LE SCARABÉE A LARGE COU
LES GYMNOPLEURES

Nous aurions tort de généraliser sans restriction ce que vient de nous apprendre le Scarabée sacré et de l'attribuer dans se moindres détails aux autres bousiers de la même série. La similitude d'organisation n'entraîne pas la parité des instincts. Un fond commun se maintient sans doute, conséquence d'un outillage identique ; mais sur le thème essentiel bien des variations sont possibles, dictées par d'intimes aptitudes que l'organe ne peut en rien faire prévoir.

L'étude de ces variations, de ces spécialités à motifs secrets, est même, pour l'observateur, la partie la plus attrayante de ses recherches à mesure qu'un recoin du domaine entomologique est exploré. Prodigue de temps et de patience, parfois d'ingéniosité, on vient enfin d'apprendre ce que fait celui-là. Maintenant que fait celui-ci, son proche voisin de structure ? Dans quelle mesure répète-t-il les moeurs du premier ? A-t-il des usages à lui, des recettes de métier, des particularités d'industrie ignorées de l'autre ? Problème de haut intérêt, car, dans ces différences psychiques, éclate, bien mieux que dans les différences de l'élytre et de l'antenne, l'infranchissable trait de démarcation entre les deux espèces.

Le genre Scarabée est représenté dans ma région par le Scarabée sacré (Scarabeus sacer Linn.), le Scarabée semi-ponctué (Scarabeus semipunctatus Fab.) et le Scarabée à large cou (Scarabeus laticollis Linn.). Les deux premiers, insectes frileux, ne s'écartent guère de la Méditerranée ; le troisième remonte assez avant dans le nord. Le Scarabée semi-ponctué ne quitte pas le littoral ; il abonde sur les plages sablonneuses du golfe Jouan, de Cette, de Palavas. J'ai, dans le temps, admiré ses prouesses de rouleur de pilules, aussi passionné que son collègue le Scarabée sacré. Aujourd'hui, quoique vieilles connaissances, je ne peux, à mon grand regret, m'occuper de lui : nous sommes trop éloignés. Je le recommande à qui serait désireux d'ajouter un chapitre à la biographie des Scarabées ; il doit avoir, lui aussi -- la chose est à peu près sûre --, des spécialités dignes de mémoire.

Pour compléter cette étude, il ne me reste ainsi, dans mon étroit voisinage, que le Scarabée à large cou, le plus petit des trois. Il est fort rare autour de Sérignan, quoique très répandu en d'autres points de Vaucluse. Ce peu de fréquence de l'insecte me prive de l'observation en pleine campagne, et me laisse, comme unique ressource, l'éducation en volière des quelques sujets offerts par le hasard.

Captif sous le grillage, le Scarabée à large cou n'a pas l'allègre gymnastique, le pétulant entrain du Scarabée sacré. Avec lui pas de rixes entre détrousseur et détroussé ; pas de pilules confectionnées pour le seul amour de l'art, roulées quelque temps avec frénésie, puis abandonnées à la voirie sans usage aucun. Le même sang ne circule pas dans les veines des deux pilulaires.

D'humeur plus calme, moins prodigue du bien rencontré, l'insecte à large corselet s'attaque discrètement au monceau de manne dont le mouton fait les frais ; il choisit dans le meilleur des brassées de matière qu'il amalgame en boule ; il s'occupe de sa besogne sans importuner les autres, sans en être importuné. Sa méthode est d'ailleurs la même que celle du Scarabée sacré. La sphère, toujours objet de charroi plus aisé, est façonnée sur place avant d'être ébranlée. De ses larges pattes antérieures, l'insecte la tapote, la pétrit, la moule, l'égalise à mesure qu'une brassée est ajoutée, tantôt ici et tantôt là. L'exacte forme ronde est acquise avant que la pièce soit remuée de place.

Le volume requis obtenu, le pilulaire s'achemine, avec son butin, vers le point où sera creusé le terrien. Le voyage s'effectue exactement suivant les usages du Scarabée sacré. La tête en bas, les pattes postérieures dressées contre la machine roulante, l'insecte pousse à reculons. Jusque-là rien de nouveau, à part certaine lenteur dans la manoeuvre. Attendons encore, et une profonde différence dans les moeurs ne tardera pas à séparer les deux insectes.

