résout en javelots barbelés, très bénins sous un aspect menaçant. Citons une paire d'exemples de ces pacifiques hallebardières.

Au début du printemps, à travers les sentiers, se voit cheminer âprement une chenille qui inspire répugnance par sa farouche pilosité, onduleuse ainsi qu'une moisson. Les anciens naturalistes, dans leur nomenclature naïve et imagée, l'ont appelée la Hérissonne. Dénomination digne de la bête, qui, au moment du danger, s'enroule sur elle-même et fait le hérisson, présentant de tous côtés à l'ennemi son armure épineuse. Sur le dos, épais mélange de poils noirs et d'autres cendrés ; sur les flancs et en avant, hispide crinière d'un roux vif. Noire, cendrée ou rousse, tout cette sauvage chevelure est fortement barbelée.

On hésite à toucher cette horreur du bout des doigts. Et cependant, encouragé par mon exemple, petit Paul, avec son tendre épiderme de sept ans, récolte à pleines mains la répugnante chenille sans plus d'appréhension que s'il cueillait un bouquet de violettes. Il en remplit ses boîtes ; il l'élève avec le feuillage de l'orme, journellement la manie, car il sait que l'affreuse bête d'aujourd'hui lui donnera un papillon superbe (Chelonia Caja Lin.), habillé de velours écarlate, avec les ailes inférieures rouges, les supérieures blanches, semées de taches marron.

Que résulte-t-il de cette intimité de l'enfant avec la bête velue ? Pas même un semblant de démangeaison sur le délicat épiderme. Je ne parle pas du mien, tanné par les ans.

Dans les oseraies du torrent voisin, l'Aygues, abonde un arbuste épineux qui, l'arrière-saison venue, se couvre d'une infinité de baies rouges, très acides. Ses revêches rameaux, pauvres de verdure, disparaissent sous des paquets de billes de cinabre. C'est l'Argousier ou Hippophaé.

En avril, aux dépens de ses feuilles naissantes, vit une chenille assez gracieuse dans son hérissement. Elle a sur le dos cinq fortes houppes de poils, côte à côte rangés et dressés ainsi que les crins d'une brosse, houppes d'un noir intense au centre et blanches sur les bords.

Elle agite en avant deux aigrettes divergentes ; elle en porte une troisième sur le croupion en manière de panache caudal. Les trois sont des pinceaux noirs d'extrême délicatesse.

Son papillon grisâtre, tapi immobile sur les écorces, projette en avant, l'une contre l'autre, ses longues pattes antérieures, que l'on prendrait, au premier coup d'oeil, pour des antennes démesurées. Cette pose des bras tendus lui a valu le nom scientifique d'Orgyie, la brassée, ainsi que la dénomination vulgaire, plus expressive, de la patte étendue.

Petit Paul, ma collaboration aidant, n'a pas manqué d'élever la gentille porteuse de brosses et de plumets. Que de fois, de son doigt si impressionnable, n'a-t-il pas caressé la fourrure de la bête ! Il la trouvait plus douce que velours. Et cependant, grossis au microscope, les poils de la chenille sont d'horribles épieux barbelés, non moins menaçants que ceux de la Processionnaire. La similitude ne va pas plus loin. Maniée sans réserve, la chenille à brosses ne provoque pas même une simple rougeur. Rien de plus inoffensif que sa toison.

Il est alors évident que la cause de l'urtication se trouve ailleurs que dans les barbelures. S'il suffisait de cils barbelés pour endolorir les doigts, la plupart des chenilles velues seraient dangereuses, car presque toutes ont les poils épineux. Il se trouve, au contraire, que la malignité est dévolue à un petit nombre, non distinct des autres par une structure spéciale de la pilosité.

Que les barbelures aient un rôle, celui de fixer l'atome urticant sur notre épiderme, de le retenir ancré sur place, c'est, après tout, possible ; mais la douleur lancinante ne saurait, en aucune manière, provenir de la simple piqûre d'un pareil harpon, si subtil.

