LE SPHEX À AILES JAUNES
Sous leur robuste armure, impénétrable au dard, les insectes coléoptères n'offrent au ravisseur porte-aiguillon qu'un seul point vulnérable. Ce défaut de la cuirasse est connu du meurtrier, qui plonge là son stylet empoisonné et atteint du même coup les trois centres moteurs, en choisissant les groupes Charançons et Buprestes, dont l'appareil nerveux possède un degré suffisant de centralisation. Mais que doit-il arriver lorsque la proie est un insecte non cuirassé, à peau molle, que l'hyménoptère peut poignarder ici ou là indifféremment, au hasard de la lutte, en un point quelconque du corps ? Y a-t-il encore un choix dans les coups portés ? Pareil à l'assassin qui frappe au coeur pour abréger les résistances compromettantes de sa victime, le ravisseur suit-il la tactique des Cerceris et blesse-t-il de préférence les ganglions moteurs ? Si cela est, que doit-il arriver lorsque ces ganglions sont distants entre eux, et agissent avec assez d'indépendance pour que la paralysie de l'un n'entraîne pas la paralysie des autres ? A ces questions va répondre l'histoire d'un chasseur de Grillons, le Sphex à ailes jaunes (Sphex flavipennis).
C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex à ailes jaunes déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici et s'envole de son berceau souterrain. Pendant tout le mois d'août, on le voit communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette mielleuse, autour des têtes épineuses du chardon-roland, la plus commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte durée, car dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinairement quelque plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins, qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y trouve deux choses indispensables : un sol aréneux facile à creuser et du soleil. Du reste aucune précaution n'est prise pour abriter le domicile contre les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie et les vents, lui convient à merveille, avec la condition cependant d'être exposé au soleil. Aussi, lorsqu'au milieu de ses travaux de mineur, une pluie abondante survient, c'est pitié de voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées, obstruées de sable et finalement abandonnées.
Rarement le Sphex se livre solitaire à son industrie ; c'est par petites tribus de dix, vingt pionniers ou davantage que l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, pour se faire une idée de l'activité remuante, de la prestesse saccadée, de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol est rapidement attaqué avec les râteaux des pattes antérieures : canis instar, comme dit Linné. Un jeune chien ne met pas plus de fougue à fouiller le sol pour jouer. En même temps, chaque ouvrier entonne sa joyeuse chanson, qui se compose d'un bruit strident, aigu, interrompu à de très-courts intervalles, et modulé par les vibrations des ailes et du thorax. On dirait une troupe de gais compagnons se stimulant au travail par un rythme cadencé. Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs ailes frémissantes, et le gravier trop volumineux, arraché grain à grain, roule loin du chantier. Si la pièce résiste trop, l'insecte se donne de l'élan avec une note aigre qui fait songer aux ahans ! dont le fendeur de bois accompagne un coup de hache. Sous les efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde pas à se dessiner ; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de nouveaux matériaux, et de mouvements de recul pour balayer au dehors les débris. Dans ce va-et-vient précipité, le Sphex ne marche pas, il s'élance, comme poussé par un ressort ; il bondit, l'abdomen palpitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux regards ; on entend encore sous terre son infatigable chanson, tandis qu'on entrevoit, par intervalles, ses jambes postérieures, poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du terrier. De temps à autre, le Sphex interrompt son travail souterrain, soit pour venir s'épousseter au soleil, se débarrasser des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines articulations, gênent la liberté de ses mouvements, soit pour opérer dans les alentours une ronde de reconnaissance. Malgré ces interruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans l'intervalle de quelques heures la galerie est creusée, et le Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe et donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques inégalités, en enlevant quelques parcelles terreuses dont son oeil clairvoyant peut seul discerner les inconvénients.
