LES PUCERONS DU TEREBINTHE
LA PARIADE — L'OEUF

L'animalcule qui, servi par la chance, atteint son refuge d'hiver, s'y fixe du suçoir, s'y abreuve et fonde à son tour une colonie, mais avec moins de fougue apparemment que ses prédécesseurs favorisés des ardeurs de l'été. Toujours par le même moyen de procréation rapide, l'enfantement direct sans le concours de la sexualité, il s'entoure d'une modeste tribu dont l'ultime forme consiste en pucerons ailés et noirs, pareils à ceux que nous venons de voir émigrer des galles.

Aptes à l'essor, eux aussi voyagent, mais en sens inverse de leurs aïeux. Ceux-ci allaient du térébinthe aux champs ; les nouveaux se rendent des champs au térébinthe. Ils quittent les stations d'hiver au pied des gramens pour venir peupler l'arbuste où s'édifieront les galles, stations d'été. Assister à leur arrivée est sans la moindre difficulté.

Journellement, dans la première quinzaine de mai, je visite le térébinthe de l'enclos. Déjà les feuilles de l'arbuste s'étalent sans avoir encore la coloration verte de la maturité. La plupart des folioles renflent leur extrémité en pochette carminée, premier ouvrage de la population printanière. Vers les dix heures du matin, si l'air est calme et le soleil vif, les pucerons ailés arrivent, venus isolément de toutes les directions. Ils s'abattent sur le feuillage des rameaux supérieurs et tout aussitôt se mettent pédestrement en recherches. L'affluence est assez nombreuse.

Très affairés, ils courent sur les branches et sur le tronc en files interrompues. La majorité de la caravane se dirige de haut en bas, signe que le but recherché est vers le sol. Cette descente générale est très nette et attire tout d'abord l'attention. Quelques-uns néanmoins remontent le courant ou bien errent à l'aventure. D'ordinaire ils se distinguent des autres par leur corps tronqué ; on dirait qu'une section pratiquée en arrière de la troisième paire de pattes leur a fait perdre le ventre. Singulières créatures, ma foi ! Ce sont des poitrines qui cheminent. Ceux qui descendent, au contraire, ont un abdomen bien conditionné, quelque peu bedonnant, d'un vert pâle en dessous. Nous aurons bientôt le secret des amputés en apparence.

Pour le moment, suivons du regard les ventrus. Sur les écorces lisses et nues, ils passent indifférents, sans arrêt. S'ils rencontrent une rosette de lichen, quelques moments ils y stationnent. Or, c'est à la base de l'arbuste, sur le tronc, que les lichens abondent ; et c'est là aussi que se porte de préférence la colonne descendante.

Les rosettes jaunes de la Parmélie se couvrent de visiteurs, qui insinuent le bout du ventre entre les écailles, puis un instant se tiennent immobiles. Ce qui se passe sous le couvert du cryptogame m'est caché. Les affaires terminées, et c'est rapidement fait, les Pucerons se remettent en marche, mais cette fois privé d'abdomen ; ils remontent, s'envolent. A une heure de l'après-midi, il ne reste plus sur l'arbuste que des retardataires à ventre disparu. Pendant une quinzaine, si le temps est beau, les mêmes faits recommencent.

Que s'est-il passé dans le mystère des lichens ? L'observation en cabinet va nous l'apprendre. Du bout d'un pinceau, je balaye, au hasard, dans un tube de verre les pucerons de la procession descendante. Je les soumets à la violente obstétrique qui m'a déjà servi pour interroger les flancs des émigrés d'automne.

Avec le dos d'une aiguille, je leur presse le ventre sur une feuille de papier. Tous, sans une seule exception, donnent un groupe de foetus, à taches oculaires noires. Nous voici donc, encore une fois, en présence de procréateurs vivipares et dépourvus de sexe. Tous indistinctement enfantent, sans mériter le titre ni de père ni de mère.

