Des oiseaux de nos basses-cours, le dindon est le plus remarquable; j'en excepte le paon, uniquement élevé pour l'incomparable richesse de son plumage. Il a la tête et le cou recouverts d'une peau nue, qui se gonfle et retombe en grosses pendeloques, aussi rouges que la cire d'Espagne. Sur le bec lui descend une mèche charnue de la même couleur, sur la poitrine est appendue une houppe de crins. Pour faire le beau, il se rengorge, rejette la tête en arrière, étale en roue les plumes de la queue, et laisse traîner à terre le bout des ailes à demi épanouies. Dans cette posture grotesquement superbe, il tourne avec lenteur pour se faire admirer sous tous ses aspects; de temps à autre, un bruit sourd, puf, puf, qu'accompagne une sorte de détente convulsive des ailes, est le signe de sa haute satisfaction. Si quelque bruit, un coup de sifflet surtout, vient à l'inquiéter, il replie ses atours, et, allongeant le cou, jette à la hâte un glou, glou, glou, qui semble expectoré du fond de l'estomac.

Cet oiseau est une récente acquisition de nos basses-cours; il nous est venu de l'Amérique du Nord dans le XVIè siècle. Comme l'on donne à l'Amérique la dénomination d'Indes occidentales par opposition aux Indes de l'Asie ou Indes orientales, l'oiseau originaire des forêts du Nouveau-Monde fut appelé coq d'Inde ou poule d'Inde, d'où l'on a fait en abrégeant dindon et dinde. Longtemps ce fut un oiseau peu répandu, que l'on conservait comme une précieuse rareté; le premier qui parut sur la table fut servi, dit-on, au repas de noces de Charles IX.

Le dindon vivait et vit encore aujourd'hui à l'état sauvage dans les forêts des États-Unis de l'Amérique du Nord. Ses moeurs nous sont racontées par un célèbre naturaliste, Audubon, qui, le fusil sur l'épaule, son registre de notes, son crayon, ses pinceaux dans le carnier, parcourait les solitudes les plus reculées pour observer, peindre et décrire les oiseaux.

La dinde, nous dit-il, fait son nid à terre, avec des feuilles sèches, dans un trou, parmi les ronces, ou bien au pied d'un vieux tronc d'arbre. Elle ne le quitte jamais sans avoir la précaution de le bien cacher sous des feuilles, afin de le rendre introuvable. Pour y revenir, elle dissimule la voie suivie en changeant chaque fois de route. Lorsque les oeufs sont près d'éclore, aucun péril, si pressant qu'il soit, ne les lui fait abandonner. Plutôt que de fuir, elle souffrira qu'on l'entoure, qu'on la capture même. Un jour je fus témoin d'une éclosion ; j'avais guetté le nid dans l'intention de m'emparer de la mère et des jeunes. Je me couchai à terre à quelques pas seulement, et je la vis se lever à moitié sur les jambes, jeter sur les oeufs un regard inquiet, glousser d'un ton alarmé, éloigner soigneusement chaque coquille vide, puis, avec sa poitrine, caresser et sécher les nouveau-nés qui, tout chancelants, cherchaient déjà à se tenir debout. Oui, j'ai vu tout cela et j'ai oublié mes projets de capture; j'ai laissé la mère et ses petits aux soins de Celui qui leur avait donné la vie, qui m'a créé moi-même, et qui, bien mieux que moi, devait subvenir à leurs besoins ! Je les ai vus tous sortir de la coquille, et, une minute après, roulant, culbutant, se pousser l'un l'autre hors du nid, par un instinct admirable dont nul ne peut scruter le mystère.

Vers le commencement d'octobre, les dindons sauvages s'attroupent par sociétés d'une centaine et se mettent en marche vers les riches vallées de l'Ohio et du Mississippi. Si quelque rivière leur barre le passage, ils gagnent les éminences des environs et y demeurent tout un jour, quelquefois deux, comme pour délibérer. Avec d'interminables glou-glou, ils s'agitent, se pavanent, font la roue, pour élever leur courage au niveau d'une si périlleuse aventure. Les mères, entourées de leur jeune famille, se tiennent à part. Elles s'abandonnent à des élans emphatiques, à des sauts extravagants ; ou bien, la queue étalée, elles tournent avec un bruit sourd autour l'une de l'autre. Enfin la décision est prise : la bande entière monte au sommet des plus hauts arbres, le chef de file donne le signal, cluck, et tous s'envolent vers la rive opposée. Les vieux, les forts l'atteignent aisément, la rivière eût-elle mille ou deux mille mètres de largeur; mais les jeunes et les moins robustes tombent fréquemment à l'eau. Ils ramènent alors les ailes près du corps, étalent la queue pour se soutenir, et, détachant à droite et à gauche de vigoureux coups de pattes, nagent rapidement vers le bord. Ayant pris terre, ils courent follement çà et là en désordre pour se sécher.

De leurs nombreux ennemis, les plus formidables, après l'homme, sont le hibou des neiges et le grand-duc de Virginie. Pour passer la nuit, les dindons perchent habituellement en société, sur les branches nues; aussi sont-ils aisément découverts par leurs ennemis, les hiboux, qui, sur leurs ailes silencieuses, s'approchent et voltigent autour d'eux, choisissant leur proie du regard. Heureusement tous ne dorment pas, et à un simple cluck de celui qui veille, toute la bande est avertie de la présence du ravisseur. A l'instant ils sont debout attentifs aux évolutions du hibou, qui, son choix fait, fond comme un trait sur l'oiseau et s'en emparerait infailliblement si le dindon, baissant la tête, n'étalait aussitôt sur son dos sa queue renversée. Alors l'assaillant, ne rencontrant sous sa griffe qu'un plan incliné de robustes plumes, glisse sans faire du mal au dindon; et celui-ci, sautant à terre, en est quitte pour un peu de désordre dans son plumage.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874