Bien moins menus, les cils groupés par coussinets sur les figues de Barbarie sont férocement barbelés. Gare aux doigts trop confiants en cette espèce de velours ! Au moindre contact, ils sont lardés de harpons qui défient notre patience à les extraire. D'ailleurs souffrance nulle ou à peu près, car l'action du dard est ici purement mécanique.

En supposant, chose fort douteuse, qu'ils puissent pénétrer dans l'épiderme, ainsi agiraient, mais avec moins de puissance, les cils de la Processionnaire. S'ils n'avaient que leur pointe acérée et leurs barbelures. Qu'ont-ils donc de plus ?

Ils doivent avoir, non à l'intérieur comme les poils de l'ortie, mais à la surface, un agent d'irritation ; ils doivent être enduits d'une mixture empoisonnée qui les fait agir par simple contact.

Au moyen d'un dissolvant, enlevons ce virus ; et les dards de la Processionnaire, réduits à leur insignifiante action mécanique, seront inoffensifs. Le dissolvant, au contraire, expurgé de toute pilosité après filtration, sera chargé du principe urticant, que nous pourrons expérimenter sans l'intervention des poils. Isolé et concentré, le principe du prurit, loin de perdre à ce traitement, doit y gagner en violence. Ainsi prévoit la réflexion.

Les dissolvants essayés se bornent à trois : l'eau, l'alcool et l'éther sulfurique. J'emploie ce dernier de préférence, bien que les deux autres, l'alcool surtout, m'aient donné des résultats satisfaisants. Pour simplifier la recherche, au lieu de soumettre au dissolvant la chenille entière, qui compliquerait l'extrait avec ses graisses et sa bouillie nutritive, je préfère employer la dépouille seule.

Je recueille donc d'une part l'amas de peaux arides que la mue du second âge a laissées sur le dôme de la demeure de soie, d'autre part les dépouilles que les chenilles ont rejetées dans les cocons avant de se chrysalider, et je mets les deux lots infuser isolément dans de l'éther sulfurique pendant vingt-quatre heures. L'infusion est incolore. Le liquide, soigneusement filtré, est abandonné à l'évaporation spontanée, et les peaux sont lavées à l'éther sur le filtre, à plusieurs reprises.

Deux épreuves sont maintenant à faire : celle des dépouilles et celle du produit de la macération. La première est on ne peut plus concluante. Hirsutes comme à l'état normal et desséchées à point, les peaux de l'un et l'autre lot, épuisées par l'éther, ne produisent le moindre effet, bien que je m'en frictionne sans ménagement à la commissure des doigts, point très sensible au prurit de l'urtication.

La pilosité est la même qu'avant l'action du dissolvant ; elle n'a rien perdu de ses barbelures, de sa pointe de javelot, et néanmoins elle est inefficace. De douleur, point. Privés de leur toxique enduit, ces milliers de dards sont devenus velours bénin. La Hérissonne et la Chenille à brosses ne sont pas plus inoffensives.

La seconde épreuve est plus affirmative, et si concluante dans ses douloureux effets, qu'on n'a guère envie de recommencer. Quand l'infusion éthérée, évaporée spontanément, se trouve réduite à quelques gouttes, j'en imbibe un lambeau de papier buvard plié en quatre et formant un carré qui mesure au-delà d'un pouce. Trop peu méfiant de mon produit, je fais largement les choses en superficie de mon pauvre épiderme et en quantité de virus. A qui désirerait reprendre cette étude, je conseillerais d'être moins généreux. Enfin le carré de papier, emplâtre d'un nouveau genre, est appliqué à la face interne de l'avant-bras. Une feuille de caoutchouc le recouvre, pour éviter trop prompte dessiccation ; un bandage le maintient en place.

D'abord rien pendant une dizaine d'heures, puis démangeaison croissante et sensation de brûlure assez vive pour me valoir l'insomnie la majeure partie de la nuit. Le lendemain, après vingt-quatre heures de contact, l'appareil est levé. Un stigmate rouge, un peu tuméfié et très nettement circonscrit, occupe le carré que recouvrait le papier vireux.