Ce sont des sacoches à progéniture dont le rôle est d'apporter au vol, sur le térébinthe, une population incapable d'y venir par ses propres moyens, tant elle est débile. Deux formes ailées, véhicule de la race dans l'étendue, font aussi la navette des gramens à l'arbuste quand viennent les beaux jours et la saison des chalets aériens, puis de l'arbuste aux gramens, quand approchent les froids et la saison, des abris souterrains.

De costume pareil, de configuration et de taille à peu près identiques, les deux formes douées d'ailes sont, l'une et l'autre, médiocrement fécondes. Les migrateurs d'automne avaient une portée d'une demi-douzaine de petits environ ; c'est pareillement à ce nombre que se bornent les migrateurs du printemps.

Après le témoignage des ventres vidés sous la pression d'une aiguille, laissons les choses suivre leur cours normal. Je balaye en tube de verre quelques pucerons ailés descendant des hauteurs du térébinthe. Je leur donne pour champ d'exploration un rameau sec de l'arbuste. Les événements ne se font guère attendre. En moins d'un quart d'heure, les captifs enfantent.

C'est ici la hâte que nous ont montrée les migrateurs d'automne devant les carreaux de ma fenêtre. Son heure venue, la parturition se fait sur le premier appui rencontré, favorable ou non. Aussi les arrivants sur le térébinthe s'empressent-ils de descendre à la base du tronc, tapissée de lichens, excellent refuge. S'ils tardent d'y parvenir, ils vident leur sacoche en route, au grand péril des jeunes sans abri.

Pour le moment, la bûchette dont j'ai meublé le tube représente l'arbuste. D'une vive allure, les pucerons ailés la parcourent tout en la peuplant de marmaille. En de brefs moments d'arrêt, cela se plante, un par un, d'ici, puis de là, au hasard. C'est la machine qui, jette son produit avec la haute indifférence de l'inconscient.

Comme ceux de l'automne, les petits sont enfantés debout, collés par l'arrière à la surface d'appui et enveloppés d'un lange très subtil que la loupe perçoit à peine. Une paire de minutes le poupard teste immobile. Puis le maillot se déchire, les pattes se libèrent, la bestiole se dépouille, tombe à plat ventre et s'en va. Le monde compte un puceron de plus.

En peu de minutes, les flancs sont taris, et du coup le semeur d'enfants devient méconnaissable. La sacoche à foetus, d'abord replète, se ratatine à mesure qu'elle éjacule son contenu et finit par devenir insignifiant granule. L'animal n'est plus qu'une poitrine ailée. Nous avons ainsi le mot de l'énigme que nous proposait, sur le térébinthe, le double courant des pucerons.

La caravane descendante, à ventre distendu, allait aux lichens pour y déposer son faix ; la caravane ascendante en revenait, privée de ventre après enfantement. Enfin les stations sur les rosettes écailleuses avaient pour effet la mise en place de la progéniture.

Je cueille, en effet, des lambeaux de lichen. J'y trouve, nombreuses et blotties sous le couvert des écailles, les mêmes infimes créatures que j'obtiens dans mes tubes en telle quantité que je le désire. Ajoutons que, la parturition accomplie et le ventre disparu, les ailés périssent le lendemain ou le surlendemain. Leur rôle est terminé.

Nés dans mes tubes ou bien extraits de leurs abris naturels, les petits poux forment quatre catégories, aisément reconnaissables à leur coloration. Les plus nombreux sont d'un vert d'herbe, avec la tête et les pattes hyalines, incolores. Leur forme est relativement dégagée, svelte. Les autres, deux ou trois fois plus gros, sont pansus. Parmi ces derniers, il y en a de teinte pâle, très légèrement jaune ; il y en a d'une vive couleur d'ambre ; enfin il y en a d'un vert clair.

