LES PUCERONS DU TEREBINTHE
LES GALLES
Sous le rapport des étrangetés génésiques, les Pucerons excellent. On ne trouverait pas mieux ailleurs, à moins d'interroger les secrets de la mer. N'attendons pas d'eux les prouesses de l'instinct, ils en sont incapables, les humbles poux à ventre rondelet, les casaniers pour qui lever la patte est un excès d'émancipation. Mais ils nous diront par quels essais, étourdissants de fougue et de variété, se dégage la loi universelle qui régit la transmission de la vie.
Je consulterai de préférence les Pucerons du térébinthe. Ils sont mes proches voisins, condition nécessaire à de fréquentes visites ; ils ont une industrie, appoint de quelque intérêt ; ils sont parqués dans des enceintes closes où, sans trop de confusion, il est possible de suivre le progrès de la famille.
L'arbuste qui les nourrit, le térébinthe, abonde sur les collines sérignanaises. C'est un frileux, ami des pierrailles calcinées par le soleil. A ses fleurs insignifiantes succèdent de jolies grappes de petites baies roses, puis bleuâtres, parfumées de térébenthine et chéries de la Queue-Rousse en émigration d'automne. Qui le voit pour la première fois et n'est pas au courant de son histoire, lui trouve même une seconde fructification, bien différente de celle des baies.
Au sommet des rameaux se dressent, isolés ou par groupes, des cornes tortueuses, imitation assez réussie de certains piments qui remplaceraient le rouge corail de la maturité par le jaune paille lavé de rose. En outre, des simulacres d'abricots, plus frais, plus satinés que ceux de nos vergers, sont appendus au feuillage. Tenté par les apparences, on ouvre les fallacieuses productions. Horreur ! le contenu consiste en myriades de poux, qui grouillent au milieu d'une poussière farineuse.
Les pèlerins en terre sainte nous disent qu'aux environs de Sodome se cueillent, sur certains arbustes, des pommes de bel aspect, mais pleines de cendres. Les jolis abricots, les piments cornus du térébinthe sont les pommes de Sodome. Sous une gracieuse enveloppe, ils contiennent, eux aussi, uniquement des cendres, des cendres animées qui remuent en une houle de vermine poudreuse. Ce sont des excroissances, des galles, où vit, isolée de l'extérieur, l'opulente famille des Pucerons.
Pour suivre à loisir les progrès de ces étranges productions, un térébinthe m'était nécessaire, de visite fréquente et commode. Je l'ai précisément à quelques pas de ma porte. Lorsque je peuplai l'enclos d'un peu de végétation ligneuse, l'heureuse idée me vint de planter un térébinthe. Un arbre de rapport, donnant fruits acceptables, aurait péri dans l'ingrat terrain ; lui, le bon à rien, hors du fagot, a très bien prospéré. Il est devenu superbe, et chaque année il ne manque pas de se couvrir de galles. Me voici donc le fortuné propriétaire d'un arbre à poux. Appelons-le de son nom provençal : lou Petelin ou bien lou Pesouious (le pouilleux).
Il n'est guère de jour que je ne lui donne un coup d'oeil, attiré que je suis par les événements quotidiens de l'enclos. Surveillons-le de près. Le pouilleux a ses mérites : il est dépositaire de curieux secrets. L'hiver, il est nu. Avec le feuillage ont disparu les cabines à pucerons qui, sur la fin de l'été, l'accablaient de leur nombre. Rien n'en reste que les loges cornues, maintenant délabrées et masures noires.
Qu'est devenue l'immense population de l'arbuste ? Comment reprendra-t-elle possession de son térébinthe ? En vain je scrute l'écorce du tronc, des branches, des rameaux, je ne découvre rien de nature à m'expliquer l'invasion prochaine. Nulle part de pucerons en léthargie, nulle part de germes attendant l'éclosion printanière. Rien non plus dans le voisinage, en particulier dans l'amas de feuilles mortes qui pourrissent au pied de l'arbre. L'animalcule cependant ne doit pas venir de loin : un atome, tel que je le vois en imagination, ne va pas errant à travers la campagne. Assurément, il est sur l'arbre nourricier. Mais où ?
