LE SCARABÉE SACRÉ
LA NYMPHE — LA LIBÉRATION
La larve grossit, mangeant à l'intérieur le mur de sa maison. Petit à petit, la panse de la poire s'excave en une cellule dont la capacité croît proportionnellement à la croissance de l'habitant. Au fond de son ermitage, ayant le vivre et le couvert, le reclus devient gros et gras. Que faut-il davantage ? Il faut veiller à certains soins hygiéniques de pratique assez difficultueuse dans un étroit réduit dont le ver occupe la presque totale capacité ; il faut reléguer quelque part, lorsqu'il n'y a pas de brèche à réparer, le mortier qu'élabore sans cesse un intestin complaisant à l'excès.
Certes, le ver n'est pas d'un goût pointilleux, mais encore faut-il que le menu ne soit pas un mets insensé. Le plus humble parmi les humbles ne revient pas sur ce que lui-même ou ses pareils ont déjà digéré. D'où la cucurbite stomacale a extrait le dernier atome utilisable, rien de plus n'est à retirer, à moins de changer de chimiste et d'appareil. Ce que le mouton, à quadruple estomac, a laissé comme résidus sans valeur, est chose excellente pour le ver, lui aussi puissante panse ; mais les reliefs du ver, s'ils plaisent, à leur tour, comme je n'en doute pas, à des consommateurs d'autre nature, sont, pour la dent de ce dernier, matière odieuse. Où donc entreposer les encombrantes scories, dans un logis si parcimonieusement mesuré ?
J'ai dit ailleurs la singulière industrie des Anthidies, qui, pour ne pas souiller leur provision de miel, se fabriquent avec les déchets de la digestion un élégant coffret, chef-d'oeuvre de marqueterie. Avec les seuls matériaux à sa disposition dans l'isolement de sa retraite, avec l'immondice qui semblerait devoir être pour elle gêne intolérable, la larve du Scarabée obtient un ouvrage, non aussi artistique que celui de l'Anthidie, mais d'un confortable supérieur. Prêtons attention à sa méthode.
Attaquant sa poire par la base du col, consommant toujours devant elle et ne laissant d'intact, dans la région exploitée, qu'une mince paroi nécessaire à sa protection, la larve obtient en arrière un espace libre où se fait, sans souillure des vivres, le dépôt des résidus. C'est d'abord la chambre d'éclosion qui s'obstrue de la sorte ; puis progressivement, dans la sphère, le segment entamé. Le haut de la poire reprend ainsi peu à peu sa compacité première, tandis que sa base diminue d'épaisseur. En arrière du ver est l'amas croissant des matériaux épuisés ; en avant est la couche, de jour en jour plus réduite, des vivres intacts.
En quatre à cinq semaines est acquis le complet développement. Alors la panse de la poire se trouve creusée d'une niche ronde, excentrique, dont la paroi est très épaisse du côté du col, et faible au contraire du côté opposé. Ce disparate a pour cause le mode de consommation et de comblement progressif. Le repas est fini. Il faut songer maintenant à meubler sa cellule, à la capitonner douillettement pour les tendres chairs de la nymphe. Il convient aussi de fortifier l'un des hémisphères, celui dont les derniers coups de dents ont raclé la paroi jusqu'aux extrêmes limites du permis.
Pour cet ouvrage, d'intérêt majeur, la larve a prudemment gardé en réserve provision copieuse de ciment. La truelle fonctionne donc. Cette fois, ce n'est pas pour réparer des ruines : c'est pour doubler et tripler l'épaisseur de la paroi dans l'hémisphère faible ; c'est pour revêtir le tout de stuc qui, poli par le glissement de la croupe, deviendra surface de moelleux contact. Comme ce ciment acquiert consistance supérieure à celle des matériaux primitifs, le ver se trouve finalement inclus dans un robuste coffre défiant la pression des doigts et presque le choc du caillou.
L'appartement est prêt. Le ver se dépouille et devient nymphe. Dans le monde entomologique, bien peu lutteraient de beauté sévère avec la tendre créature qui, les élytres couchés en avant sous forme d'écharpe à gros plis, les pattes antérieures repliées sous la tête comme lorsque le Scarabée adulte fait le mort, réveille l'idée d'une momie maintenue par ses bandelettes de lin en une pose hiératique. A demi translucide et d'un jaune de miel, elle semble taillée dans un morceau d'ambre. Supposons-la durcie en cet état, minéralisée, rendue incorruptible, et ce serait splendide bijou de topaze.
