AURORE. — Ces bourgades de castors, à la surface d'un paisible lac, ces huttes rondes si bien protégées par les eaux, les Gaëls les avaient sous les yeux. Qui nous dira si l'ingénieuse construction de l'animal ne servit pas de modèle à l'homme ? En n ces temps misérables, un abri sous des rochers, une excavation naturelle, une grotte, furent les premières demeures. Mais un jour vint où ces retraites sauvages furent trouvées insuffisantes, et l'industrie humaine fit ses premiers essais dans l'art de bâtir. Se créer un abri ne suffisait pas : il fallait encore, il fallait surtout se mettre dans un état de continuelle défense. Les forêts regorgeaient d'animaux redoutables ; entre peuplades voisines la guerre était permanente. Pour se garantir des surprises, partout où se trouvaient des lacs, on fit comme le castor : on bâtit sur pilotis, au milieu des eaux.

Ce dut être une prodigieuse dépense de forces pour l'homme, encore si mal outillé, que cette construction des villages des lacs, ou villages lacustres, comme on les appelle. Avec la hache de pierre, on entaillait péniblement, tout autour de la base, l'arbre qu'il fallait abattre ; l'application du feu achevait de détacher le tronc. Des journées entières peut-être et les efforts de plusieurs travailleurs étaient nécessaires pour obtenir une solive qu'un seul bûcheron façonnerait en quelques coups de sa hache de fer. Mais, avec leurs outils de silex, mordant à peine sur le bois et mis en pièces au moindre choc mal donné, c'était pour eux ouvrage énorme. Le castor, de ses dents tranchantes, en fût venu plus facilement à bout. Ils étaient à peu près dans le cas où nos charpentiers se trouveraient s'il leur fallait abattre et façonner un chêne avec la seule lame d'un mauvais couteau rouillé. Je vous laisse à penser alors la fatigue et la patience dépensées pour obtenir les milliers de solives nécessaires au pilotis. Tout chef de famille apparemment fournissait la sienne, ce qui lui donnait le droit d'établir sa hutte sur l'emplacement commun. Plus tard peut-être, afin d'étendre la superficie de la bourgade à mesure que la population croissait, la fourniture d'un nouveau pieu était obligatoire pour chaque habitant parvenu à l'âge d'homme ; c'était la contribution extraordinaire, la dette sacrée qu'il fallait payer une fois en sa vie.

Les solives, appointées et durcies au feu par un bout, étaient traînées jusqu'au bord du lac, où des canots d'osier les prenaient à la remorque pour les conduire à l'emplacement choisi. Là elles étaient dressées et enfoncées dans la vase molle jusqu'à ce que la tête se trouvât à fleur d'eau. Enfin les intervalles entre la multitude de pieux étaient comblés avec des pierres. Le tout formait un îlot artificiel d'une inébranlable solidité, ou plutôt un haut fond submergé et couvert de quelques pieds d'eau. Sur les têtes des pieux, dépassant le niveau général, des traverses étaient établies, puis des branchages, et pardessus de la terre battue. Ce sol artificiel, au-dessous duquel circulaient les eaux, recevait enfin les habitations.

C'étaient des huttes rondes ou ovalaires, formées d'une charpente de branches courbées et d'une couche de terre grasse. Une seule ouverture, très-basse, que l'on franchissait en rampant, donnait accès dans l'intérieur, semblable à nos fours de boulangerie. L'ameublement répondait à la rusticité de la demeure. Des pots grossièrement pansus, en terre noire piètre avec des grains de sable blanc, contenaient les provisions, orge, seigle, faîne, noisettes. Ces ustensiles étaient simplement façonnés à la main, sans l'intervention du tour qui leur donne une régulière courbure. Épais, difformes, mal d'aplomb, ils avaient la surface inégale et portaient les marques des doigts qui les avaient pétris. Quelques essais d'ornementation apparaissaient sur les jarres de luxe. C'était un cordon d'empreintes faites avec le bout du pouce sur la pâte encore molle, ou bien une ligne de traits anguleux gravés avec une épine. Le reste du travail n'était pas moins simple. Pour donner à notre poterie, de si peu de valeur qu'elle soit, plus de consistance et plus de dureté, nous la faisons cuire dans des fours à une forte chaleur ; nous la couvrons aussi d'un vernis pour la rendre imperméable. Les habitants des villages lacustres se bornaient à exposer leurs pièces d'argile humide aux rayons du soleil jusqu'à dessiccation, sans les passer par le feu, sans les vernir. Aussi c'était une triste vaisselle, bonne pour contenir des grains, mais qui ne pouvait guère garder l'eau et aller sur le feu.

