AURORE. —  Il faut aux castors, pour leurs constructions, des eaux calmes et dont le niveau ne soit pas sujet à varier. Si l'emplacement choisi est une rivière, leur premier travail est une digue, qui barre le courant et le transforme en une nappe tranquille, dont la hauteur se maintient la même en temps de sécheresse comme en temps de pluie

Pour maîtresse pièce du barrage, un arbre est choisi sur la rive, aussi gros que le corps d'un homme, assez long pour aller en travers d'un bord à l'autre de la rivière, dont la largeur est parfois de vingt à trente mètres. Nos grandes poutres de charpente n'ont pas de plus fortes dimensions.

AUGUSTINE. — Et les castors, eux si petits, manoeuvrent de telles pièces?

AURORE. — Ils les mettent en place avec une habileté qui ferait honneur à un charpentier. Vous allez voir. Les plus experts, les vieux, riches d'expérience, jugent du regard si l'arbre remplit les conditions voulues de longueur et de grosseur ; ils reconnaissent le terrain pour s'informer si rien ne viendra mettre obstacle à la gigantesque entreprise. Leur avis est favorable : on peut se livrer au travail. Aussitôt, de leurs scies bien aiguisées, les castors entaillent l'arbre à la base. J'entends par scies les quatre dents de devant, tranchantes et dures comme du fin acier. Ils rongent miette par miette avec une telle ardeur, qu'en peu de temps l'arbre chancelle, non au hasard, mais toujours du côté de l'eau. Par une savante combinaison, en effet, au lieu de ronger le tronc tout autour, ils pratiquant l'entaille uniquement du côté de la rivière, de sorte que l'arbre, cédant sur le point entamé, tombe en travers du courant, le pied sur un bord et la cime sur l'autre. L'adresse aidant, ce que tous leurs efforts réunis n'auraient pu faire s'accomplit ainsi tout seul.

CLAIRE. — Voilà certes d'adroites bêtes. Je n'aurais pas trouvé mieux en y réfléchissant bien. Et puis ?

AURORE. — Quand l'arbre, à grand fracas, abat sa tête sur l'autre rive, les castors, par des frétillements de queue, se félicitent du succès de l'opération ; quelques instants sont donnés à la commune joie, et le travail reprend. Une escouade d'ouvriers traverse la rivière, qui à la nage, qui sur le pont de l'arbre, et accourt dépouiller la cime de ses branches, afin que la solive repose solidement à plat. En même temps, d'autres parcourent le voisinage de la rivière, mais toujours en remontant le courant ; ils scient des arbres de la grosseur de la jambe ; ils les dépècent en tronçons d'une longueur calculée sur la profondeur de l'eau, les aiguisent par un bout et les traînent avec les dents jusqu'au bord de la rivière. Là, pour éviter un plus long trajet par terre, si pénible avec pareille charge, chacun se jette à la nage, met à flot son pieu et le laisse entraîner par le courant. Le castor suit et dirige la pièce flottante.

Parvenus au chantier de la digue, les uns dressent les pieux et les maintiennent d'aplomb, le gros bout appliqué contre la poutre transversale, tandis que d'autres plongent pour creuser au fond de l'eau, avec les pattes de devant, un trou dans lequel ils enfoncent l'extrémité pointue. Le plongeur remet la terre dans la cavité, la piétine, la tasse avec soin, et le pieu se trouve solidement fixé, la tête à fleur d'eau contre l'appui de l'arbre. Pendant que les charpentiers dressent la palissade, des vanniers renforcent l'ouvrage avec des branches flexibles de saule entrelacées parmi les pieux. Plusieurs barrières sont ainsi construites, l'une devant l'autre, dans toute la largeur du courant. A mesure que ce travail avance, l'intervalle entre les diverses rangées de pieux est comblé avec des matériaux de maçonnerie. Les castors vont chercher de la terre grasse, qu'ils pétrissent avec les pieds, qu'ils battent de leur large queue en guise de truelle pour lui donner consistance ; ils en apportent des pelotes soit avec la gueule, soit avec les pattes de devant, et finissent par en remplir tous les vides de leur pilotis. Au moyen de cette chaussée, épaisse d'un mètre au sommet, beaucoup plus large à la base pour mieux résister à la pression de l'eau, les castors sont en possession d'un petit lac tranquille, dont le trop-plein se déverse par quelques rigoles ménagées au-dessus du barrage.

Après ce travail d'intérêt général auquel tous ont prêté leur concours, chacun songe à se bâtir en particulier sa demeure. Dans l'eau, mais au bord du lac, un pilotis est dressé avec des pieux et de la terre, pour servir de support à l'édifice. Sur cette base s'élève une élégante cabane ronde avec toit en coupole ; elle est maçonnée avec du sable, des pierres, du bois, de la glaise ; elle est crépie tant au dehors qu'au dedans d'une couche lisse d'argile. Sa hauteur et sa largeur dépassent un mètre ; ses murs épais d'un à deux pans, sont d'une solidité qui défie la violence des vents et les efforts de tout ennemi qui voudrait forcer le refuge. L'intérieur est divisé en deux étages, communiquant entre eux par un trou percé dans la cloison qui les sépare. L'étage inférieur a sa porte d'entrée au milieu du plancher, sous l'eau ; et, comme la cabane n'a pas d'autre orifice communiquant au dehors, le castor est obligé de plonger, ce qui pour lui est un jeu, toutes les fois qu'il sort ou qu'il rentre.

AUGUSTINE. — A la place du castor, je ferais une fenêtre à la chambre d'en haut, pour prendre l'air et voir le lac.

AURORE. — Une fenêtre avec balcon donnant sur l'eau serait certes fort agréable, mais l'ennemi pourrait entrer par là. Le castor, qui veut avant tout vivre en paix chez lui, fait de sa demeure un château-fort impénétrable, sans autre ouverture que celle du fond, au sein même de l'eau, où lui seul, habile nageur, peut avoir accès. Les chambres de la cabane sont très-proprement tenues, avec tapis de verdure, de rameaux de buis et de feuilles de sapin. Sur cette couchette repose la famille, qui se compose d'une dizaine d'individus, les vieux et les jeunes pêle-mêle. Parfois plusieurs familles se réunissent et mènent une vie commune dans un logement plus spacieux. Enfin, près des habitations, est construit sous l'eau l'entrepôt général des vivres, où sont amassées en septembre les provisions d'hiver, écorces fraîches et rameaux tendres. Chaque famille y possède son magasin particulier, où elle puise sans toucher aux réserves des autres.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874