Dans cette merveille, noblement sobre de forme et de coloration, un point surtout me captive, me donnant enfin la solution d'un problème de haute portée. Les pattes antérieures sont-elles, oui ou non, douées d'un tarse ? Voilà la grande affaire qui me fait oublier le bijou pour un détail de structure. Revenons donc sur un sujet qui passionnait mes débuts, puisque la réponse enfin arrive, tardive il est vrai, mais certaine, indiscutable. Les probabilités de mes premières recherches font place aux clartés de la pleine évidence.
Par une exception bien étrange, le Scarabée sacré adulte et ses congénères sont privés des tarses antérieurs ; ils manquent aux pattes de devant de ce doigt à cinq articles qui est de règle chez les coléoptères de la série la plus élevée, les pentamères. Les autres pattes, au contraire, suivent la commune loi et possèdent un tarse très bien conformé. La constitution des brassards dentelés est-elle originelle ou bien accidentelle ?
Au premier abord, un accident semble assez probable. Le Scarabée est âpre mineur et vaillant piéton. Toujours en contact avec les rudesses du sol, pour la marche et pour les fouilles, de plus constants leviers d'appui quand l'insecte roule sa pilule à reculons, les pattes antérieures sont exposées bien plus que les autres à fausser par une entorse leur doigt délicat, à le désarticuler, à le perdre en entier, même dès les premiers travaux.
Si l'explication souriait à quelqu'un, je m'empresse de le détromper. L'absence des doigts antérieurs n'est pas le résultat d'un accident. La preuve en est là, sous mes yeux, sans réplique possible. Je scrute avec la loupe les pattes de la nymphe : celles de devant n'ont pas le moindre vestige de tarse ; la jambe dentelée s'y tronque brusquement, sans trace aucune d'appendice terminal. Pour les autres, au contraire, le tarse est on ne peut mieux distinct, malgré l'état difforme, noueux, qui lui donnent les langes et les humeurs de la nymphose. On dirait un doigt gonflé par des engelures.
Si l'affirmation de la nymphe ne suffisait pas, viendrait celle de l'insecte parfait, qui, rejetant sa défroque de momie et remuant pour la première fois dans sa coque, agite des brassards sans doigts. Voilà qui est établi sur les bases de la certitude : le Scarabée net estropié ; sa mutilation est originelle.
Soit, répondra la théorie en vogue, le Scarabée est mutilé de naissance ; mais ses lointains ancêtres ne l'étaient pas. Conformés suivant la règle générale, ils étaient corrects de structure jusque dans ce maigre détail digitaire. Quelques-uns se sont trouvés qui, dans leur rude besogne d'excavateurs et de rouliers, ont usé cet organe délicat, encombrant, inutile ; et, se trouvant bien, pour leur travail, de cette amputation accidentelle, ils en ont fait hériter leurs successeurs, au grand avantage de la race. L'insecte actuel profite de l'amélioration obtenue par une longue série d'ancêtres, stabilisant de mieux en mieux, sous le fouet de la concurrence vitale, un état avantageux, effet du hasard.
O naïve théorie, si triomphante dans les livres, si stérile en face des réalités, écoute-moi encore un peu. Si la privation des doigts antérieurs est circonstance bonne pour le Scarabée, qui se transmet fidèlement la patte des vieux âges fortuitement estropiée, que ne serait-ce pas des autres membres s'ils venaient, eux aussi, à perdre par hasard leur appendice terminal, menu filament sans vigueur, de service à peu près nul, et cause, vu sa délicatesse, de fâcheux conflits avec la rudesse du sol ?
N'étant pas grimpeur, mais simple piéton, qui prend appui sur la pointe d'un bâton ferré, je veux dire sur la solide épine dont le bout de la jambe est armé ; n'ayant pas à se retenir par des griffes à quelque rameau suspenseur, comme le fait le Hanneton, le Scarabée aurait, ce semble, tout avantage à se débarrasser des quatre doigts restants, rejetés de côté, oisifs dans la marche, inactifs dans la confection et le charroi de la pilule. Oui, ce serait progrès, par la raison toute simple que moins on laisse de prise à l'ennemi, mieux cela vaut. Reste à savoir si le hasard amène parfois cet état de choses.
Il l'amène, et très fréquemment. Sur la fin de la bonne saison, en octobre, quand l'insecte s'est exténué en excavations, charrois de pilules, modelages de poires, les mutilés, invalides du travail, forment la grande majorité. Dans mes volières comme à l'extérieur, j'en vois à tous les degrés d'amputation. Les uns, aux quatre pattes postérieures, ont perdu le doigt en totalité ; les autres en gardent un tronçon, une paire d'articles, un seul ; les moins endommagés conservent quelques membres intacts.