A mesure qu'une pilule est véhiculée, je m'en empare, ainsi que de son propriétaire ; et le tout est déposé à la surface d'une couche de sable frais et tassé dans un pot à fleurs. Une lame de verre pour couvercle maintient le sable au point voulu de fraîcheur, empêche l'évasion et laisse pénétrer le jour. Cet internement dans des habitacles séparés m'affranchira des méprises auxquelles m'exposerait le sol de la volière, exploitation commune de mes pensionnaires ; je ne risquerai pas ainsi de rapporter à plusieurs ce qui pourrait être l'ouvrage d'un seul. L'isolement me permettra de mieux suivre le travail individuel de chacun.

La mère séquestrée ne se formalise guère de sa servitude. Bientôt elle fouille le sable, elle y disparaît avec sa pilule. Donnons-lui le temps de s'établir et de procéder à ses travaux de ménage.

Trois à quatre semaines se passent. L'insecte n'a plus reparu à la surface, preuve d'occupations maternelles de patiente durée. Enfin, avec précaution, couche par couche, je vide le pot. Une spacieuse salle est mise à découvert. Les déblais de cette cavité étaient amoncelés à la surface sous forme de taupinée. Voilà l'appartement secret, le gynécée où la mère surveille et devait continuer encore de surveiller longtemps sa famille naissante.

La pilule primitive a disparu. A sa place se trouvent deux petites poires, merveilleuses d'élégance et de fini, deux, et non une seule, comme il était naturel de s'y attendre avec les données déjà acquises. Je leur trouve configuration plus gracieuse encore, plus svelte qu'à celles du Scarabée sacré. Leurs mignonnes dimensions sont peut-être cause de ma préférence : maxime miranda in minimis. Elles mesurent trente-trois millimètres dans le sens de la longueur, et vingt-quatre millimètres suivant la plus grande largeur de la panse. Laissons les chiffres, et reconnaissons que le modeleur courtaud, à lente gaucherie, rivalise d'art avec son célèbre congénère, et même le dépasse. Je m'attendais à quelque apprenti grossier ; je trouve un artiste consommé. Il ne faut pas juger des gens sur l'apparence ; le conseil en est bon, même au sujet de l'insecte.

Exploré plus tôt, le pot nous apprendra de quelle façon est obtenue la poire. Je trouve, en effet, tantôt une bille parfaitement ronde et une poire sans résidu aucun de la pilule initiale ; tantôt une bille seule avec un reste presque hémisphérique de la pilule, bloc d'où sont détachés en une seule pièce les matériaux soumis au modelage. Le mode de travail se déduit de ces faits.

La pilule que le Scarabée façonne à la surface du sol, en puisant par brassées au monceau rencontré, n'est qu'une oeuvre provisoire, à laquelle forme ronde est donnée dans le seul but de rendre le charroi plus aisé. L'insecte s'y applique sans doute, mais sans trop insister : il lui suffit que le trajet s'effectue sans émiettement du butin, sans entraves au roulement. La surface du globe n'est donc pas travaillée à fond, comprimée en écorce, minutieusement égalisée.

Sous terre, pour préparer le coffre nourricier de l'oeuf, c'est une autre affaire. Cernée par une entaille, la pilule est divisée en deux parties à peu près égales, et l'une des moitiés est soumise à la manipulation, tandis que l'autre gît tout contre, destinée à une manipulation ultérieure. L'hémisphère travaillé s'arrondit en une bile, qui sera la panse de la poire future. Cette fois le modelage se fait avec des soins d'extrême délicatesse : il s'agit de l'avenir de la larve, elle aussi exposée aux périls d'un pain trop sec. La surface de la bille est donc tapotée un point après l'autre, scrupuleusement durcie par la compression égalisée suivant une courbure régulière. La sphérule obtenue a, de peu s'en faut, la précision géométrique. Ne perdons pas de vue que ce difficile ouvrage est obtenu sans roulement, comme l'affirme l'état net de la superficie.

Le reste de la besogne se devine d'après la méthode du Scarabée sacré. Le globe s'excave d'un cratère et devient une sorte de pot ventru de peu de profondeur. Les lèvres du pot s'étirent en un sac qui reçoit l'oeuf. Le sac se ferme, se polit à l'extérieur, se raccorde gracieusement avec la sphère. La poire est terminée. A l'autre moitié de la pilule maintenant, pour semblable ouvrage.

