AURORE. — Comme l'amadou brûle sans flamme, le point ardent obtenu avec le briquet ne suffit pas pour allumer du feu : il faut recourir au soufre, qui possède la précieuse propriété de s'enflammer rien qu'en touchant un corps embrasé.
Le soufre vous est assez connu pour qu'il soit inutile de vous le décrire. On le trouve surtout au voisinage des volcans, où il forme, dans le sol, tantôt des amas purs de tout mélange, tantôt des agglomérations avec la terre et les pierres. Le travail de l'homme se borne à épurer, par la fusion, le soufre tel qu'il est recueilli.
Les anciennes allumettes étaient des tiges de chanvre que l'on plongeait par un bout dans du soufre fondu. On les enflammait en approchant l'extrémité soufrée soit d'un charbon conservé rouge sous les cendres, soit de l'amadou embrasé par le briquet. Vous voyez que, pour allumer seulement une lampe, la manoeuvre ne manquait pas d'être compliquée. Il fallait d'abord battre du briquet, au risque de se meurtrir les doigts par un choc mal dirigé si l'on opérait dans l'obscurité ; puis, lorsqu'après bien des essais, qui trop souvent épuisaient la patience, l'amadou avait enfin pris feu, il fallait en approcher l'allumette soufrée pour obtenir de la flamme.
CLAIRE. — Nos allumettes d'aujourd'hui sont bien préférables. Il suffit de les frotter sur le couvercle de la boîte, sur le mur, sur le bois, n'importe où, et c'est fait : le feu brille.
AURORE. — Cet inestimable avantage d'obtenir sans difficulté du feu à l'instant même, nous le devons au phosphore. En 1669, il y avait dans une ville d'Allemagne, à Hambourg, un vieux savant, appelé Brandt, dont la cervelle avait un peu tourné, et qui cherchait le moyen de convertir en or les métaux de peu de prix.
MARIE. — Il voulait faire de l'or avec la vieille ferraille ?
AURORE. — Avec de vieux clous rouillés et des marmites au rebut, il espérait faire de l'or. Mais il ne réussit pas dans ses recherches, et il devait ne pas réussir, vu que la chose est impossible. A bout de ressources dans ses folles idées, il alla s'imaginer, voyez quelle bizarrerie qu'il trouverait dans l'urine l'ingrédient capable de changer tous les métaux en or. Le voilà donc à faire bouillir de l'urine, à l'évaporer, et à faire cuire le dégoûtant résidu, puis avec ceci, puis avec cela, tant et tant qu'à la fin, un soir, il vit quelque chose reluire dans ses fioles.
CLAIRE. — C'était de l'or ?
AURORE. — Non, mais quelque chose de plus important que l'or : c'était le phosphore, qui nous donne aujourd'hui le feu. Ne vous moquez pas du vieux Brandt et de sa cuisine insensée ; en cherchant l'impossible, il a fait une des plus belles découvertes dont la science puisse se glorifier ; il nous a mis, d'une façon complète, en possession du feu. Nous lui devons l'allumette chimique, cette précieuse source de lumière et de feu, d'un emploi si facile et si prompt.
Si vous examinez une allumette chimique, vous verrez que l'extrémité inflammable contient deux substances : du soufre appliqué sur le bois et une autre matière appliquée sur le soufre. Cette dernière est du phosphore, coloré au moyen d'une poudre bleue, rouge ou brune, suivant le caprice du fabricant. Le phosphore seul est un peu jaune et transparent comme de la cire. Son nom veut dire porte-lumière. En effet, quand on le frotte légèrement entre les doigts dans l'obscurité, les doigts se couvrent de lueurs blanches. On sent en même temps une odeur d'ail ; c'est l'odeur du phosphore. Cette matière est excessivement inflammable : pour peu qu'on la chauffe ou qu'on la frotte sur un corps dur, elle prend feu. De là son emploi dans la fabrication des allumettes.
Les allumettes ordinaires sont de petites baguettes de bois blanc, saule, peuplier ou sapin, que l'on obtient à l'aide de plaques d'acier percées de trous à bords tranchants, au travers desquels une pression énergique force le bois à passer. Les allumettes, rangées dans des cadres, sont d'abord trempées par une de leurs extrémités dans du soufre fondu. À cette première couche, dont le rôle est de nourrir la flamme et de lui donner une intensité suffisante pour mettre feu au bois, il faut superposer la couche inflammable par frottement et composée avant tout de phosphore. On répand donc sur une table de marbre une pâte demi-fluide où il entre du phosphore, de la colle, du sable très-fin et une matière colorante. Les allumettes, en place dans leur cadre, sont posées un instant, par leur extrémité soufrée, sur la pâte inflammable, et portées ensuite dans une étuve où la couche phosphorée se dessèche. La friction, favorisée par le sable fin incorporé dans la pâte, développe assez de chaleur pour mettre feu au phosphore ; celui-ci communique son inflammation au soufre, et le soufre met feu au bois.
Le phosphore est une substance horriblement vénéneuse. Il faut beaucoup se méfier des allumettes sous ce rapport, et même des boîtes qui en ont contenu. Leur contact avec nos aliments pourrait amener de graves accidents. Cette matière terrible se trouve pourtant dans le corps de tous les animaux. Il y en a dans l'urine, d'où Brandt l'a retirée le premier ; il y en a dans les os surtout, dans la viande, dans le lait. Il s'en trouve aussi dans les plantes, en particulier dans les céréales ; la farine et le pain en contiennent. Mais rassurez-vous : nous ne courons aucun risque d'être empoisonnées en buvant une tasse de lait, ou en mangeant de la viande et du pain. Le phosphore ne s'y trouve pas seul, mais associé, combiné avec d'autres substances qui lui enlèvent absolument toute propriété vénéneuse. Il n'est à redouter comme poison que dans l'état où les allumettes le contiennent. Je dois vous dire enfin que le procédé suivi par Brandt pour obtenir le phosphore est depuis longtemps abandonné ; on retire aujourd'hui cette substance des os des animaux.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874