Voilà bien la mutilation invoquée par la théorie. Et ce n'est pas accident qui survient à de lointains intervalles : chaque année les estropiés dominent à l'époque où vont se prendre les quartiers d'hiver. Dans leurs travaux de la fin, je ne les vois pas plus embarrassés que ceux qu'ont épargnés les tribulations de la vie. De part et d'autre, même prestesse de mouvements, même dextérité pour pétrir le pain de munition qui leur permettra de supporter philosophiquement sous terre les premières rudesses de l'hiver. En oeuvre de bousier, les manchots rivalisent avec les autres.
Et ces amputés font race : ils passent la mauvaise saison sous terre ; ils se réveillent au printemps, remontent à la surface et assistent pour la seconde fois, parfois même pour la troisième, aux grandes fêtes de la vie. Leur descendance devrait mettre à profit une amélioration qui, se répétant chaque année, depuis qu'il y a des Scarabées au monde, a certes eu le temps de se stabiliser et de se convertir en habitude solidement assise. Elle n'en fait rien. Tout Scarabée qui rompt sa coque est doué, sans aucune exception, des quatre tarses réglementaires.
Eh bien, théorie, qu'en penses-tu ? Pour les deux pattes d'avant, tu présentes un semblant d'explication ; et les quatre autres te donnent un démenti formel. Ne prendrais-tu pas tes fantaisies pour des vérités ?
Où donc est la cause de l'originelle mutilation du Scarabée ? J'avouerai tout net que je n'en sais absolument rien. Ils sont toutefois bien étranges, ces deux membres manchots ; si étranges, dans l'interminable série des insectes, qu'ils ont exposé les maîtres, les plus grands même, à des méprises regrettables. Ecoutons d'abord Latreille, le prince de l'entomologie descriptive. Dans son mémoire concernant les insectes que l'antique Egypte a peints ou sculptés sur ses monuments, Mémoires du Muséum d'histoire naturelle, tome V, page 249. ], il cite les écrits d'Horus Apollo, unique document que les papyrus nous aient gardé à la glorification de l'insecte sacré.
« On serait d'abord tenté, dit-il, de mettre au rang des fictions ce que dit Horus Apollo du nombre de doigts de ce Scarabée : il est, selon lui, de trente. Cette supputation, d'après la manière dont il envisage le tarse, est cependant parfaitement juste, car cette partie est composée de cinq articulations ; et si l'on prend chacune d'elles pour un doigt, les pattes étant au nombre de six et terminées chacune par un tarse de cinq articles, les Scarabées ont évidemment trente doigts. »
Pardon, illustre maître : la somme des articles ne fait que vingt, parce que les deux pattes antérieures sont dépourvues de tarse. La loi générale vous a entraîné. Perdant de vue l'exception singulière, qui certes vous était connue, vous avez dit trente, un moment dominé par la loi, écrasante d'affirmation. Oui, l'exception vous était connue, et si bien que la figure du Scarabée accompagnant votre mémoire, figure dessinée d'après l'insecte et non d'après les monuments égyptiens, est d'une correction irréprochable : elle n'a pas de tarses aux pattes de devant. La méprise est excusable, tant l'exception est étrange.
Mulsant, dans son volume des Lamellicornes de France, répète Horus Apollo, accordant trente doigts à l'insecte à raison du nombre de jours que le soleil met à parcourir un signe du zodiaque. Il répète l'explication de Latreille. Il fait mieux. Ecoutez-le plutôt. « En comptant, dit-il, pour un doigt chaque article des tarses, on reconnaîtra que cet insecte avait été bien attentivement examiné. »
Bien attentivement examiné ! Par qui donc ? Par Horus Apollo ? Allons donc ! Par vous, maître ; oui, cent fois oui. Et cependant la loi, dans son absolutisme, vous égare un moment ; elle vous égare aussi, et de façon plus grave, lorsque, dans votre figure du Scarabée sacré vous représentez l'insecte avec des tarses aux pattes de devant, tarses pareils à ceux des autres pattes. Vous, descripteur si minutieux, vous êtes, à votre tour, victime d'une distraction. La généralité de la règle vous a fait perdre de vue la singularité de l'exception.