Des nombreuses tribus de Sphex que j'ai visitées, une surtout m'a laissé de vifs souvenirs à cause de son originale installation. Sur le bord d'une grande route s'élevaient de petits tas de boue retirée des rigoles latérales par la pelle du cantonnier. L'un de ces tas, depuis longtemps desséchés au soleil, formait un monticule conique, un gros pain de sucre d'un demi-mètre de haut. L'emplacement avait plu aux Sphex, qui s'y étaient établis en une bourgade comme je n'en ai jamais depuis rencontré de plus populeuse. De la base au sommet, le cône de boue sèche était criblé de terriers, lui donnant l'aspect d'une énorme éponge. A tous les étages, c'était une animation fiévreuse, un va-et-vient affairé, qui mettait en mémoire les scènes de quelque grand chantier lorsque le travail presse. Grillons traînés par les antennes sur les pentes de la cité conique, emmagasinement des vivres dans le garde-manger des cellules, ruissellement de poussière hors des galeries en voie d'excavation, poudreuses faces des mineurs apparaissant par intervalles aux orifices des couloirs, continuelles entrées et continuelles sorties, parfois un Sphex en ses courts loisirs gravissant la cime du cône pour jeter peut-être, du haut de ce belvédère, un regard de satisfaction sur l'ensemble des travaux ; quel spectacle propre à me tenter, à me faire désirer d'emporter avec moi la bourgade entière et ses habitants ! Essayer était même inutile : la masse était trop lourde on ne déracine pas ainsi un village de ses fondations pour le transplanter ailleurs.
Revenons donc au Sphex travaillant en plaine, dans un sol naturel, ce qui est le cas de beaucoup le plus fréquent. Aussitôt le terrier creusé, la chasse commence. Mettons à profit les courses lointaines de l'hyménoptère, à la recherche du gibier, pour examiner le domicile. L'emplacement général d'une colonie de Sphex est, disons-nous, un terrain horizontal. Cependant le sol n'y est pas tellement uni, qu'on n'y trouve quelques petits mamelons couronnés d'une touffe de gazon ou d'armoise, quelques plis consolidés par les maigres racines de la végétation qui les recouvre ; c'est sur le flanc de ces rides qu'est établi le repaire du Sphex. La galerie se compose d'abord d'une portion horizontale, de deux à trois pouces de profondeur et servant d'avenue à la retraite cachée, destinée aux provisions et aux larves. C'est dans ce vestibule que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps ; c'est là qu'il se retire la nuit et se repose le jour quelques instants, montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux effrontés. A la suite du vestibule survient un coude brusque, plongeant plus ou moins obliquement à une profondeur de deux à trois pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un diamètre un peu plus grand et dont l'axe le plus long est couché suivant l'horizontale. Les parois de la cellule ne sont crépies d'aucun ciment particulier ; mais, malgré leur nudité, on voit qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond, sur les côtés, pour éviter des éboulements, et pour effacer les aspérités qui pourraient blesser le délicat épiderme de la larve. Enfin cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite, juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie.
Quand cette première cellule est munie d'un oeuf et des provisions nécessaires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la première et approvisionnée de la même façon, puis une troisième et quelquefois enfin une quatrième. C'est alors seulement que le Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son travail. Ainsi, à chaque terrier, il correspond ordinairement trois cellules, rarement deux, et plus rarement encore quatre. Or, comme l'apprend l'autopsie de l'insecte, on peut évaluer à une trentaine le nombre des oeufs pondus, ce qui porte à dix le nombre des terriers nécessaires. D'autre part, les travaux ne commencent guère avant septembre, et sont achevés à la fin de ce mois. Par conséquent, le Sphex ne peut consacrer à chaque terrier et à son approvisionnement que deux ou trois jours au plus. On conviendra que l'active bestiole n'a pas un moment à perdre, lorsque, en si peu de temps, elle doit creuser le gîte, se procurer une douzaine de grillons, les transporter quelquefois de loin à travers mille difficultés, les mettre en magasin et boucher enfin le terrier. Et puis d'ailleurs, il y a des journées où le vent rend la chasse impossible, des journées pluvieuses, ou même seulement sombres, qui suspendent tout travail. On conçoit d'après cela que le Sphex ne peut donner à ses constructions la solidité peut-être séculaire que les Cerceris tuberculés donnent à leurs profondes galeries. Ces derniers se transmettent d'une génération à l'autre leurs demeures solides, chaque année plus profondément encavées, qui m'ont mis tout en nage lorsque j'ai voulu les visiter, et qui même, le plus souvent, ont triomphé de mes efforts et de mes instruments de fouille. Le Sphex n'hérite pas du travail de ses devanciers : il a tout à faire et rapidement. Sa demeure est la tente d'un jour, qu'on dresse à la hâte pour la lever le lendemain. En compensation, les larves recouvertes seulement d'une mince couche de sable, savent elles-mêmes suppléer à l'abri que leur mère n'a pu leur créer : elles savent se revêtir d'une triple et quadruple enveloppe imperméable, bien supérieure au mince cocon des Cerceris.