Un jour de janvier, lassé de mes vaines recherches, je m'avise de détacher par lambeaux un lichen, la Parmélie des murailles, qui, çà et là, tapisse maigrement de ses rosettes jaunes la base et les fortes branches de mon térébinthe. La récolte est scrutée à la loupe dans mon cabinet. Qu'est ceci ?
Magnifique trouvaille ! Dans ma parcelle de lichen, pas plus grande que l'ongle, je découvre un monde. A la face inférieure, dans les sinuosités des écailles, sont incrustés, très abondants, des corpuscules roux, mesurant à peine un millimètre. Il y en a d'entiers, de configuration ovalaire ; il y en a qui, tronqués et vides, bâillent en pochettes ogivales. Tous sont nettement segmentés.
Aurais-je sous les yeux la ponte du Puceron, en partie vieille et vide, en partie récente et riche de ses germes ? Cette idée est vite écartée : un oeuf n'a pas cette segmentation pareille à celle du ventre d'un insecte. Raison plus grave : en avant se distinguent une tête et des antennes ; en dessous se reconnaissent des pattes, le tout fragile et desséché. Ces corpuscules ont donc vécu, ils ont cheminé. Sont-ils morts aujourd'hui ? Non, car l'écrasement sous la pointe d'une aiguille en fait sourdre des traces d'humeur, indice des choses vivantes. Seule la coque est morte.
L'animalcule, mobile d'abord, doué de pattes et d'antennes, a erré quelque temps sous le couvert du lichen ; puis, avant de devenir inerte, il s'est fixé à sa convenance. Alors, de sa peau racornie, devenue pellicule d'ambre, il s'est fait une boîte de momie où l'organisme se travaille pour une vie nouvelle. Au moment requis, nous verrons l'origine de cet étrange objet, qui fut un animal et mérite maintenant le nom d'oeuf.
Ce que vient de me montrer mon térébinthe familier, celui de l'enclos, je dois le retrouver dans la campagne. Je le revois, en effet ; mais cette fois ce n'est pas sous des lichens car le plus souvent l'écorce de l'arbuste reste nue. D'autres abris ne manquent pas. Des tiges de térébinthes ont été coupées par la serpette maladroite des ramasseuses de bois mort. La section est une déchirure. Le bois s'y fendille en fissures profondes ; l'écorce s'y rompt en loques soulevées. Une fois desséchée, cette ruine est un trésor.
Aux points les plus rétrécis, dans les fentes du bois comme sous les éclats de l'écorce, abondent les corpuscules qui tant me préoccupent. D'après la coloration, il y en a de deux sortes au moins. Les uns sont roux, et les autres sont noirs. Ces derniers étaient rares sous les lichens de mon térébinthe ; ici largement ils dominent. Récolte est faite de l'une et de l'autre série. Maintenant ayons patience. Le mot de l'énigme viendra, je l'espère.
Arrive le milieu d'avril, et l'animation se fait dans mes petits tubes de verre, entrepôts de mes semences animales. Les germes noirs éclosent les premiers ; deux semaines plus tard éclosent les roux. Les boîtes épidermiques. se tronquent en avant, deviennent béantes, sans autre déformation. Il en sort un animalcule, un point noir, où la loupe reconnaît un puceron très bien conformé, portant, appliqué contre la poitrine, le suçoir réglementaire. Mes soupçons du début étaient justes : les énigmatiques corpuscules roux ou noirs trouvés sous des lichens et dans les fissures de bois mort étaient en réalité des semences à pucerons.
Et ces semences, d'après leurs enveloppes douées de pattes et de tête, sont des animalcules d'abord actifs, puis inertes et convertis en germes. La substance première, presque intégrale, renaît sous une autre forme. La peau de la bestiole a fourni la coquille, la boîte segmentée, pellicule d'ambre ou de jayet ; le reste s'est concentré en oeuf.