Horus Apollo, qu'a-t-il vu lui-même ? Apparemment ce que nous voyons de nos jours. Si l'explication de Latreille est bonne, comme tout semble le dire, si l'auteur égyptien compte le premier trente doigts d'après le nombre des articles des tarses, c'est que son dénombrement s'est fait en esprit sur les données de la situation générale. Il a commis une bévue non bien pendable lorsque, quelque mille ans après, des maîtres comme Latreille et Mulsant la commettent à leur tour Le seul coupable en tout ceci, c'est l'organisation si exceptionnelle de l'insecte.
« Mais, pourrait-on dire, pourquoi Horus Apollo n'aurait-il pas vu l'exacte vérité ? Le Scarabée de son temps avait peut-être les tarses dont il est privé aujourd'hui. Le patient travail des siècles l'aurait donc modifié. »
Pour répondre à l'objection transformiste, j'attends que l'on me montre un Scarabée en nature contemporain d'Horus Apollo. Les hypogées qui gardent si religieusement le chat, l'ibis, le crocodile, doivent posséder aussi l'insecte sacré. Je ne dispose que de quelques figures reproduisant le Scarabée tel qu'on le trouve gravé sur les monuments ou sculpté en pierre fine comme amulette des momies. L'antique artiste est remarquablement fidèle dans l'exécution de l'ensemble ; mais son butin, son ciseau ne se sont pas occupés de détails aussi minimes que ceux des tarses.
Tout pauvre que je suis en pareils documents, je doute fort que la sculpture et la gravure résolvent le problème. Trouverait-on quelque part une effigie avec tarses antérieurs, la question n'avancerait pas. Toujours pourraient s'invoquer l'erreur, la distraction, le penchant à la symétrie. Le doute, s'il persiste dans quelques esprits, ne peut être levé qu'avec l'antique insecte en nature. Je l'attends, convaincu d'avance que le Scarabée pharaonique ne différait pas du nôtre.
Malgré son grimoire, le plus souvent impénétrable avec ses allégories insensées, ne quittons pas encore le vieil auteur égyptien. Il a parfois des aperçus d'une justesse frappante. Est-ce rencontre fortuite ? est-ce résultat d'observation sérieuse ? Volontiers j'inclinerais vers ce dernier sens, tant il y a concordance parfaite entre son dire et certains détails de biologie, ignorés de notre science jusqu'à ce jour. Pour la vie intime du Scarabée, Horus Apollo en sait plus long que nous.
Il nous dit, en particulier, ceci : « Le Scarabée enfouit sa boule dans la terre, où elle demeure cachée pendant vingt-huit jours, espace de temps égal à celui d'une révolution lunaire et pendant lequel la race du Scarabée s'anime. Le vingt-neuvième jour, que l'insecte connaît pour être celui de la conjonction de la lune avec le soleil, et de la naissance du monde, il ouvre cette boule et la jette dans l'eau. Il sort de cette boule des animaux qui sont des Scarabées. »
Laissons la révolution lunaire, la conjonction de la lune avec le soleil, la naissance du monde et autres extravagances astrologiques ; mais retenons ceci : les vingt-huit jours pendant lesquels le Scarabée naît à la vie. Retenons également l'indispensable intervention de l'eau pour que l'insecte sorte de sa coque rompue. Voilà des faits précis, du domaine de la science vraie. Sont-ils imaginaires ? sont-ils réels ? La question mérite examen.
L'antiquité ignorait les merveilles de la métamorphose. Pour elle, une larve était un ver né de la corruption. La misérable créature n'avait pas d'avenir qui la tirât de son état abject ; ver elle avait paru, et ver elle devait disparaître. Ce n'était pas un masque sous lequel s'élaborait une vie supérieure ; c'était un être définitif, souverainement méprisable et rentrant bientôt dans la pourriture dont il était le fils.
Pour l'auteur égyptien, la larve du Scarabée était donc inconnue. Et si de fortune il avait eu sous les yeux la coque de l'insecte habitée par un gros ver pansu, il n'aurait jamais soupçonné dans l'immonde et disgracieuse bête le futur Scarabée à sévère élégance. D'après les idées de l'époque, idées très longtemps conservées, l'insecte sacré n'avait ni père ni mère, aberration excusable au milieu des naïvetés antiques, car ici les deux sexes sont impossibles à distinguer extérieurement. Il naissait de Ordure de sa boule, et sa naissance datait de l'apparition de la nymphe, ce bijou d'ambre où se montrent, parfaitement reconnaissables, les traits de l'insecte adulte.