Le trait le plus saillant de ce travail, c'est l'élégante régularité des formes, obtenue sans intervention aucune du roulement. Aux nombreuses preuves que j'ai données de ce modelage sur place, le hasard me permet d'en adjoindre une autre bien frappante. J'ai obtenu du Scarabée à large cou une fois, une seule, deux poires intimement soudées l'une à l'autre par la panse et disposées en sens inverse. La première construite ne peut rien nous apprendre de nouveau, mais la seconde nous dit ceci : quand, pour un motif qui m'échappe, faute de large peut-être, l'insecte a laissé cette deuxième en contact avec l'autre et l'a soudée avec sa voisine tout en la travaillant, il est de pleine évidence qu'avec cet appendice tout roulis, tout déplacement était impraticable. L'élégante configuration n'en a pas moins été obtenue d'une façon parfaite.

Au point de vue de l'instinct, les traits qui font des deux artistes en poires deux espèces irréductibles sont, après ces détails, en pleine lumière et bien plus concluants que les traits fournis par le corselet et l'élytre. Dans le terrier du Scarabée sacré ne se trouve jamais qu'une seule poire. Dans celui du Scarabée à large cou, il s'en trouve deux. J'en soupçonne même parfois trois lorsque le butin est copieux. Les Copris nous instruiront plus à fond sur ce sujet. Le premier, rouleur de pilules, utilise sa sphère sous terre sans la subdiviser, telle qu'il l'a obtenue sur le chantier d'exploitation. Le second fait deux parts égales à la sienne, un peu moins volumineuses cependant ; et de chaque moitié il façonne une poire. Le simple fait place au double, et peut-être même parfois au triple. Si les deux bousiers ont une origine commune, je serais désireux de savoir comment s'est déclarée cette profonde différence dans leur économie domestique.

Dans un cadre plus modeste, l'histoire des Gymnopleures répète celle des Scarabées. La passer sous silence, crainte de monotonie, serait se priver d'un document propre à confirmer certains aperçus dont la vérité se démontre par répétition. Exposons-la, mais en abrégeant.

Le genre Gymnopleure, qui doit son nom à l'échancrure latérale des élytres laissant à nu une partie des flancs, est représenté en France par deux espèces : l'une, à élytres lisses (Gymnopleurus pilularius Fab.), est assez commune partout ; l'autre (Gymnopleurus flagellatus Fab.), gravée en dessus de petites fossettes comme si l'insecte avait été stigmatisé par la variole, est plus rare et préfère le midi. Les deux abondent dans les plaines caillouteuses de mon voisinage, où paissent les moutons parmi les lavandes et le thym. Leur forme rappelle assez bien celle du Scarabée sacré, mais avec des dimensions bien moindres. Mêmes habitudes d'ailleurs, mêmes lieux d'exploitation, même époque pour les nids, mai et juin, jusqu'en juillet.

Voués à des travaux similaires, Gymnopleures et Scarabées sont amenés à voisiner plutôt par la force des choses que par goût de la société. Il ne m'est pas rare d'en voir s'établir porte à porte ; il m'est plus fréquent encore de les trouver attablés au même monceau. Par un soleil vif, les convives sont parfois très nombreux. Les Gymnopleures dominent, et de beaucoup.

On dirait que ces insectes, doués d'un vol preste et soutenu, explorent la campagne par essaims, et, trouvant riche butin, s'y jettent tous à la fois. Ces tournées de recherches par escouades, malgré ce que semblerait affirmer la vue d'une telle foule, me laissent incrédule ; j'admets plus volontiers que, de tous les côtés à la ronde, les Gymnopleures sont venus un par un, guidés par la subtilité de l'odorat. J'assiste à un rassemblement d'individualités accourues de tous les points de l'horizon, et non à la halte d'un essaim en commune recherche. N'importe : la grouillante population est parfois si nombreuse qu'il serait possible de recueillir les Gymnopleures par poignées.

Mais ils n'en donnent guère le temps. Le péril compris -- et c'est bientôt fait --, beaucoup s'envolent d'un essor soudain ; le reste se tapit, se dissimule sous le monceau. En un instant le calme complet succède à la tumultueuse agitation. Le Scarabée sacré n'a pas de ces paniques subites qui dépeuplent en moins de rien le chantier le plus animé. Surpris dans son travail, examiné de près, même de façon indiscrète, il continue impassible son ouvrage. La crainte lui est inconnue. Avec organisation identique, avec métier pareil, la bête change à fond de caractère moral.