L'heure n'est pas venue d'assister à l'origine et aux actes de la singulière créature, l'ordre chronologique s'y oppose. Revenons à la vermine issue de ces germes. Ce sont de petits, tout petits pucerons noirs, à ventre déprimé, nettement segmenté et comme granuleux. Une loupe attentive les voit poudrés d'un soupçon de poussière glauque rappelant celle de la prune. Trottant menu dans leur spacieuse prison, le tube de verre, ils semblent inquiets. Que désirent-ils, que cherchent-ils ? A n'en pas douter, un lieu de campement sur l'arbre ami.
Je leur viens en aide : je mets dans le tube un rameau de térébinthe dont les bourgeons commencent d'entrouvrir au sommet leur vêtement d'écailles. C'est bien cela qu'ils désiraient. Ils escaladent le rameau, s'installent dans la bourre qui veloute la pointe des bourgeons, et là ils stationnent, tranquilles, satisfaits.
Les observations directes sur le térébinthe marchent de pair avec les expériences de cabinet. Rares le 15 avril, les petits poux noirs deviennent fréquents dix jours après. Sur la pointe d'un seul bourgeon j'en dénombre au-delà d'une vingtaine, et la plupart des bourgeons sont peuplés, du moins les plus élevés et les plus gros. Les occupants s'y tiennent blottis dans le maigre duvet des folioles naissantes, dont le sommet émerge à peine.
Après une station de quelques jours, lorsque les feuilles commencent à poindre, chaque animalcule se crée un domicile à part. Il travaille du suçoir une foliole, dont l'extrémité se colore de pourpre, se gonfle, se recroqueville, et, rapprochant ses bords, forme une pochette aplatie, irrégulièrement bâillante. Chacune de ces pochettes, de la grosseur à peu près d'un grain de chènevis, est une tente où se trouve logé un puceron noir, un seul, jamais plus.
Que va-t-il faire, le petit pou, dans l'isolement de sa retraite ? S'alimenter et surtout se multiplier. Lorsque, dans peu de mois, on doit devenir légion, les choses pressent. Donc ici pas de père, superfluité dépensière en temps. Autant de pucerons, autant de mères, et rien d'autre. Pas de ponte non plus, car l'oeuf serait d'évolution trop lente. Seule convient à la fougue du pou la procréation directe, affranchie de tout préliminaire. Les jeunes, naissent vivants, pareils à leur mère, moins la taille.
Aussitôt mis au monde, ils implantent le suçoir, hument un peu de sève, grossissent et deviennent en peu de jours capables de continuer la lignée par la même méthode rapide, sans père. Jusqu'à la fin de la colonisation annuelle, la descendance, y compris les degrés les plus éloignés, conservera la genèse par enfantement direct, n'en connaîtra pas d'autre. Le moment venu d'un examen plus aisé, on reviendra sur cette stupéfiante méthode, qui bouleverse l'ordre de nos idées.
Le 1er mai, j'ouvre quelques-uns des renflements pourpres formés à l'extrémité des folioles naissantes. Tantôt j'y trouve seul l'auteur de l'urcéole, le puceron tel qu'il était à la pointe des bourgeons ; tantôt je l'y rencontre ayant subi une mue et accompagné d'un commencement de famille. Après le rejet de sa dépouille noire, il est devenu verdâtre, obèse et quelque peu enfariné. Ses petits, un ou deux au plus pour le moment, sont bruns, sveltes et nus.
Pour me rendre compte des progrès de la famille, je mets sous verre deux urcéoles ne contenant encore que le fondateur. En deux jours, j'obtiens douze jeunes, qui bientôt quittent la pochette natale et vont à l'ouate fermant le tube de verre. Cette émigration empressée signifie que les jeunes ont leur rôle ailleurs, sur les feuilles tendres, déjà déployées. Détachée de son support nourricier, la petite loge pourpre se dessèche et son habitant périt. Le dénombrement ne peut plus se poursuivre. N'importe : je viens d'apprendre qu'un jour suffit à trois naissances. Pour peu que pareille natalité se maintienne une paire de semaines, le puceron artisan de l'urcéole aura fourni belle famille, disséminée à mesure sur le vaste champ d'exploitation du térébinthe.