Pour toute l'antiquité, le Scarabée commence à naître à la vie du moment qu'il peut être reconnu, pas avant ; car alors viendrait le ver de filiation non encore soupçonnée. Les vingt-huit jours pendant lesquels s'anime la race de l'insecte, d'après le dire d'Horus Apollo, représentent donc la durée de la phase nymphale. Dans mes études, cette durée a été l'objet d'une attention spéciale. Elle est variable, mais dans d'étroites limites. Les notes recueillies mentionnent trente-trois jours pour la plus longue période, et vingt et un pour la moindre. La moyenne fournie par une vingtaine d'observations est de vingt-huit jours. Ce nombre vingt-huit, ce nombre de quatre semaines, apparaît lui-même tel quel et plus souvent que les autres. Horus Apollo disait vrai : l'insecte véritable prend vie dans l'intervalle d'une lunaison.
Les quatre semaines écoulées, voici maintenant le Scarabée avec sa forme finale, la forme, oui, mais non la coloration, bien étrange quand se dépouille la défroque de nymphe. La tête, les pattes et le thorax sont d'un rouge sombre, sauf les dentelures du chaperon et des brassards antérieurs, dentelures enfumées de brun. L'abdomen est d'un blanc opaque ; les élytres sont d'un blanc translucide, très faiblement teinté de jaune. Ce majestueux costume, où sont associés le rouge du manteau cardinalesque et la blancheur de l'aube sacerdotale, costume en harmonie avec l'insecte hiératique, est temporaire et par degrés s'obscurcit pour faire place à l'uniforme d'un noir d'ébène. Un mois environ est nécessaire à l'armure de corne pour acquérir ferme consistance et coloration définitive.
Enfin l'insecte est mûr à point. En lui s'éveille la délicieuse inquiétude d'une prochaine liberté. Il pressent les allégresses de la lumière, lui jusqu'ici fils des ténèbres. Le désir est grand de rompre la coque pour émerger de dessous terre et venir au soleil ; mais la difficulté de se libérer n'est pas petite. Sortira-t-il du berceau natal, devenu maintenant odieuse prison ? Ne sortira-t-il pas ? Cela dépend.
C'est en août généralement que le Scarabée est mûr pour la délivrance, en août, le mois torride, sec, calciné, sauf de rares exceptions. S'il ne survient pas alors de temps à autre quelque ondée qui soulage un peu la terre haletante, la cellule à rompre, la muraille à trouer défient la patience et les forces de l'insecte, impuissant devant pareille dureté. Par une dessiccation prolongée, la molle matière du début est devenue rempart infranchissable ; elle s'est convertie en une sorte de brique cuite au four de la canicule.
Je n'ai pas manqué, bien entendu, d'expérimenter l'insecte en ces difficiles circonstances. Des coques en poire sont recueillies contenant le Scarabée adulte, sur le point de sortir, vu l'époque tardive. Ces coques, déjà sèches et très dures, sont déposées dans une boîte où elles conservent leur aridité. Un peu plus tôt pour l'une, un peu plus tard pour l'autre, j'entends à l'intérieur l'aigre bruissement d'une râpe. C'est le prisonnier qui travaille à s'ouvrir une issue en grattant le mur avec le râteau du chaperon et des pattes antérieures. Deux ou trois jours se passent, et la délivrance ne semble pas faire de progrès.
Je viens en aide à une paire d'entre eux en ouvrant moi-même une lucarne avec la pointe du couteau. Dans ma pensée, ce commencement de brèche favorisera la sortie en présentant au reclus un point d'attaque qu'il suffira d'agrandir. Il n'en est rien : ces privilégiés n'avancent pas dans leur travail plus vite que les autres.
Dans moins d'une quinzaine, le silence se fait dans toutes les coques. Exténués par de vaines tentatives, les prisonniers ont péri. Je casse les coffres où gisent les défunts. Une maigre pincée de poussière, représentant à peine, comme volume, la valeur d'un médiocre pois, voilà tout ce que le robuste outillage, râpe, scie, herse, râteau, est parvenu à détacher de l'indomptable muraille.
D'autres coques, de dureté pareille, sont enveloppées d'un linge mouillé et enfermées dans un flacon. Quand l'humidité les a pénétrées, je les débarrasse de leur enveloppe, et je les maintiens dans le flacon bouché. Cette fois, les événements prennent tournure toute différente. Ramollies à point par le linge mouillé, les coques s'ouvrent, éventrées par la poussée du prisonnier, qui s'arc-boute hautement sur les jambes et fait levier du dos ; ou bien, ratissées sur un point, elles tombent en miettes et bâillent en une large brèche. Le succès est complet. Pour tous, la délivrance s'effectue sans encombre ; quelques gouttes d'eau leur ont valu les joies du soleil.
