Le déjeuner fut servi. On y fit honneur avec un appétit aiguisé par la course matinale ; puis Aurore reprit :

AURORE. — Nous étions tombées d'accord que le Soleil est plus éloigné que la chapelle. Maintenant écoutez-moi bien et réfléchissez. — Si le Soleil, malgré sa distance plus considérable, se montre à nous comme un rond d'une paire de pans de largeur, tandis que la chapelle, bien plus rapprochée, est tout juste visible, il en résulte que je vous laisse l'honneur de la réponse.

AUGUSTINE. — Cela saute aux yeux. Il en résulte que le Soleil est plus grand que la chapelle.

CLAIRE. — J'arrive forcément à la même réponse : celui des deux qui nous apparaît plus grand, quoique plus éloigné, l'emporte en grosseur sur l'autre.

MARIE. — Ah ! Que j'aime à vous écouter, tante Aurore ! Vous nous faites babiller sur ceci, sur cela, sur un rien, et, petit à petit, de fil en aiguille, vous nous amenez à comprendre de magnifiques choses. Le Soleil était d'abord pour nous, en grosseur, l'humble rond d'un crible, puis la roue d'un moulin, et maintenant nous voyons toutes, clair comme le jour, qu'il surpasse en étendue nos plus grands édifices. Le Soleil est énorme.

AURORE. — N'appelez pas cela énorme, ma fille, car nous sommes bien loin encore de l'exacte vérité. Le Soleil est si grand, que toute comparaison est impossible avec les objets qui nous sont habituellement connus. Jamais, avec des paroles, je ne pourrais vous donner une idée de son immensité ; aussi j'aurai recours à un moyen qui parle aux yeux. Allez au grenier et descendez-moi un sac de blé. Les trois amies montèrent à la hâte au grenier, chuchotant entre elles et se demandant quelle singulière idée traversait l'esprit de tante Aurore, qui, pour leur parler du Soleil, avait besoin d'un sac de blé. Le sac fut descendu, non sans peine, tant il était lourd. Marie, la plus forte, marchait en tête, la charge appuyée sur le dos ; Augustine et Claire suivaient, soutenant chacune le sac par un coin.

— Il m'en faut un autre, fit Aurore quand le sac eut été déposé à terre.

Elles remontèrent, rieuses, et descendirent le sac demandé, non sans avoir fait quelques poses le long de l'escalier.

— Encore un autre, mes filles, dit Aurore.

Cette fois la descente fut plus difficultueuse : un rire fou avait pris les trois amies, qui s'imaginaient avoir à déménager sac par sac tout le grenier ; d'ailleurs, les forces commençaient à manquer. Bref, portant un peu, tirant, poussant, se reposant, elles vinrent à bout de la troisième charge, qui fut déposée à côté des deux autres. Les joues étaient pourpres d'animation et les bonnets quelque peu de travers, tant on avait mis de l'entrain au travail. Heureusement, c'était fini. Aurore dénoua un sac et prit du bout des doigts un grain de blé, un seul.

AURORE. — Par ce grain de blé, que vous voyez là, je représente la Terre, la Terre entière, entendez-vous ? avec ses continents et ses mers. Voici donc, mes enfants, la boule terrestre, l'énorme boule dont le tour mesure dix mille lieues. Je la dépose en ce point du parquet. N'allez pas y marcher dessus, n'écrasez pas la Terre par mégarde. Il s'agit maintenant, avec d'autres grains de blé, de représenter le Soleil, d'après les proportions exactes des grandeurs respectives. Un grain étant la Terre, combien en faudra-t-il pour faire le Soleil ?

MARIE. — Une imperceptible parcelle de grain suffira, si les proportions sont bien gardées de part et d'autre, car la boule de la Terre est tout ce qu'il y a de plus grand.

AURORE. — Ah ! Que dites-vous là ! Vous allez voir.

Aurore prit sur. une étagère une grande mesure en bois, nommée décalitre, qui lui sert pour mesurer son blé avant de l'envoyer au moulin, et dont la contenance est de dix litres. Puis, à quatorze reprises, la grande mesure fut remplie jusqu'au bord, et quatorze fois son contenu fut vidé en un seul tas. Les trois sacs y passèrent, moins un reste insignifiant. Ces préparatifs faits, Aurore reprit:

— Ce grain de blé qui est là-bas, tout seul, c'est la Terre ; le tas des quatorze décalitres, le grand tas de mes trois sacs, c'est le Soleil. Telles sont, avec une rigoureuse exactitude, mes chères enfants, les grandeurs respectives du Soleil et de la Terre comparées l'une à l'autre. Je n'ajoute plus rien.

L'étonnement le plus profond était peint sur tous les visages, et les regards allaient tour à tour de l'humble grain, la Terre, au prodigieux tas, le Soleil.

Quand la première surprise fut calmée :

— Ce n'est pas tout, fit Aurore : il faut remettre le monde en ordre et remonter au grenier la Terre et le Soleil.

— Je me charge de la Terre, dit Augustine ; cela ne sera pas lourd.

Le modeste grain, délicatement cueilli, s'engouffra dans les abîmes de la poche. Quant au Soleil, qui à lui seul remplissait les trois sacs, il fallut le secours d'Aurore pour le monter au grenier ; les jeunes filles qui l'avaient descendu se seraient exténuées à le remettre en place.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874