Une quinzaine plus tard éclosent les oeufs roux, alors que les jeunes rameaux déjà s'allongent et déploient leurs feuilles. Autant que me l'ont permis des observations bien hésitantes au milieu de ces foules non distinctes les unes des autres de façon nette, la lignée tardive débute comme la précoce. Elle provoque à l'extrémité des folioles des nodosités pourpres, des sacoches comparables de forme et de grosseur à un pépin de raisin. Comme les précédentes, ces loges sont habitées au début par un seul puceron noir.
De part et d'autre, la fougue de pulluler est la même. Les reclus ont bientôt famille, qui délaisse l'abri natal et s'en va coloniser ailleurs. Enfin, les flancs taris, la bestiole vivipare, périt dans sa niche desséchée.
Combien étaient-ils, venus de dessous les lichens et montant à l'assaut du térébinthe ? Ils étaient des milliers, et cette multitude ne suffit pas. A la hâte, chacun travaille du bec sa foliole ; de l'extrémité boursouflée, il se crée un gîte, où tout de suite il enfante pour décupler, centupler peut-être, l'invasion de l'innombrable. L'arbre a maintenant ses colons au complet, tous aptes à fonder populeuse tribu.
Faut-il voir en eux de simples corps de métier d'un même syndicat, d'une même famille, exploitant le térébinthe de diverses manières, suivant le point attaqué ? On hésite à les considérer comme étrangers l'un à l'autre, du moment que le chantier de travail est commun. De graves raisons cependant affirment la multiplicité spécifique.
Outre la disparité des ouvrages, il y a d'abord, comme traits distinctifs, la coloration des oeufs, les uns noirs, les autres roux. A ces teintes si nettement opposées doivent correspondre des filiations indépendantes l'une de l'autre. Peut-être même un examen patient, capable d'analyser l'atome, trouverait-il des différences dans les coques de même couleur. Toutes mes recherches sous les plaques des lichens et dans les fissures du bois mort n'aboutissent qu'à récolter deux sortes de carapaces ovulaires, deux en tout, du moins d'après les apparences ; et cependant nous allons trouver sur l'arbre cinq catégories d'ouvriers qui, semblables entre eux, édifient des ouvrages très dissemblables. S'il n'y a pas d'autres germes, échappés à mes scrupules d'observateur, il semblerait donc que sous une coque identique, ici noire et là rousse, les oeufs ont des contenus divers.
Enfin la configuration, trait essentiel de l'espèce, fournit, sur la fin de la saison, des caractères différentiels bien accentués. Jusqu'à ce moment tardif, les populations des galles de toutes formes se ressemblent à tel point qu'il est impossible de les distinguer les unes des autres une fois extraites de leurs demeures. Quand vient l'exode final, terminant l'année, une génération paraît, qui diffère beaucoup des précédentes et donne enfin certificat d'espèces multiples, au nombre de cinq.
Leur nom générique est Pemphigus, qui signifie bulle, ampoule, vessie. La dénomination savante est méritée. Les pucerons du térébinthe et quelques autres d'industrie similaire, vivant sur l'orme et sur le peuplier, sont, en effet, des artisans en boursouflures : par l'incessante titillation du suçoir, ils provoquent la formation d'excroissances creuses, à la fois vivre et couvert de la communauté.
Sur le térébinthe, le plus simple de ces habitacles consiste en un pli latéral de la foliole, qui se rabat sur la face supérieure du limbe et s'y applique sans modifier sa couleur verte. Demeure très surbaissée que cet ourlet : le plafond et le plancher se touchent. Aussi, trop à l'étroit, la famille n'y est guère nombreuse. Le timide confectionneur de ces ourlets verts porte le nom de Pemphigus pallidus Derb. Il est le pâle, parce qu'il ne sait pas enluminer de pourpre sa demeure.
