AURORE. — On ignore comment l'homme, en ses débuts, s'est procuré le feu. A-t-il profité de quelque incendie allumé par la foudre, a-t-il embrasé son premier tison au foyer d'un volcan? Nul ne saurait le dire. Quel que soit ce point de départ, l'homme, dès les temps les plus reculés, est en possession du feu ; mais comme les moyens de le rallumer s'il vient à s'éteindre sont très-imparfaits, ou même manquent totalement, on veille d'abord à son entretien avec un soin extrême, on conserve d'un jour à l'autre un peu de braise.

L'extinction des foyers dans toutes les demeures serait une calamité si grande, que, pour prévenir pareil désastre, la religion prend le feu sous sa sauvegarde. Dans l'ancienne Rome, une corporation de prêtresses appelées Vestales était chargée de veiller nuit et jour sur la conservation du feu sacré. La malheureuse qui le laissait éteindre était punie d'un horrible supplice : on l'enterrait vivante !

AUGUSTINE. — On l'enterrait vivante pour avoir laissé mourir le feu?

AURORE. — Oui, mon enfant. Cette horrible punition des gardiennes du feu vous montre l'importance qu'on attachait à l'entretien d'un foyer, où l'on pût au besoin rallumer les autres.

CLAIRE. — Une de nos allumettes, dont nous avons quelques cents pour un misérable sou, aurait sauvé la vie de la Vestale en faute.

AURORE. — Pour abolir ces sauvages rigueurs, il aurait fallu l'allumette, qui, malheureusement, n'était pas connue. Bien des siècles se sont écoulés avant que l'on sût aisément se procurer du feu. En mon jeune temps, j'avais alors votre âge, l'entretien de quelques charbons qui devaient servir à rallumer le feu le lendemain était encore une préoccupation clans la campagne. Le soir, avant de se coucher, on couvrait soigneusement la braise de cendre chaude, pour l'empêcher de se consumer et la conserver ardente. Si, malgré cette précaution, l'âtre était froid le lendemain, on courait chez le voisin emprunter du feu, c'est-à-dire un peu de braise, que l'on emportait chez soi au fond d'un vieux sabot pour que le vent ne la dispersât point.

AUGUSTINE. — Mais le vieux sabot devait brûler?

AURORE. — Non, car on avait soin d'y mettre d'abord un lit de cendre. J'ai connu de petites filles qui, faute de sabot, s'y prenaient fort ingénieusement dans cette matinale visite au foyer du voisin. Elles mettaient un peu de cendre dans le creux de la main, et sur cette cendre les charbons allumés. Ainsi approvisionnées, elles revenaient chez elles, portant le feu sur la main, comme vous porteriez vous-mêmes une pincée de dragées.

- Sans se brûler? fit Augustine d'un air fort étonné.

- Sans se brûler, reprit Aurore. La couche de cendre arrêtait la chaleur de la braise et l'empêchait de pénétrer jusqu'à la main.

CLAIRE. — Il est très-ingénieux, l'expédient de vos petites emprunteuses de feu. Qui donc le leur avait enseigné?

AURORE. — Apparemment le grand maître en toutes choses : la nécessité. Prise au dépourvu de pelle et de sabot, quelqu'une d'entre elles, s'étant avisée de la propriété des cendres d'arrêter la chaleur, avait fait usage de l'adroit procédé que l'exemple avait propagé parmi les autres.

Les moyens pour obtenir du feu sont en général basés sur la production de chaleur par le frottement. Il est d'expérience familière qu'on se réchauffe les mains en les frictionnant l'une contre l'autre.

AUGUSTINE. — En hiver, je n'y manque pas quand je me suis gelé les mains à faire des boules de neige.

AURORE. — Voilà un premier exemple de la chaleur que le frottement peut donner. En voici un autre. Prenez par sa queue ce bouton de métal, à tête ronde, et frottez-le vivement sur la table ; il deviendra assez chaud pour produire sur la peau une vive impression.

Claire prit le bouton, le frotta sur le bois de la table et se l'appliqua aussitôt sur la main, en jetant un petit cri de surprise et même de douleur.

CLAIRE. — Comme le bouton est chaud, ma tante ! Si J'avais frotté plus longtemps, je me serais brûlée au vif.

AURORE. — C'est par un moyen analogue que certaines peuplades sauvages se procuraient et se procurent encore du feu. On fait tourner rapidement entre les mains une tige de bois dur, dont la pointe s'engage au fond d'une cavité creusée dans du bois tendre et très-inflammable. Si la friction est vive et habilement conduite, le bois tendre prend feu. Ce moyen, je l'avoue, ne réussirait guère entre nos mains, faute d'adresse et d'un choix convenable de matériaux.

MARIE. — Pour ma part, si je n'avais qu'un bâton à frotter dans le creux d'une planche pour allumer du feu, je désespérerais d'y parvenir.

CLAIRE. — Et moi, je n'essaierais même pas, tant cela me paraît difficile, bien que le bouton frotté m'ait presque brûlée.

AURORE. — Ce qui serait impossible pour nous est un jeu pour les naturels de la Nouvelle-Hollande. L'opérateur s'assied à terre ; il maintient entre ses deux pieds le morceau de bois creusé d'un petit trou, et, roulant avec rapidité entre ses mains la tige pointue, il obtient en peu d'instants un point allumé qui enflamme des feuilles sèches. Chez nous-mêmes, dans l'atelier d'un tourneur en bois, vous pourriez voir ce procédé par la friction réussir très-bien. Pour obtenir des filets bruns sur certains objets façonnés au tour, on appuie fortement la pointe d'un morceau de bois sur la pièce en rotation rapide. La ligne ainsi frictionnée en quelques instants fume et se carbonise.

Je passe à d'autres moyens. Le fer et l'acier, celui-ci surtout, frottés contre une pierre très-dure, donnent des étincelles provenant de menues écailles de métal qui se détachent et s'échauffent assez pour rougir et brûler dans l'air. Ainsi la roue du rémouleur, quoique arrosée continuellement d'eau, lance une gerbe d'étincelles sous l'acier qu'on aiguise ; ainsi le caillou heurté par le sabot ferré d'un cheval jette de soudaines et vives lueurs.

Le vulgaire briquet agit d'une façon pareille. C'est un morceau d'acier que l'on bat contre le tranchant, d'un silex ou pierre à fusil. Des parcelles d'acier se détachent du briquet, rougissent par le frottement et mettent feu à l'amadou. Celui-ci est une matière très-combustible, que l'on obtient en coupant en minces tranches et en ratissent sécher un gros champignon, nommé Bolet amadouvier, qui vient contre le tronc clos arbres.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874