Le même puceron ailé, dans sa portée de six à huit, donne à la fois des fluets, toujours verts, et des pansus, tantôt pâles, tantôt ambrés, tantôt verts aussi. Il est très probable que ces trois catégories représentent des espèces diverses. Néanmoins, dans les pucerons ailés qui les produisent, je ne constate pas de différences sous le rapport de l'aspect général. J'en trouverais sans doute si je ne reculais pas devant les pénibles minuties d'un examen microscopique.

Arrivons à des faits de plus grand intérêt. Les jeunes poux sont tous, n'importe la coloration, dépourvus de suçoir et doués de deux points noirs oculaires très nets. Ils y voient donc, ils peuvent se diriger, se rechercher, s'assembler ; mais ils ne prennent aucune nourriture, comme l'atteste l'absence totale de bec.

Ils errent activement sur le rameau de térébinthe dont j'ai garni le tube où ils sont nés ; ils s'arrêtent aux fissures de l'écorce, y plongent, les explorent, puis reprennent leur vagabondage affairé. Enfin ils se réfugient aux deux bouts du rameau grossièrement cassés. Là, dans les intervalles des fibres écartées, ils se blottissent, le croupion au dehors, la tête plongée dans les fissures.

Le lendemain, je les trouve rassemblés, pour la plupart, sur le tampon d'ouate qui ferme le tube et tant bien que mal équivaut aux cachettes des lichens. Ils s'y tiennent immobiles. J'en vois qui, doucement, à longs intervalles, se lutinent un peu de la patte ; j'en vois d'associés par couples, le fluet en dessus, le pansu en dessous.

L'affaire est évidente   : cette fois, j'ai enfin sous les yeux les deux sexes, les deux véritables sexes, et j'assiste à la pariade. Le mâle, c'est le plus petit, toujours de coloration verte, la femelle, c'est le plus gros, de teinte variable suivant l'espèce.

Quels amoureux transis ! Quelles noces ! A peine, de loin en loin, les antennes oscillent et les pattes remuent. Une heure environ les deux atomes appariés s'enlacent. Ils se quittent. C'est fini.

Devant pareilles misères nuptiales, je n'ose d'abord ajouter foi au témoignage de mes yeux. Il est de règle que l'âge nubile est une floraison. Pour célébrer ses noces, l'insecte se transfigure ; il acquiert forme plus robuste et plus élégante, il prend les ailes et se pare d'atours. Les mariés de mes tubes descendent, au contraire, au dernier degré de l'humiliation.

Leurs prédécesseurs, non sexués, avaient des ailes ; encore enfermés dans la galle, ils portaient sur le croupion dodu longue traînée d'hermine. Pour eux, fleur de la race, plus d'ailes, plus de falbalas neigeux, plus de corpulente panse orangée. Ce sont les plus misérables, les plus débiles de toute la lignée. La sexualité, partout ailleurs progrès, est ici décadence; c'est dérision de la grande loi des vivants.

Les colons du térébinthe jusqu'à ce moment sont restés affranchis de la dualité génésique. Loin d'en souffrir, l'espèce a magnifiquement prospéré, si bien que, dans l'espace d'une saison, l'unité est devenue la centaine, peut-être le millier. Pourquoi ne pas continuer de la sorte indéfiniment, à l'exemple de l'ail de nos cultures, du roseau de Provence, de la canne à sucre et de tant d'autres ? Quel besoin est-il de se mettre deux pour obtenir ce que donnait si bien un seul ?

Ce brusque changement de méthode a pour raison d'être le changement de produit. Les prédécesseurs, comparables à la souche qui s'entoure de rejetons, mettaient au monde des petits vivants, aussitôt en action et plantant leur suçoir dans la paroi de la galle. L'humble matrone actuelle est réservée pour l'oeuf, délicat foyer où la vie doit, une année entière, se conserver latente. Nous avions des boutures ; maintenant nous avons la graine.

Pour résister au temps et garder somnolente, jusque dans un avenir éloigné, l'aptitude à la vie, l'oeuf comme la graine, nécessite l'association de deux énergies, plus efficaces en concertant leurs virtualités. Quant à dire le motif premier de cette nécessité, il sera sage de confesser que nous n'en savons rien, et que probablement nous n'en saurons jamais rien.