Ailleurs, le pli latéral, toujours tourné vers la face supérieure de la foliole, s'épaissit beaucoup, se gonfle de chair, se ride, se colore de rouge carminé et devient un court fuseau, creux et ventru. L'habitation, image assez bien réussie des follicules de la pivoine et du pied-d'alouette, appartient au Pemphigus follicularius Pass.
Ailleurs encore, le pli, disposé d'abord dans le plan du limbe, s'infléchit à angle droit au-dessous de la foliole et devient une oreillette pendante, un croissant noduleux et charnu, où domine la teinte jaune paille. C'est l'ouvrage du Pemphigus semi-lunaris Pass.
A un degré plus élevé de l'art puceronien prennent rang les galles globuleuses. Ce sont des sphères lisses, d'un jaune pâle, variables de grosseur, depuis celle d'une cerise jusqu'à celle d'un abricot moyen. Elles sont appendues à la base des folioles, qui, malgré leur monstrueuse vessie, restent normales de coloration et de forme en tout le reste. Le souffleur de ces jolies ampoules est le Pemphigus utricularius Pass.
Mais les édifices par excellence sont les cornes, vrais monuments de cyclope eu égard à leurs infimes constructeurs. Il s'en trouve qui atteignent un pan de longueur et dont le calibre est celui d'un col de bouteille. Groupées par trois, par quatre, à la cime des rameaux élevés, elles forment des trophées sauvages, des épouvantails tortueux et bizarres, que l'on dirait venus du front des bouquetins.
Les autres galles tombent toutes avec le feuillage ; il n'en reste pas trace sur l'arbre en hiver. Ces dernières, solidement soudées à leur rameau, longtemps persistent. Il faut, pour les ruiner à fond, l'attaque prolongée des intempéries. La base même difficilement disparaît. L'année suivante, elle est encore en place, mais délabrée et réduite à un tronçon de corne d'abondance où s'est tassée l'ouate cireuse qui, en temps de prospérité, habillait la population. En ces palais cornus habite le Pemphigus cornicularius Pass.
Les urcéoles pourpres du début sont des stations provisoires où se prépare la grande colonisation. Chacune de ces humbles chaumines a son puceron noir, venu de la base de l'arbre. Le solitaire, issu d'un germe, se hâte d'enfanter les petits vivants, qui se répandent à mesure sur le tendre feuillage, et lui-même périt. Alors commencent les vraies galles, les vastes cités où trouveront place plusieurs générations. Ici encore, pour les cinq ordres de spécialistes que nous venons de reconnaître, tous se mettent à l'oeuvre et tous travaillent isolés au premier gonflement des cabines. L'aide viendra plus tard.
Mai commence, et déjà débutent les galles les plus simples, les plis latéraux qui, rabattus sur le limbe, deviennent des ourlets verts. Sous le poinçon du puceron noir, qui patiemment titille, un étroit liseré s'incurve au bord de la foliole. La ligne d'attaque mesure une paire de centimètres. Quand il a suffisamment travaillé tel ou tel autre point, l'animalcule se déplace, va recommencer ailleurs, immobile tant que l'outil fonctionne.
Or, que fait l'atome pour gondoler ainsi ce qui serait plan à l'état naturel ? Rien d'autre qu'implanter son suçoir. La piqûre d'une aiguille, si habilement qu'elle fût conduite, meurtrirait les tissus sans déviation des formes. L'animalcule doit donc instiller certain virus, qui provoque un afflux exagéré de sève ; il intoxique, il irrite, et le végétal réagit par l'intumescence des parties blessées.
Voici que le liseré se fait plus ample, avec une lenteur défiant notre examen : autant vaudrait suivre du regard la poussée d'un brin d'herbe. C'est maintenant une toiture oblique, un pli bâillant. Le puceron est dans l'angle, à son poste de fontainier. De sa fine sonde, il excite, il dirige le courant des humeurs. En vingt-quatre heures la toiture achève de descendre et vient s'appliquer étroitement contre le limbe. C'est une trappe qui s'abat ; mais le mécanisme de la pièce fonctionne avec telle modération que l'animalcule, loin d'être écrasé entre les deux lames, conserve ses mouvements libres et circule dans le pli comme il le ferait à découvert.
