AURORE — Un petit garçon, de l'âge d'Augustine et comme elle fort désireux d'apprendre, faisait un matin ses préparatifs de voyage. Jamais navigateur se disposant à courir les mers éloignées n'avait déployé plus de zèle. Les vivres, le grand souci des expéditions lointaines, ne furent pas oubliés. Le déjeuner fut doublé. Il y avait bien dans le panier six noix, une tartine de beurre et deux pommes. Avec cela, où ne petit-on pas aller ? La famille ne fut pas informée : on aurait pu détourner l'audacieux voyageur de son projet en lui faisant entrevoir les périls de l'expédition. Crainte de mollir devant les larmes de sa mère, il garda le silence. Le panier à la main, sans dire adieu à personne, il part. Le voilà bientôt dans la campagne. Prendre à gauche ou à droite lui est fort indifférent : tout chemin conduit où il veut aller.

AUGUSTINE. — Où veut-il donc aller ?

AURORE. — Au bout du monde. Il prend le chemin de droite bordé d'une haie d'aubépines où bruissent et reluisent des scarabées d'un vert doré. Mais les beaux insectes ne l'arrêtent pas un instant, non plus que les petits poissons à gorge rouge qui jouent dans le ruisselet. La journée est si courte et le voyage est si long ! Il marche donc tout droit, il marche toujours, prenant quelquefois à travers champs pour raccourcir.

Au bout d'une heure, la tartine, la maîtresse pièce des provisions, était mangée, bien que la consommation se fit avec la sage économie d'un voyageur prudent. Un quart d'heure après, une pomme et trois noix y passaient. L'appétit vient vite à qui se fatigue. Il vient si bien qu'au détour du chemin, à l'ombre d'un grand saule, la seconde pomme et les trois noix restantes furent tirées du panier.

Les provisions étaient épuisées. Chose non moins grave : les jambes ne voulaient plus aller. Figurez-vous donc ! Depuis deux grandes heures, le voyage durait, et le but que l'on se proposait d'atteindre ne se rapprochait pas du tout, mais pas du tout. Le petit garçon revint sur ses pas, persuadé qu'avec, de meilleures jambes et de plus grandes provisions il réussirait une autre fois dans son projet.

CLAIRE. — Ce projet, en quoi consistait-il ?

AURORE. — Je vous l'ai dit : l'audacieux enfant voulait atteindre le bout du monde.

En ses idées, le ciel était une voûte bleue, qui allait s'abaissant et reposait par ses bords sur la terre, de sorte que, si jamais il parvenait jusque-là, il lui faudrait, s'imaginait-il, marcher courbé pour ne pas se casser la tête contre le firmament et ne pas décrocher quelque étoile. Il partit donc avec l'espoir de toucher bientôt le ciel de la main ; mais la voûte bleue, reculant à mesure qu'il avançait, se trouvait toujours à la même distance, La fatigue et le manque de provisions le firent renoncer à poursuivre plus loin son voyage.

AUGUSTINE. — Si j'avais connu ce petit garçon, je l'aurais dissuadé de son expédition. Il est impossible, si loin qu'on se rende, de toucher le ciel de la main, même en s'élevant sur les plus hautes montagnes.

AURORE. — S'il m'en souvient, Augustine n'a pas toujours été de cet avis.

AUGUSTINE. — C'est vrai. Comme le petit garçon dont vous venez de nous dire l'histoire, je croyais que le ciel était un grand couvercle bleu posé sur la terre. En marchant bien, on devait atteindre le bord du couvercle et les limites du monde. Un jour mon frère m'a amenée sur les montagnes où semblent reposer les bords du couvercle bleu. Tout était absolument comme ici. Le bord du ciel paraissait encore reposer sur la terre, mais bien plus loin, bien plus loin. Et mon frère m'a dit qu'en allant jusqu'au bout de ce que l'on voyait, puis plus loin, et toujours plus loin, on retrouverait partout les mêmes apparences, sans jamais voir la fin d'une voûte qui n'existe pas en réalité.

CLAIRE. — Nulle part, nous le savons toutes les trois, le ciel ne repose sur le sol ; nulle part on ne court le risque de heurter de la tête contre le firmament ; partout la voûte bleue apparaît comme ici. Mais quelle est la cause de ce semblant de voûte?

AURORE — Cette cause, c'est l'air, qui de partout enveloppe la Terre. L'air est invisible, parce qu'il est transparent et à peu près incolore ; mais s'il forme une couche très-épaisse à travers laquelle plonge le regard, sa faible coloration devient sensible. Vue en petite quantité, l'eau paraît également sans couleur ; vue en couche profonde, dans la mer, dans un lac, dans un fleuve, elle est bleue ou verte. Il en est de même de l'air, sous une faible épaisseur, il semble dépourvu de coloration ; sous une épaisseur de quelques lieues, il est bleu. Un paysage éloigné nous paraît bleuâtre, parce que l'épaisse couche d'air qui nous en sépare lui communique sa propre teinte.

Eh bien, l'air forme tout autour de la Terre une enveloppe d'une quinzaine de lieues au moins d'épaisseur. C'est l'océan aérien ou l'atmosphère, où nagent les nuages. Son fond repose aussi bien sur les mers que sur les continents, et sa surface se perd dans de hautes régions que le sommet de la montagne la plus élevée est bien loin d'atteindre, et que l'aile de l'oiseau n'a jamais explorées. Sa douce teinte bleue est cause de la couleur du ciel et produit l'apparence d'une voûte céleste. Comme l'atmosphère est en tout lieu la même, en tout lieu pareillement le ciel semble s'arrondir en une coupole azurée.

Où est alors le ciel, me demanderez-vous, le véritable ciel, puisque celui que nous nous figurions avec sa voûte bleue qui retentit des roulements du tonnerre, puisque le ciel azuré est une simple illusion produite par l'atmosphère ? Où est le ciel que la foi nous enseigne et où nous attendent ceux qui nous ont précédés dans la vie ? Dieu s'en est réservé le secret, mes chères enfants ; toutefois, aucun doute n'est possible : ce ciel, qui est le véritable, existe quelque part. Nous en avons une preuve dans l'ardeur même de nos désirs. Dieu n'a rien créé d'inutile et sans but : s'il a mis en nous la soif inextinguible de la vie future, c'est que cette vie future nous attend ; s'il a éveillé en notre âme l'indomptable espoir d'un séjour de récompenses, c'est que ce séjour existe réellement. Tout proclame les immortelles destinées de l'âme : la science en ses études comme la foi en ses sublimes illuminations.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874