Voyons cependant de quelle manière les choses se passent chez le puceron. Après la pariade, le mâle, le coloré de vert, s'agrippe à quelque brin de l'ouate qui ferme le tube, et du jour au lendemain s'y dessèche en granule de poussière. Il est mort. Sa compagne reste en place, immobile.

Le désir me vient de voir un peu ce qui se passe dans ses flancs. Le microscope me montre sous la peau translucide un orbe elliptique et laiteux de fines granulations, occupant, de peu s'en faut, toute la capacité de l'animalcule. C'est une nébuleuse de l'infiniment petit, où, pour soleil, se concentre et s'élabore un oeuf. Plus rien de visible. Pas de tubes ovariques, pas de germes sériés en chapelets comme il est d'usage chez les insectes.

La presque totalité de la substance maternelle se désagrège, entre en fusion et se moule suivant des lois nouvelles. Elle était animée ; elle devient inerte et se conglobe en germe où sommeillera l'avenir. Elle a vécu ; sans cesser d'être la même, elle revivra. Il serait difficile de trouver un plus bel exemple de la haute alchimie qui préside aux transmutations de la vie.

Que sortira-t-il de ce creuset ? Il n'en sortira rien du tout pour le moment, car il n'y a pas de ponte. Toute la bête est devenue un oeuf, un seul oeuf qui, pour coquille, a la peau desséchée de l'animalcule ; et cet oeuf conserve les pattes, la tête, la poitrine, le ventre, la segmentation épidermique de l'organisme générateur. Pour les apparences, l'inertie à part, c'est le petit pou du début.

Le cycle maintenant se ferme et nous ramène au point de départ, à ces corpuscules énigmatiques que je récoltais sous les lichens du térébinthe et dans les fissures des tiges coupées. Le tampon d'ouate de mes tubes en contient de deux sortes, des noirs et des roux, identiques avec ceux que me fournissait directement l'arbuste.

Pareils à des semences, attendant pour germer le retour de la saison propice, les uns et les autres restent stationnaires à peu près l'an entier. Elaborés en mai, ils ne doivent éclore que le mois d'avril suivant. Alors recommence la singulière lignée qu'il convient de résumer en quelques lignes, tant elle est complexe.

L'animalcule issu de l'oeuf renfle en pochette carminée l'extrémité d'une foliole naissante. Le solitaire y enfante une famille qui se disperse à mesure et va, un par un, fonder ailleurs des galles.

Seul aussi au début, le premier artisan de la demeure procrée des collaborateurs qui, grandis, deviennent gibbeux, portent besace et se parent de rouge. Ce sont les fougueux multiplicateurs de la tribu. Ils ont populeuse descendance de pucerons aptères et orangés, qui se transforment en septembre, deviennent noirs et pourvus d'ailes.

A cette époque s'ouvrent les galles distendues, et les ailés s'envoient dans la campagne, où chacun dissémine sa portée de six à huit petits. Ces derniers passent la mauvaise saison sous terre, probablement à la base de certains gramens.

Dans la station d'hiver doit se reproduire, mais plus modérée, la filiation en usage dans les galles. L'ultime produit consiste en ailés qui, semblables à ceux de l'automne, abandonnent le gîte sous terre et vont au térébinthe, où ils déposent, dans les fissures ou sous le couvert des lichens, le contenu de leurs flancs, encore six à huit petits.

Jusqu'à ce moment, aux divers degrés de la généalogie, tous ont enfanté sans le concours des sexes ; maintenant apparaissent la sexualité et son ouvrage, l'oeuf. La portée des ailés du printemps est un mélange de mâles et de femelles, débiles créatures, les moindres de la série entière. Ces nains, affranchis du manger, s'apparient, ils n'ont pas autre chose à faire. Peu après le mâle périt ; la femelle, de son côté, s'immobilise et passe à l'état d'oeuf.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 12.