Ah ! le curieux instrument que le poinçon du petit pou noir ! Avec nos machines, le doigt d'un enfant, appliqué sur tel levier, tel robinet, met en branle des masses énormes. De même le puceron, avec sa fine sonde, suscite une puissante hydraulique et meut la voilure d'une foliole. Il est à sa façon ingénieur du gigantesque.
Les galles en forme d'oreillette ou de fuseau débutent au bord des folioles par de maigres ourlets carminés. Bientôt les parois s'épaississent, deviennent charnues, noueuses, et se gonflent en excroissances d'où le vert est totalement exclu. Comment se fait-il que la partie de la foliole travaillée par le puceron se colore naturellement de jaune et de carmin, lorsque, dans le cas des plicatures simples, elle conservait inaltérée la coloration normale, la teinte verte ? Comment se fait-il encore que d'une part l'épaisseur des tissus n'augmente pas, et que de l'autre elle s'exagère ? Pourquoi le fuseau reste-t-il dans le plan du limbe, tandis que l'oreillette coude brusquement sa foliole et descend verticale ? Dans les trois cas, l'outil est le même, et l'ouvrage profondément diffère. Est-ce l'effet d'un virus variable de propriétés suivant le suçoir qui l'inocule ? Est-ce le résultat d'un changement de méthode dans les coups de poinçon ? On s'y perd.
Le problème redouble d'obscurité devant les galles globuleuses. Cette fois, le puceron noir fondateur s'établit tout à la base d'une foliole, à la base supérieure et contre la nervure médiane. Il y stationne, immobile et patient. Le point travaillé du poinçon s'excave en minime fossette, puis devient bosselure qui fait hernie au-dessous de la base du limbe. Comme si l'appui graduellement se dérobait, l'animalcule plonge, s'engloutit dans une poche dont l'ouverture se clôt d'elle-même par le rapprochement de ses lèvres.
Voilà le puceron chez lui, strictement isolé du monde. Sans que le limbe de la foliole nourrice éprouve d'altération dans sa forme et dans sa couleur, l'utricule de la base se teinte d'un jaune tendre et de jour en jour grossit par le fait d'une expansion centrifuge que provoque le suçoir irritant de la bête. La continuelle piqûre du solitaire actuel, et bientôt de ses fils, l'amènera, vers la fin de l'été, au volume d'une belle prune.
Les galles cornues ont pour origine une foliole entière, choisie parmi les moindres. Il y a au sommet des rameaux des feuilles débiles, derniers produits d'un jet épuisé. A peine déployées et non colorées de vert, teinte de la santé, elles mesurent à peine quatre à cinq millimètres de longueur. C'est sur ces misères végétales que se fondent les énormes édifices corniculaires ; et encore la feuille n'est-elle pas utilisée en son entier, mais bien une seule de ses folioles, en somme un point, un rien.
Exploité du puceron, ce rien acquiert singulière énergie. D'abord il se soude avec le bout du rameau, fait corps avec lui de façon à persister sur l'arbre quand tombent les feuilles, et avec elles les autres galles ; ensuite il provoque un afflux de sève comparable à celui du pédoncule de la citrouille nourrissant son potiron. Le très petit engendre l'énorme. La galle est d'abord cornicule gracieux, régulier, d'un vert uniforme. Ouvrons-la. L'intérieur est d'un incarnat superbe et doux comme satin. Pour le moment, un seul puceron, de couleur noire, habite cette jolie demeure.
