AURORE. — Les Gaëls vivaient surtout de chasse. Dans leurs sombres forêts, humides et froides, avec leurs faibles armes de pierre et leurs bâtons pointus, ils ne craignaient point d'attaquer un terrible boeuf sauvage, l'aurochs ou urus, dont la race aujourd'hui a presque entièrement disparu du monde. Ce boeuf, presque de la taille de l'éléphant, avait des cornes énormes, une crinière de laine crépue sur la tête et le cou, une barbe sous la gorge, la voix grognante, le regard farouche. Sa force démesurée, sa furie indomptable, en faisaient la terreur des forêts. C'était là le gibier d'honneur. Le vaillant qui abattait un urus avait pour coupe, dans les festins, une des monstrueuses cornes de l'animal.
MARIE. — Notre boeuf domestique proviendrait-il de cette intraitable bête ?
AURORE. — Nullement. Le boeuf domestique est une espèce toute différente, originaire de l'Asie, et non des antiques forêts de l'Europe. De nos jours, l'aurochs n'existe presque plus. Traqué de siècle en siècle par la civilisation croissante, le redoutable boeuf à crinière a depuis bien longtemps déserté nos pays pour se réfugier dans les solitudes du nord. Mais ces solitudes ont été à leur tour occupées par l'homme, et l'aurochs a trouvé, son dernier asile dans les forêts marécageuses de la Lithuanie, en Pologne. Là quelques rares couples vivent encore, en pleine sécurité, car il est expressément défendu de les tuer.
AUGUSTINE. — Et pourquoi conserve-t-on ces vilains oeufs ?
AURORE. — Ils ne sont pas assez nombreux pour nuire, et ce serait vraiment dommage d'exterminer jusqu'au dernier ces animaux, qui faisaient la joie de nos aïeux dans leurs chasses.
Les Gaëls poursuivaient encore l'élan, sorte de grand cerf de la taille du cheval ou même davantage. L'élan a sous la gorge une espèce de goître ou de pendeloque charnue; son pelage est court, raide et de couleur cendrée; ses cornes, nommées bois, sont larges, aplaties et forment une vaste laine triangulaire profondément dentelée sur son contour; le poids de chacune peut atteindre une trentaine de kilogrammes. Ce devait être, vous le voyez, une belle pièce de gibier qu'un animal dont le front porte sans fatigue un ornement du poids d'un quintal et plus.
MARIE. — Un cerf grand comme un cheval devait être, en effet, une fière capture.
AURORE. — L'élan, commun à cette époque dans nos forêts, ne se trouve plus aujourd'hui que dans les marécages boisés de la Russie et de la Suède. Il habite aussi, et en troupes plus nombreuses, le nord de l'Amérique. Vous remarquerez que ces deux animaux, l'aurochs et l'élan, répandus autrefois dans nos régions, sont cantonnés maintenant en des climats beaucoup plus froids que le nôtre. Les quelques aurochs qui survivent à la destruction de leur race paissent dans les bois de la Lithuanie; l'élan habite l'extrême nord de l'Europe et de l'Amérique. Transportés sous notre ciel plus doux, ils dépériraient bientôt, ne pouvant se faire à une température trop élevée pour eux. Puisqu'ils prospéraient ici dans les anciens temps, il faut donc qu'à cette lointaine époque le climat de nos régions fût plus rude, plus froid qu'il ne l'est aujourd'hui. D'immenses forêts, toujours humides, pleines d'ombre, étaient sans doute l'une des causes de ce climat plus rigoureux. Quand ces bois, non pénétrables aux rayons du soleil, ont été abattus par la cognée de la civilisation, le sol s'est échauffé librement et la température s'est élevée. Mais alors l'aurochs et l'élan, harcelés d'ailleurs par l'homme qui fouillait dans toutes leurs retraites, ont fui un pays trop chaud pour eux et se sont réfugiés dans les froides brumes du Nord.
Malgré ce changement, le sanglier nous est resté, le même qu'au vieux temps des Gaëls. De nos jours encore, acculé par une meute dans quelque hallier buissonneux, il sort du fourré sa hure hérissée, il aiguise ses crocs et fait claquer ses mâchoires comme lorsqu'une bande de chasseurs tatoués lui lançait au front la hache de pierre.
Le castor, autre contemporain des Gaëls, nous est pareillement resté, mais misérable, isolé, sans aucun reste de son antique industrie, et sur le point de disparaître, s'il n'a, déjà pour toujours disparu. Tout au plus, sur les rives du Rhône, s'en trouve-t-il quelqu'un de temps en temps. Autrefois il vivait en nombreuses sociétés aux bords de tous nos fleuves; il bâtissait sur pilotis, avec du bois et de la terre glaise, de gracieuses petites cabanes qui figuraient, à la surface des eaux, un village de nains. Peut-être les Gaëls se sont-ils inspirés de l'exemple de ces constructeurs pour se bâtir plus tard des huttes aquatiques dont le modèle semble imité de la cabane du castor.
Vous n'écouterez pas sans intérêt l'histoire de ces curieux bâtisseurs, dont on peut encore aujourd'hui observer les moeurs et suivre les travaux autour des grands lacs de l'Amérique du Nord. Le castor est à peu près de la taille de nos chiens bassets. Son pelage roux est une fourrure soyeuse, très-recherchée à cause de sa finesse. La tête est peu allongée, l'oreille courte et ronde, le corps trapu et traînant presque à terre. Les pattes de devant ont les doigts séparés l'un de l'autre et sont conformées en petites mains d'une étonnante dextérité. Celles de derrière rappellent celles de l'oie et du canard ; entre leurs doigts s'étale une membrane qui fait des extrémités postérieures des palettes, des rames éminemment aptes à la natation. La queue sert de gouvernail. Elle est aplatie, très-large et couverte, non de poils, mais de grandes écailles, qui lui donnent quelque ressemblance avec le dos d'une carpe. De ce robuste battoir, le castor fouette l'eau pour plonger ou remonter, tourner dans un sens ou dans l'autre et manoeuvrer enfin dans le courant avec l'adresse du plus habile nageur.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874