Mais voici venir bruyamment un Sphex qui, de retour de la chasse, s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec les mandibules, un volumineux Grillon, plusieurs fois aussi pesant que lui. Accablé sous le poids, un instant il se repose. Puis il reprend sa capture entre les pattes, et par un suprême effort, franchit d'un seul trait la largeur du ravin qui le sépare de son domicile. Il s'abat lourdement sur le plateau où je suis en observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex. Le reste du trajet s'effectue à pied. L'hyménoptère que ma présence n'intimide en rien, est à califourchon sur sa victime, et s'avance, la tête haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est nu, le transport s'effectue sans encombre ; mais si quelque touffe de gramen étend en travers de la route à parcourir, le réseau de ses stolons, il est curieux de voir la stupéfaction du Sphex lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses efforts ; il est curieux d'être témoin de ses marches et contre-marches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour habilement calculé. Le Grillon est enfin amené à destination, et se trouve placé de manière que ses antennes arrivent précisément à l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et descend précipitamment au fond du souterrain. Quelques secondes après, on le voit reparaître, montrant la tête au dehors, et jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa portée ; il les saisit et le gibier est prestement descendu au fond du repaire.
Je me demande encore, sans pouvoir trouver une solution suffisamment motivée, pourquoi cette complication de manoeuvres au moment d'introduire le Grillon dans le terrier. Au lieu de descendre seul dans son gîte pour reparaître après, et reprendre la proie quelques temps abandonnée sur le seuil de la porte, le Sphex n'aurait-il pas plutôt fait de continuer à traîner le Grillon dans sa galerie, comme il le fait à l'air libre, puisque la largeur du souterrain le permet, ou bien de l'entraîner à sa suite et pénétrant lui-même le premier à reculons ? Les divers hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer jusqu'ici entraînent immédiatement, sans aucun préliminaire, au fond de leurs cellules, le gibier retenu sous le ventre à l'aide des mandibules et des pattes intermédiaires. Le Cerceris de L. Dufour commence à compliquer ses manoeuvres, puisque, après avoir momentanément déposé son Bupreste à la porte du logis souterrain, il entre tout aussitôt à reculons dans sa galerie pour saisir alors la victime avec les mandibules et l'entraîner au fond du clapier. Il y a encore loin de cette tactique à celle qu'adoptent en pareil cas les chasseurs de Grillons. Pourquoi cette visite domiciliaire qui précède invariablement l'introduction du gibier ? Ne se peut-il pas qu'avant de descendre avec un fardeau embarrassant, le Sphex ne juge prudent de donner un coup d'oeil au fond du logis pour s'assurer que tout y est en ordre, pour chasser au besoin quelque parasite effronté qui aurait pu s'y introduire en son absence ? Quel est alors ce parasite ? Divers Diptères, moucherons de rapine, des Tachinaires surtout, veillent aux portes de tous les hyménoptères chasseurs, épiant le moment favorable de déposer leurs oeufs sur le gibier d'autrui ; mais aucun ne pénètre dans le domicile et ne se hasarde dans des couloirs obscurs où le propriétaire, s'il venait par malheur à s'y trouver, leur ferait peut-être chèrement payer leur audace. Le Sphex, tout comme les autres, paie son tribut aux rapines des Tachinaires ; mais ceux-ci n'entrent jamais dans le terrier pour commettre leur méfait. N'ont-ils pas d'ailleurs tout le temps nécessaire pour déposer leurs oeufs sur le Grillon ? S'ils sont vigilants, ils sauront bien profiter de l'abandon momentané de la victime pour lui confier leur postérité. Quelque danger plus grand encore menace donc le Sphex, puisque sa descente préalable au fond du terrier est pour lui d'une si impérieuse nécessité.