Les cinq genres d'établissement sont fondés, depuis le pli jusqu'à la corne ; ils n'ont plus qu'à grossir à mesure que la population augmentera. Or que font-ils, ces pucerons solitairement emmurés, chacun suivant sa méthode ? Tout d'abord ils changent de costume et de forme. Ils étaient noirs, sveltes, aptes à pérégriner sur le feuillage naissant ; maintenant ils s'immobilisent, deviennent jaunes et prennent du ventre. Puis, le suçoir implanté dans la paroi, gonflée de résine térébenthine, tranquillement ils enfantent. C'est pour eux fonction continue comme celle de digérer. Ils n'ont pas autre chose à faire.
Les appellerons-nous des pères ? Non : l'expression jurerait avec celle d'enfanter. Les qualifierons-nous de mères ? Pas davantage. L'exacte signification du mot s'y oppose. Ils ne sont ni l'un ni l'autre, pas même un état moyen. Notre langue n'a pas de terme pour désigner ces étrangetés animales. Il faut recourir à la plante pour s'en faire une idée approximative.
Dans nos pays, l'ail vulgaire presque jamais ne fleurit ; la culture lui a fait perdre la dualité sexuelle. Il ne connaît pas la graine véritable, où interviennent la paternité de l'étamine et la maternité du pistil. Il se multiplie très bien néanmoins. La partie souterraine enfante directement, c'est-à-dire produit de gros bourgeons charnus, assemblés en tête et nommés caïeux. Chacun est une plantule vivante qui, mise en terre, poursuit son évolution et devient pareille à la plante originelle. Pour multiplier l'ail dans son potager, le jardinier n'a d'autre ressource que celle des caïeux, l'habituelle semence faisant ici défaut.
Quelques végétaux du même groupe alliacé font mieux encore. Ils s'allongent en une hampe normale que termine un simulacre d'inflorescence globuleuse. La règle serait que ce pompon s'épanouît en une ombelle de fleurs. Les choses se passent autrement. De fleurs, il n'y en a pas du tout, elles sont remplacées par des bulbilles, diminutifs des caïeux. La sexualité a disparu : au lieu de graines, annoncées par les apprêts d'une floraison, le végétal, donne des plantules, concentrées en des bourgeons charnus. De son côté, la partie souterraine est prodigue en caïeux. Bien que privé de sexe, l'ail a l'avenir assuré : les successeurs ne lui manqueront pas.
Dans une certaine mesure, la genèse du Puceron supporte le parallèle avec celle de l'ail. En ses flancs l'étrange animalcule bourgeonne lui aussi des bulbilles, c'est-à-dire qu'affranchi des lenteurs ovulaires, il procrée seul des petits vivants.
Le masculin est plus noble que le féminin, dit Lhomond. C'est la formule de cuistre, généralement démentie par l'histoire naturelle. Chez la bête, le travail, l'industrie, le talent, vrais titres de noblesse, sont les attributs de la mère. N'importe, suivons la règle de Lhomond ; et puisque le choix nous est ici permis, parlons du Puceron au genre masculin, grammaticalement plus noble. Rien ne nous empêchera d'ailleurs d'en parler au féminin, si le discours y gagne en clarté.
Isolé dans sa loge, le Puceron fondateur fait peau neuve, disons-nous, et prend du ventre. Il met au monde des fils, tous travaillent du bec à l'accroissement de la galle, tous travaillent de la panse à l'accroissement de la population. C'est alors l'avalanche qui, motte de neige au début, devient amoncellement énorme.
Vers la fin de la saison, en septembre, ouvrons une galle quelconque, étalons-en le contenu sur une feuille de papier, armons-nous d'une loupe et regardons. Plis, fuseaux, oreillettes, globes et cornes nous montrent à peu près le même spectacle, abstraction faite du nombre, ici restreint et là exorbitant. Les Pucerons sont d'un magnifique jaune orangé. Les plus gros ont aux épaules des moignons, germes des ailes prochaines.
Tous sont vêtus d'une exquise houppelande plus blanche que neige, qui se projette longuement en arrière sous forme de traîne. Cette parure est une toison cireuse transpirée par la peau. Elle ne supporte pas l'attouchement d'un pinceau, un souffle la ruine ; mais le dépouillé en sue bientôt une autre. Dans la galle encombrée, où tant de monde s'entasse, se coudoie, la toilette de cire souvent tombe en loques et se réduit en poudre. De là résulte une friperie farineuse, un édredon extra-fin, au sein duquel la tribu grouille.