Endolorie comme par un caustique, la peau s'y montre rugueuse ainsi qu'un lambeau de peau de chagrin. Chacune de ses menues pustules pleure une larme de sérosité qui se concrète en une matière semblable de coloration à la gomme arabique. Ce suintement se maintient une paire de jours et au-delà. Puis l'inflammation se calme ; la douleur, jusqu'ici fort agaçante, s'apaise ; l'épiderme se dessèche et se détache par pellicules. Tout est fini, moins le stigmate rouge qui se maintient longtemps encore, tant est tenace en ses effets l'extrait de la Processionnaire. Trois semaines après l'épreuve, le petit carré de l'avant-bras soumis au virus est encore d'un pâle violacé.

En se marquant ainsi au fer rouge, est-on au moins un peu dédommagé ? Oui. Un peu de vrai est le baume mis sur la blessure, et c'est un baume souverain que celui de la vérité. Il viendra tout à l'heure nous soulager de misères bien autrement graves.

Pour le moment, le douloureux essai nous démontre que l'urtication n'a nullement pour cause première la pilosité de la Processionnaire. Ici aucun poil, aucun cil, aucun dard. Tout cela a été retenu par le filtre. Nous n'avons plus qu'un agent vireux extrait par le dissolvant, l'éther. Ce principe irritant rappelle, dans certaine mesure, celui des cantharides, qui agit par simple contact. Mon carré de papier buvard empoisonné était une sorte de vésicatoire qui, au lieu de soulever l'épiderme en larges ampoules, le hérisse de minimes pustules.

Le rôle des cils barbelés, atomes que la moindre agitation de l'air dissémine à la ronde, se borne à transporter sur nos mains et notre visage le produit urticant dont ils sont imprégnés. Leurs dentelures les maintiennent en place et permettent ainsi au virus d'agir. Probablement même, en de subtiles éraflures, qui passeraient autrement inaperçues, favorisent-ils l'action de la cuisante drogue.

Peu après avoir manié les processionnaires, un épiderme délicat se tuméfie, rougit, devient douloureux. Sans être soudaine, l'action de la chenille est prompte. Au contraire, l'extrait par l'éther n'amène rubéfaction et douleur qu'après une attente assez longue. Que lui manque-t-il pour ulcérer avec plus de promptitude ? Suivant toute apparence, l'intervention des poils.

L'urtication directe causée par la chenille est loin d'avoir la gravité de celle que produit l'extrait éthéré concentré en quelques gouttes. Jamais, en mes plus cuisantes mésaventures, soit avec les bourses de soie, soit avec leurs habitants, je n'avais vu l'épiderme se couvrir de boutons séreux et s'exfolier par écailles. Maintenant c'est une véritable plaie, d'assez vilain aspect.

L'aggravation aisément s'explique. J'ai mis macérer dans l'éther une cinquantaine de dépouilles environ. Les quelques gouttes que me laisse l'évaporation et que je fais absorber par le carré de papier buvard représentent donc la virulence individuelle cinquante fois répétée. Mon petit vésicatoire équivaut au contact de cinquante chenilles sur le même point. Il est hors de doute que si la macération portait sur des quantités considérables, on arriverait à des extraits d'une redoutable énergie. Rien ne dit que la médecine ne tire un jour parti de ce puissant révulsif, tout différent de la cantharidine.

Victimes volontaires de notre curiosité, qui, sans autre satisfaction que celle de savoir, nous expose à d'agaçantes démangeaisons ; ou bien accidentels éprouvés, que faire pour soulager un peu les prurits que nous vaut la Processionnaire du pin ? S'il est bon de connaître l'origine du mal, il serait mieux d'y porter remède.

Un jour, les deux mains endolories par la fouille prolongée d'un nid, j'essaye sans aucun succès des lotions à l'alcool, à la glycérine, à l'huile, à l'eau de savon. Rien n'y fait. Le souvenir me vient alors d'un palliatif employé par Réaumur contre l'urtication par la Processionnaire du chêne. Sans nous dire comment il a connu l'étrange spécifique, le maître se frictionne avec du persil, et il s'en trouve assez bien. Il ajoute que tout autre feuillage probablement soulagerait de même.