Voici le seul fait d'observation qui puisse jeter quelque jour sur le problème. Au milieu d'une colonie de Sphex en pleine activité, colonie d'où tout autre hyménoptère est habituellement exclu, j'ai surpris un jour un giboyeur de genre différent, un Tachytes nigra, transportant un à un, sans se presser, avec le plus grand sang-froid, au milieu de la foule où il n'était qu'un intrus, des grains de sable, des brins de petites tiges sèches et autres menus matériaux, pour boucher un terrier de même calibre que les terriers voisins du Sphex. Ce travail était fait trop consciencieusement pour qu'il fût permis de douter de la présence de l'oeuf de l'ouvrier dans le souterrain. Un Sphex aux démarches inquiètes, apparemment légitime propriétaire du terrier, ne manquait pas, chaque fois que l'hyménoptère étranger pénétrait dans la galerie, de s'élancer à sa poursuite ; mais il ressortait brusquement, comme effrayé, suivi de l'autre qui, impassible, continuait son oeuvre. J'ai visité ce terrier, évidemment objet de litige entre les deux hyménoptères, et j'y ai trouvé une cellule approvisionnée de quatre Grillons. Le soupçon fait presque place à la certitude : ces provisions dépassent, et de beaucoup, les besoins d'une larve de Tachytes, de moitié au moins plus petit que le Sphex. Celui que son impassibilité, ses soins à boucher le terrier, auraient d'abord fait prendre pour le maître du logis, n'était en réalité qu'un usurpateur. Comment le Sphex, bien plus gros, plus vigoureux que son adversaire, se laisse-t-il impunément dépouiller, se bornant à des poursuites sans résultat, et fuyant lâchement lorsque l'intrus, qui n'a pas même l'air de s'apercevoir de sa présence, se retourne pour sortir du terrier ? Est-ce que, chez les insectes comme chez l'homme, la première chance de succès serait de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace ? L'usurpateur certes n'en manquait pas. Je le vois encore, avec un calme imperturbable, aller et venir devant le débonnaire Sphex, qui trépigne d'impatience sur place mais sans oser fondre sur le pillard.
Ajoutons qu'en d'autres circonstances, à diverses reprises, j'ai trouvé le même hyménoptère, parasite présumé, enfin le Tachyte noir, traînant un Grillon par une antenne. Était-ce un gibier légitimement acquis ? J'aimerais à le croire ; mais les allures indécises de l'insecte qui s'en allait vagabondant par les ornières des chemins, comme à la recherche d'un terrier à sa convenance, m'ont toujours laissé des soupçons. Je n'ai jamais assisté à ses travaux de fouille, s'il se livre en réalité aux fatigues de l'excavation. Chose plus grave : je l'ai vu abandonner son gibier à la voirie, ne sachant peut-être qu'en faire, faute d'un terrier où le déposer. Pareil gaspillage me semble indice de bien mal acquis, et je me demande si le Grillon ne provient pas d'un larcin fait au Sphex à l'instant où celui-ci abandonne sa proie sur le seuil de sa porte. Mes soupçons planent également sur le Tachytes obsoleta, ceinturé de blanc à l'abdomen comme le Sphex albisecta, et qui nourrit ses larves avec des Criquets pareils à ceux que chasse ce dernier. Je ne l'ai jamais vu creuser des galeries, mais je l'ai surpris traînant un Criquet que n'aurait pas désavoué le Sphex. Cette identité des provisions de bouche dans des espèces de genres différents me donne à réfléchir sur la légitimité du butin. Disons enfin, pour réparer en partie les atteintes que mes soupçons pourraient porter à la réputation du genre, que j'ai été témoin oculaire de la capture très-loyale d'un petit Criquet encore sans ailes par le Tachytes tarsina ; que j'ai vu celui-ci creuser des cellules et les approvisionner avec une proie vaillamment acquise.