Pêle-mêle avec les Pucerons orangés s'en voient d'autres, bien moins nombreux et facilement reconnaissables. Ils sont de moindre taille, tantôt d'un rouge ferrugineux, tantôt d'un cinabre assez vif. Toujours trapus et ridés, ils sont, suivant l'âge et le genre de la galle, les uns renflés en tortue, les autres configurés en triangle à pointes émoussées. Ils portent sur l'échine de six à huit rangées de cocardes blanches, exsudations cireuses comme les houppelandes des autres. L'examen attentif de la loupe est nécessaire pour apercevoir ce détail de costume. Jamais ils n'ont les moignons alaires que les autres acquièrent tôt ou tard.
Un dernier trait, plus important que tout le reste, achève de mettre ces nains hors ligne. De temps à autre, je leur vois sur le dos une gibbosité monstrueuse qui remonte jusqu'à la nuque et double le volume de la bête. Or cette bosse, aujourd'hui présente et demain disparue pour se renouveler, est la gibecière de l'avenir. S'il m'arrive d'en ouvrir une sans encombre avec la pointe d'une aiguille, j'en extrais un corpuscule glaireux où se reconnaissent deux taches oculaires noires avec des traces de segmentation. Mon opération césarienne vient de mettre à nu un embryon.
Je me suis réservé de passer grammaticalement du genre masculin au genre féminin. C'est ici le cas. J'isole quelques bossues dans un petit tube de verre avec un fragment de galle. Elles me donnent des jeunes, et les bosses disparaissent. L'observation ne peut malheureusement se continuer : le fragment de galle se dessèche, et mes sujets périssent. Il n'en reste pas moins établi que ces naines pucerones sont des procréatrices. Comme poche d'incubation, elles portent des havresacs sur le dos.
Les petites tortues rouges trouvées dans toutes les galles vers la fin de la saison sont donc les mères gigognes de la communauté ; seules elles enfantent. A leur entour grouille la descendance, gros poupards orangés qui se parent de falbalas neigeux, hument la sève, se gonflent la panse et se préparent des ailes en vue d'une prochaine migration.
Les mères à bosse sont-elles toutes directement les filles du Puceron noir, fondateur de la galle, ou bien forment-elles une lignée à degrés divers ? Ce dernier cas me paraît probable dans les galles cornues, tant les procréatrices y sont nombreuses. Une seule origine n'expliquerait pas cette prodigalité. Quant aux autres galles, bien moins peuplées, une seule génération de rouges me paraît suffire.
Citons quelques nombres approximatifs. Dans la première semaine de septembre, j'ouvre une galle cornue choisie parmi les plus grosses. Elle mesure deux décimètres de longueur sur près de quatre centimètres de largeur en son plus grand diamètre. La population dominante consiste en pucerons orangés, ventrus, lisses et doués de moignons alaires. C'est la progéniture des petites mères. Celles-ci, d'un rouge cinabre, sont trapues, ridées, atténuées en avant et comme tronquées en arrière, ce qui leur donne une configuration presque triangulaire. Autant que je peux en juger dans la confusion de pareille multitude, leur nombre doit être de quelques centaines.
Pour évaluer la population entière, je la tasse dans un tube de verre de dix-huit millimètres de diamètre. La colonne formée occupe une longueur de soixante-cinq millimètres. Le volume est ainsi de seize mille cinq cent trente-deux millimètres cubes. A raison d'un puceron par millimètre cube à peu près, la population de cette galle est donc de seize mille environ. Ne pouvant compter, je jauge. De même Herschell jaugeait la voie lactée. Le pou lutte d'infini numérique avec l'étoile. En quatre mois, l'atome noir, premier pionnier de la galle, a laissé cette descendance. Et ce n'est pas fini.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 10.