CLAIRE. — Comment s'y prenaient-ils donc pour avoir de l'eau chaude et faire bouillir leur nourriture ?

AURORE. — Quand on n'a pas la précieuse ressource d'un pot, quand on est dépourvu de ces modestes ustensiles auxquels nous accordons si peu d'attention, malgré les inestimables services qu'ils nous rendent, on s'y prend comme les Esquimaux du Groenland, qui font bouillir leurs viandes dans un petit sac de peau.

CLAIRE. — Mais cette singulière marmite doit se brûler sur le feu ?

AURORE. — Ils se gardent bien de la mettre sur le feu. Des cailloux sont mis à rougir dans le foyer. A mesure qu'ils sont rouges, on les plonge dans le petit sac contenant de l'eau et les aliments qu'il faut faire cuire. Quand ils ont cédé leur chaleur, on les retire pour les faire rougir encore et les replonger dans l'eau, qui finit par entrer en ébullition. Le résultat d'une telle cuisine est un mélange de suie, de boue, de cendres et de chair demi-crue ; mais, avec, leur robuste appétit, les Esquimaux n'y regardent pas de si près. D'ailleurs, s'ils traitent un hôte de distinction, ils commencent par lécher avec la langue toute la crasse des morceaux qu'ils lui destinent. Quiconque n'accepterait pas l'offre après cette haute politesse du nettoyage serait regardé comme un homme incivil, mal élevé.

AUGUSTINE. — Pouah ! Les sales ! Je ne me ferai jamais inviter par eux.

CLAIRE. — Et les habitants des villages lacustres avaient cette manière de faire la cuisine ?

AURORE. — Faute d'ustensiles convenables, ils employaient apparemment des moyens analogues.

MARIE. — Pauvres gens, qui, pour un peu d'eau chaude, en étaient réduits à l'expédient des cailloux rougis au feu !

AURORE. — Achevons de visiter l'intérieur de la hutte aquatique. Au sommet de la voûte est percé un trou pour le passage de la fumée du foyer, placé au centre, entre deux pierres, sur un lit de terre battue, qui empêche le plancher de branchages de prendre feu. Aux parois sont appendus le casse-tête de bois dur, les haches de silex, les dards en os, le filet en lanières d'écorce, humide encore de la pêche dans le lac et garni au bord de pierres rondes percées. Aux fourches des cornes d'un cerf sont accrochés les vêtements, partie en tissu de lin aussi grossier que nos toiles à sac, partie en peaux de renard ou de loup couvertes de leur poil. Dans le recoin le plus abrité, des nattes de jonc et des fourrures matelassent le parquet pour le repos de la nuit. Enfin devant la porte se balance le batelet d'osier. On saute immédiatement de la demeure dans l'embarcation. La bourgade, en effet, au lieu d'être assise sur un sol artificiel continu, est entrecoupée de nombreux passages où le lac est à découvert ; les rues du village sont des canaux. Pour se rendre d'un quartier à autre, pour visiter seulement son voisin, il faut se transporter par eau. C'est donc tout le jour, d'un groupe de huttes à l'autre, un continuel va-et-vient d'embarcations. Le mouvement n'est pas moindre entre la bourgade et les bords du lac, où l'on se rend pour la pêche, pour la culture de quelques coins de terre, d'où l'on revient avec les bateaux appesantis de vivres.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874