La différence s'accentue sous un autre aspect. Le Scarabée sacré est un fervent rouleur de pilules. La boule faite, sa suprême félicité, summa voluptas, est de la véhiculer à reculons des heures durant, de jongler, pour ainsi dire, avec elle sous un soleil de feu. Malgré son qualificatif de pilulaire, le Gymnopleure n'a pas cet enthousiasme pour la pelote sphérique. Ce n'est pas lui qui, sans dessein de s'en nourrir dans la paix d'une retraite ou de l'utiliser comme ration de la larve, s'avisera de pétrir une boule, de la rouler avec passion, puis de l'abandonner, quand cette véhémente gymnastique l'aura suffisamment réjoui.

En volière comme en plein champ, le Gymnopleure consomme sur place. Si le monceau lui plaît, il y fait toujours station ; mais se manufacturer un pain rond, pour aller après le consommer dans une retraite souterraine, n'entre guère dans ses usages. La pilule, qui a donné son nom à l'insecte, ne se roule, à ce qu'il m'a paru, qu'en vue de la famille.

La mère prélève sur le tas la quantité de matière nécessaire à l'éducation d'une larve, et la pétrit en boule au point même de la cueillette. Puis, à reculons et la tête en bas, comme le font les Scarabées, elle la roule et finalement l'emmagasine dans un terrier, pour la manipuler d'après les exigences de la prospérité de l'oeuf.

La pilule roulante ne contient jamais l'oeuf, bien entendu. Ce n'est pas sur la voie publique que se fait la ponte, mais bien dans le mystère du sous-sol. Un terrier est creusé, à deux ou trois pouces de profondeur, pas davantage. Il est spacieux par rapport à son contenu, preuve que se répète ici ce travail d'atelier, ce modelage qui nécessite pleine liberté des mouvements. La ponte terminée, il reste vide ; son vestibule seul est comblé, comme l'atteste la petite taupinée, excédent des déblais non remis en place.

Quelques coups de ma houlette de poche mettent à découvert l'humble manoir. La mère est souvent présente, occupée à de menus soins de ménage avant de quitter la loge pour toujours. Au milieu de la salle gît son oeuvre, berceau du germe et ration de la future larve. Sa forme et sa grosseur sont celles d'un oeuf de moineau pour l'un et pour l'autre Gymnopleure, que je confonds ici sans inconvénient aucun, tant leurs moeurs et leurs travaux se ressemblent. A moins de surprendre la mère à côté, il serait impossible de dire si l'ovoïde qu'on vient d'exhumer est l'ouvrage de l'insecte lisse, ou bien celui de l'insecte gravé de fossettes. Tout au plus, un léger excès dans les dimensions affirmerait-il le premier, et encore ce caractère est loin de mériter entière confiance.

La forme d'oeuf, avec ses deux bouts inégaux, l'un plus gros, arrondi, l'autre plus saillant, en mamelon ellipsoïde ou même prolongé en col de poire, nous redit les conclusions connues. Configuration pareille ne s'obtient pas au moyen du roulage, apte seulement à donner la sphère. Pour y parvenir, la mère pétrit le bloc, déjà devenu plus ou moins rond par le travail sur le chantier d'extraction et par le charroi, ou bien encore informe, si la proximité du monceau a permis emmagasinement immédiat. En somme, une fois entrée en loge, elle se comporte comme les Scarabées et fait oeuvre d'artiste modeleur.

La matière s'y prête très bien. Empruntée à ce que le mouton fournit de plus plastique, elle se façonne avec l'aisance de la glaise. Ainsi s'obtient ovoïde élégant, ferme, poli, oeuvre d'art comme la poire et rivalisant de douce courbure avec l'oeuf de l'oiseau.

Où est, là dedans, le germe de l'insecte ? Si les raisons invoquées au sujet du Scarabée sont justes, si réellement l'aération et la chaleur exigent que l'oeuf soit aussi rapproché que possible de l'atmosphère ambiante tout en restant protégé par une enceinte, il est clair que cet oeuf doit être installé au petit bout de l'ovoïde, sous une mince paroi défensive.

Et c'est là, en effet, qu'il se trouve, logé dans une mignonne chambre d'éclosion, où l'enveloppe de partout un matelas d'air, aisément renouvelable à travers une cloison de mince épaisseur et un tampon de feutre. Cet emplacement ne me surprit pas ; je m'y attendais, renseigné déjà par le Scarabée. La pointe de mon canif, cette fois non novice, alla d'emblée gratter le mamelon pointu de l'ovoïde. L'oeuf parut, superbe confirmation des raisons soupçonnées d'abord, entrevues et finalement changées en certitude par le retour des faits fondamentaux en des conditions différentes.