Pour la seconde fois, Horus Apollo avait raison. Certes ce n'est pas la mère, comme le dit le vieil auteur, qui jette sa boule dans l'eau : c'est le nuage qui accomplit la libératrice ablution ; c'est la pluie qui rend possible l'ultime délivrance. A l'état naturel, les choses doivent se passer comme dans mes expérimentations. En août, dans un sol calciné, sous un écran de terre de peu d'épaisseur, les coques, cuites comme brique, possèdent la plupart du temps la dureté du caillou. Impossible à l'insecte d'user son coffre et d'en sortir. Mais qu'il survienne une ondée, baptême vivifiant que la semence de la plante et la famille du Scarabée attendent dans la cendre du sol, qu'il tombe un peu de pluie, et il se fait dans les champs comme une résurrection.
La terre s'imbibe. Voilà le linge mouillé de mon expérience. A son contact, la coque reprend la mollesse des premiers jours, le coffre s'assouplit ; l'insecte joue des pattes, pousse du dos ; il est libre. C'est, en effet, dans le mois de septembre, aux premières pluies, préludes de l'automne, que le Scarabée quitte le terrier natal et vient animer les pelouses pastorales, comme l'animait au printemps la précédente génération. Le nuage, jusqu'à cette époque si avare, lient enfin le délivrer.
Dans des conditions d'exceptionnelle fraîcheur du sol, la rupture de la coque et la sortie de l'habitant peuvent survenir à une époque antérieure ; mais en terrain calciné par l'implacable soleil d'été, comme c'est ici le cas habituel, le Scarabée, si pressé qu'il soit de venir à la lumière, doit forcément attendre que les premières pluies ramollissent son indomptable coque. Une averse est pour lui question de vie ou de mort. Horus Apollo, écho des mages de l'Egypte, avait vu juste en faisant intervenir l'eau dans la naissance de l'insecte sacré.
Mais laissons le grimoire antique et ses lambeaux de vérité ; ne négligeons pas les premiers actes du Scarabée au sortir de sa coque, assistons à son apprentissage de la vie en plein air. En août, je romps le coffre où j'entends s'agiter le captif impuissant. L'insecte est mis dans une volière, seul de son espèce, en compagnie de Gymnopleures. Les vivres sont frais et abondent. C'est le moment, me disais-je, de se restaurer après si longue abstinence. Eh bien, non : le débutant ne fait cas des vivres, malgré mes invitations, mes rappels sur l'amas appétissant. Il lui faut avant tout les joies de la lumière. Il escalade le treillis métallique, se met en plein jour, et là, immobile, s'enivre de soleil.
Que se passe-t-il en son obtuse cervelle de bousier pendant ce premier bain de clarté radieuse ? Probablement rien. Il a l'inconsciente félicité de la fleur qui s'épanouit au soleil.
L'insecte accourt enfin aux vivres. Une pilule est confectionnée suivant toutes les règles. Nul apprentissage : du premier essai, la forme sphérique est obtenue comme ne s'en obtient pas de plus régulière après une longue pratique. Un terrier est creusé pour y consommer en paix le pain qui vient d'être pétri. Ici encore le novice est versé à fond dans son art. L'expérience prolongée n'ajoutera rien à ses talents.
Ses instruments de fouille sont les panes antérieures et le chaperon. Pour amener les déblais au dehors, il fait usage de la brouette aussi bien qu'aucun de ses aînés, c'est-à-dire qu'il se couvre le front et le corselet d'une charge de terre ; puis, tête basse et plongé dans la poussière, il s'avance et rejette sa charge à quelques pouces de l'entrée. D'un pas non pressé, comme celui d'un terrassier dont la besogne doit durer longtemps, il rentre sous terre pour recharger sa brouette. Ce travail de la salle à manger exige des heures entières.
Enfin la pilule est emmagasinée. Le logis se clôt, et c'est fini. La niche et la pâtée assurées, vive la joie ! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Heureuse créature ! Sans jamais l'avoir vu faire par tes pareils, que tu ne connais pas encore, sans jamais l'avoir appris, tu sais excellemment ton métier, qui te donnera large part de paix et de nourriture, acquisition si rude dans la vie humaine.
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 5.