Je n'ai donc que des soupçons à proposer pour expliquer l'opiniâtreté des Sphex à descendre au fond de leurs souterrains avant d'y introduire le gibier. Auraient-ils un autre but que celui de déloger un parasite survenu en leur absence ? C'est ce que je désespère de savoir, car qui pourra jamais interpréter les mille manoeuvres de l'instinct ? Pauvre raison humaine, qui ne sait pas se rendre compte de la sapience d'un Sphex !
Quoi qu'il en soit, il est constaté que ces manoeuvres sont d'une singulière invariabilité. Je citerai à ce sujet une expérience qui m'a vivement intéressé. Voici le fait : au moment où le Sphex opère sa visite domiciliaire, je prends le Grillon, abandonné à l'entrée du logis, et le place quelques pouces plus loin. Le Sphex remonte, jette son cri ordinaire, regarde étonné de çà et de là, et voyant son gibier trop loin, il sort de son trou pour aller le saisir et le ramener dans la position voulue. Cela fait, il redescend encore, mais seul. Même manoeuvre de ma part, même désappointement du Sphex à son arrivée. Le gibier est encore rapporté au bord du trou, mais l'hyménoptère descend toujours seul ; et ainsi de suite, tant que ma patience n'est pas lassée. Coup sur coup, une quarantaine de fois, j'ai répété la même épreuve sur le même individu ; son obstination a vaincu la mienne, et sa tactique n'a jamais varié.
Constatée chez tous les Sphex qu'il me prit désir d'expérimenter dans la même bourgade, l'inflexible obstination que je viens de décrire ne laissa pas de me tourmenter l'esprit quelque temps. L'insecte, me disais-je, obéirait donc à une inclination fatale, que les circonstances ne peuvent modifier en rien ; ses actes seraient invariablement réglés, et la faculté d'acquérir la moindre expérience, à ses propres dépens, lui serait étrangère. De nouvelles observations modifièrent cette manière de voir, trop absolue.
L'année d'après, en temps opportun, je visite le même point. Pour creuser les terriers, la génération nouvelle a hérité de l'emplacement élu par la génération précédente ; elle a aussi fidèlement hérité de ses tactiques : l'expérience du Grillon reculé donne les mêmes résultats. Tels étaient les Sphex de l'année passée, tels sont ceux de l'année présente, également obstinés dans une infructueuse manoeuvre. L'erreur allait s'aggravant, lorsqu'une bonne fortune me met en présence d'une autre colonie de Sphex dans un canton éloigné du premier. Je recommence mes essais. Après deux ou trois épreuves dont le résultat est pareil à celui que j'ai si souvent obtenu, le Sphex se met à califourchon sur le Grillon, le saisit avec les mandibules par les antennes et l'entraîne immédiatement dans le terrier. Qui fut sot ? ce fut l'expérimentateur déjoué par le malin hyménoptère. Aux autres trous, qui plus tôt, qui plus tard, ses voisins éventent pareillement mes perfidies et pénètrent dans leur domicile avec le gibier, au lieu de s'obstiner à l'abandonner un instant sur le seuil pour le saisir après. Que veut dire ceci ? La peuplade que j'examine aujourd'hui, issue d'une autre souche, car les fils reviennent à l'emplacement choisi par les aïeux, est plus habile que la peuplade de l'an passé. L'esprit de ruse se transmet : il y a des tribus plus habiles et des tribus plus simples, apparemment suivant les facultés des pères. Pour les Sphex, comme pour nous, l'esprit change avec la province. — Le lendemain, en une autre localité, je recommence l'épreuve du Grillon. Elle me réussit indéfiniment. J'étais tombé sur une tribu à vues obtuses, une vraie bourgade de Béotiens, comme dans mes premières observations.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1879, Ière Série, Chapitre 6.