L'occasion est belle de reprendre ce sujet. En ce coin du jardin, voici du persil, ample et vert à souhait. Quelle autre plante lui comparer ? Je fais choix du pourpier, hôte spontané de mes carrés de légumes. Mucilagineux et charnu comme il est, aisément il s'écrasera et donnera liant enduit. Je me frictionne donc une main avec du persil, et l'autre avec du pourpier, en appuyant assez pour réduire le feuillage en pâte. Le résultat mérite mention.

Avec le persil, le feu du prurit se calme un peu, il est vrai ; mais, bien qu'affaibli, il persiste longtemps encore, toujours incommode. Avec le pourpier, le petit supplice presque aussitôt cesse, et de façon si complète que je n'y accorde plus attention. Mon orviétan au pourpier a d'incontestables vertus. Je le recommande, sans bruyante réclame d'ailleurs, à qui serait persécuté par la Processionnaire. Les forestiers, dans leur guerre aux nids des chenilles, y trouveraient large soulagement.

J'ai obtenu aussi de bons résultats avec les feuilles de la tomate, de la laitue ; et, sans poursuivre plus loin cette expertise botanique, je reste convaincu, à l'exemple de Réaumur, que tout feuillage tendre et juteux aurait certaine efficacité.

Quant au mode d'action de ce spécifique, j'avoue n'y rien comprendre, pas plus que je ne vois clair dans le mode d'action du virus de la chenille. Le candidat médecin de Molière expliquait les propriétés soporifiques de l'opium en disant : Quia est in eo virtus dormitiva cujus est proprietas sensus assoupire. Disons de même : l'herbe écrasée calme l'urtication parce qu'il y a en elle une vertu calmante dont la propriété est d'assoupir le prurit.

La boutade est plus philosophique qu'elle n'en a l'air. Que savons-nous de nos remèdes et de toutes choses ? Nous connaissons des effets et ne pouvons remonter aux causes.

Dans mon village et bien loin à la ronde, il est de croyance populaire que pour calmer la douleur d'une piqûre d'abeille ou de guêpe, il suffit de frictionner le point atteint avec trois sortes d'herbes. Prenez, dit-on, trois espèces d'herbes, les premières venues, faites-en un bouquet et vivement frottez avec. La recette est infaillible, à ce qu'on assure.

J'ai cru d'abord à une de ces extravagances thérapeutiques comme il en éclôt dans les imaginations rurales. Après essai, je reconnais qu'une médication insensée en apparence a parfois du vrai. La friction aux trois sortes d'herbes apaise effectivement la piqûre de l'abeille et de la guêpe.

Je me hâte d'ajouter qu'avec un seul herbage le succès est le même : et alors le résultat concorde avec ce que viennent de nous apprendre le persil et le pourpier au sujet de l'urtication par la Processionnaire.

Pourquoi trois herbes lorsqu'une seule suffit ? Trois est le nombre fatidique par excellence ; il sent le sortilège, ce qui est loin de nuire aux vertus de l'onguent. Toute thérapeutique rurale touche quelque peu à la sorcellerie et gagne à procéder par trois.

Peut-être même le spécifique de trois herbes remonte-t-il à l'antique matière médicale. Dioscoride vante le triphullon ; il le dit bon contre la morsure des serpents venimeux. Déterminer exactement la célèbre plante à trois folioles ne serait pas aisé. Est-ce le vulgaire trèfle ? le psoralier, à l'odeur de bitume ? le ményanthe, hôte des froides tourbières ? l'oxalis, l'alléluia des campagnes ? Rien de certain à cet égard. La botanique d'alors n'avait pas les scrupules descriptifs de la nôtre. La plante, antidote des venins, groupait par trois ses folioles. Tel est le caractère essentiel.

Encore le nombre cabalistique, nécessaire aux vertus médicales comme les concevaient les premiers guérisseurs. Le paysan, conservateur tenace, nous a gardé l'antique remède ; mais, par une heureuse inspiration, il a changé les trois feuilles originales en trois herbes différentes ; il a fait du triphullon le triple feuillage qui s'écrase sur la piqûre d'une abeille. Il me semble entrevoir certaine filiation entre ces naïvetés et l'écrasement du persil dont parle Réaumur.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 23.