Scarabées et Gymnopleures sont des modeleurs non élevés à la même école ; ils diffèrent dans le tracé de leur chef-d'oeuvre. Avec les mêmes matériaux, les premiers manufacturent des poires ; les seconds, le plus souvent des ovoïdes ; et cependant, malgré cette divergence, ils se conforment les uns et les autres aux conditions essentielles réclamées par l'oeuf et par le ver. Au ver, il faut des vivres non exposées à se dessécher avant l'heure. Cette condition, est remplie, dans la mesure du possible, en donnant à la masse la forme ronde, d'évaporation moins rapide à cause de sa surface moindre. A l'oeuf, il faut accès facile de l'air et rayonnement de la chaleur du sol, double résultat obtenu d'une part avec le col de la poire, d'autre part avec le pôle saillant de l'ovoïde.

Pondu dans le courant de juin, l'oeuf de l'un et de l'autre Gymnopleure éclôt en moins d'une semaine. Sa durée est en moyenne de cinq à six jours. Qui a vu la larve du Scarabée sacré connaît, dans ses traits essentiels, la larve des deux petits pilulaires. C'est pour tous un ver pansu, courbé en crochet, porteur d'une gibbosité ou besace où se loge une partie du puissant appareil digestif. Le corps se tronque obliquement en arrière et forme truelle stercorale, signe de moeurs semblables à celles du ver du Scarabée.

Ici se répètent, en effet, les singularités décrites dans l'histoire du grand pilulaire. A l'état de larve, les Gymnopleures sont, eux aussi, de prompts fienteurs, toujours prêts à déposer du mortier pour restaurer la loge compromise. Ils bouchent à l'instant la brèche que je fais, soit pour les observer dans l'intimité de l'habitacle, soit pour provoquer leur industrie de plâtriers. Ils mastiquent les fêlures, ils soudent les morceaux disjoints, ils raccommodent la cellule disloquée. Quand s'approche la nymphose, le mortier restant est dépensé en une couche de stuc, qui renforce et polit la paroi de la demeure.

Les mêmes périls suscitent la même méthode défensive. Autant que celle des Scarabées, la coque des Gymnopleures est exposée à se crevasser. Le libre accès de l'air à l'intérieur aurait des conséquences funestes en desséchant la nourriture, qui doit se conserver molle tant que le ver n'a pas toute sa croissance. Un intestin toujours bourré et d'une obéissance à nulle autre pareille tire d'embarras la larve menacée. Inutile d'en dire davantage : le Scarabée sacré nous a suffisamment renseignés sur ce point.

Les éducations en volière me donnent, pour la durée de la larve chez les Gymnopleures, de dix-sept à vingt-cinq jours ; et pour la durée de la nymphe, de quinze à vingt jours. Ces nombres doivent certainement varier, mais dans des limites peu étendues. Aussi fixerai-je approximativement à trois semaines l'une et l'autre des deux périodes.

Rien de remarquable dans la période de la nymphose. A signaler seulement le curieux costume de l'insecte parfait dès sa première apparition. C'est le costume que nous a montré le Scarabée : tête, corselet, pattes et poitrine d'un rouge ferrugineux, élytres et ventre blancs. Ajoutons qu'impuissant à rompre sa coque, dont la haute température du mois d'août a fait coffre, le prisonnier attend, pour se libérer, que les premières pluies de septembre lui viennent en aide en ramollissant la paroi.

L'instinct, qui, dans les conditions normales, nous émerveille par son impeccable lucidité, ne nous étonne pas moins par sa stupide ignorance quand surviennent des conditions non habituelles. Chaque insecte a son métier, dans lequel il excelle, sa série d'actes logiquement coordonnés. Là il est vraiment maître. Sa prescience, qui s'ignore, y dépasse notre science, qui se connaît ; son inspiration inconsciente y domine notre consciente raison. Mais écartons-le de sa voie naturelle, et du coup l'enténèbrement succède aux splendeurs de l'éclaircie. Rien ne rallumera la lueur éteinte, pas même le plus fort stimulant qui soit au monde, le stimulant de la maternité.

J'ai déjà donné bien des exemples de cette étrange antithèse, où viennent échouer certaines théories ; j'en trouve un autre, et non des moins frappants, parmi les bousiers dont se termine ici l'histoire. Après la surprise que nous a value la claire vision de l'avenir chez nos confectionneurs de sphères, de poires, d'ovoïdes, une autre nous attend, en sens inverse : l'indifférence profonde de la mère pour un berceau qui tantôt était l'objet des soins les plus tendres.

Mes observations portent à la fois sur le Scarabée sacré et sur les deux Gymnopleures, tous d'un même zèle admirable quand il faut préparer le bien-être du ver, et puis, brusquement, tous de la même indifférence.

La mère est surprise dans son terrier avant la ponte, ou bien, si la ponte est faite, avant les méticuleuses retouches qu'un excès de prudence lui conseille. Je l'installe dans un pot plein de terre tassée ; je la dépose à la surface du sol artificiel, ainsi que son ouvrage plus ou moins avancé.

En ce lieu d'exil, pourvu que la tranquillité y règne, l'hésitation n'est pas longue. La mère, qui jusque-là a tenu ses chers matériaux embrassés, se décide à creuser un terrier. A mesure que l'excavation progresse, elle y entraîne sa pelote, chose sacrée dont il importe de ne se dessaisir à aucun moment, même dans l'embarras des fouilles. Bientôt au fond du pot s'ouvre la loge où doit se travailler la poire ou l'ovoïde.

J'interviens alors. Je renverse le pot sens dessus dessous. Tout est bouleversé : galerie d'entrée et loge terminale disparaissent. J'extrais des ruines la mère et la pelote. Le pot est de nouveau rempli de terre, et la même épreuve recommence. Quelques heures suffisent à ranimer le courage ébranlé par un tel cataclysme. Pour la seconde fois, la pondeuse s'enterre avec la masse des vivres destinés au ver. Pour la seconde fois aussi, quand l'établissement est parachevé, le renversement du pot remet tout en question. L'épreuve reprend. Tenace dans sa tendresse maternelle jusqu'à exténuation des forces s'il le faut, l'insecte s'enfouit encore avec sa sphère.

A quatre reprises, dans l'espace de deux jours, j'ai vu ainsi la même mère Scarabée tenir tête à une bouleversements et recommencer, avec une touchante patience, l'habitation ruinée. Je n'ai pas jugé à propos de poursuivre plus loin l'épreuve. Des scrupules vous prennent en soumettant l'amour maternel à de telles tribulations. D'ailleurs il est à croire que tôt ou tard, exténué, ahuri, l'insecte se serait refusé à de nouvelles fouilles.

Mes expérimentations de ce genre sont nombreuses, et toutes affirment qu'extraite de dessous terre avec son ouvrage inachevé, la mère est d'un zèle infatigable pour enfouir et mettre en lieu sûr le berceau qui s'ébauche, non encore peuplé. Pour une pelote de matière dont l'oeuf n'a pas fait encore chose sacrée, elle est d'une méfiance excessive, d'une prudence soupçonneuse, d'une clairvoyance à nous confondre. Embûches de l'expérimentateur, accidents qui bouleversent tout, rien, à moins que ses forces ne soient excédées, ne peut la détourner du but à atteindre. Il y a en elle comme une obsession indomptable. L'avenir de la race veut que le lopin de matière descende en terre, et il y descendra quoi qu'il arrive.

Voici maintenant le revers de la médaille. L'oeuf est pondu, tout est en ordre dans le souterrain. La mère sort. Je la cueille au moment de sa sortie ; j'exhume la poire ou l'ovoïde; je mets l'ouvrage et l'ouvrière côte à côte à la surface du sol dans les conditions de tantôt. C'est le moment ou jamais d'enfouir prudemment la pilule. L'oeuf s'y trouve, chose délicate qu'un coup de soleil va flétrir sous sa mince enveloppe. Un quart d'heure d'exposition aux ardeurs de la canicule, et tout sera perdu. Que va faire la mère en si périlleuse occurrence ?

Elle ne fait rien du tout. Elle ne semble même pas s'apercevoir de la présence de l'objet si précieux pour elle la veille, alors que l'oeuf n'était pas encore déposé. Zélée à l'excès avant la ponte, elle est indifférente après. L'ouvrage parachevé ne la concerne plus. Supposons un caillou à la place de la poire, de l'ovoïde, et l'insecte en fera le même cas. Une seule préoccupation travaille la mère : c'est de s'en aller. Je le vois à ses allées et venues autour de l'enceinte qui la retient prisonnière.

Ainsi se comporte l'instinct : il enfouit avec persévérance le bloc inerte, il abandonne à la surface le bloc animé. Pour lui, l'oeuvre à faire est tout ; l'oeuvre faite n'est plus rien. Il voit l'avenir, il ignore le passé.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 6.