En compagnie d'Aurore, les trois amies s'étaient rendues de grand matin sur la colline voisine pour assister au lever du soleil. On y voyait à peine. Les seules personnes rencontrées en traversant le village étaient la laitière, qui portait à la ville son beurre et son lait, et le forgeron, qui battait le fer rouge sur l'enclume.

Abritées par une touffe de genévriers, Aurore et les trois enfants attendent le grand spectacle qu'elles sont venues voir au sommet de la colline. A l'orient, le ciel blanchit, les étoiles pâlissent et s'éteignent une à une. Des flocons de nuages roses nagent au milieu d'une bande brillante, d'où monte graduellement une douce clarté. L'illumination gagne les hauteurs du ciel, et le bleu du jour renaît avec toute sa délicate transparence. Cette fraîche lueur matinale, ce demi-jour qui précède le lever du soleil, c'est l'aurore ou le crépuscule du matin.

Cependant l'alouette, la joie des sillons, s'élance au haut des nues comme une fusée, et salue la première le réveil du jour. Elle monte, elle monte encore, toujours en chantant, comme pour se porter au-devant du soleil, et de ses chants enthousiastes célèbre la gloire de l'astre jusqu'au plus des airs. Écoutez : un souffle court dans la feuillée qui s'agite et bruit ; les oisillons s'éveillent et gazouillent ; le boeuf, déjà conduit aux travaux des champs, s'arrête pensif, lève ses grands yeux pleins de douceur et mugit ; tout s'anime, et, dans son langage, rend grâces au Maître de toutes choses, qui de sa main puissante nous ramène le soleil.

Mais le voici : au bord du ciel, les nuées s'embrasent ; un vif filet de lumière en jaillit soudain, et à l'instant les sommets des montagnes semblent flamboyer. La terre tressaille devant la radieuse apparition. C'est le soleil qui franchit l'horizon. Le disque étincelant monte toujours : le voilà à peine échancré ; le voilà tout entier, pareil à une meule de fer rouge de feu. La brume du matin en modère l'éclat et permet de le contempler en face ; mais dans peu de temps nul regard n'en pourra supporter l'éblouissante splendeur. Il s'élève dans sa pompe souveraine, de moment en moment plus chaud, plus radieux. Cependant ses rayons inondent la plaine ; une douce chaleur succèdeà la piquante fraîcheur du matin ; les brouillards montent du fond des vallées et se dissipent ; la rosée, amassée sur les feuilles, s'échauffe, et s'évapore ; tout reprend l'animation interrompue la nuit. Et tout le jour, poursuivant sa carrière d'orient en occident, le soleil va verser à torrents sur la terre la lumière et la chaleur, mûrissant la blonde moisson, don-nant le parfum aux fleurs, la saveur aux fruits, la vie à toute créature.

A l'ombre des genévriers, bientôt la conversation s'engagea.

AUGUSTINE. — Est-il bien grand, le soleil, tante Aurore ? Peut-être comme le rond d'un crible ?

AURORE. — Beaucoup plus grand.

AUGUSTINE. — Comme une roue de moulin, alors ?

AURORE. — Bien plus encore.

AUGUSTINE. — Bien plus ! L'autre jour nous nous sommes mises quatre pour entourer de nos bras la vieille roue que l'on répare devant la porte du moulin ; et il me semble qu'à moi seule aisément j'entourerais le soleil.

AURORE. — Je ne dis pas, mais il faut tenir compte de la distance. La roue de moulin, vous la voyez de très-près ; et le soleil, vous le voyez de très-loin. Une chose nous paraît plus petite à mesure qu'elle est plus éloignée, et finit même, si grande qu'elle soit, par devenir invisible lorsque l'éloignement est considérable. Que voyez-vous de blanc sur la cime de la montagne, en face de nous ?

AUGUSTINE. — Je vois la chapelle de Notre-Dame-des-Anges, où le village se rend en fête toutes les années. J'y suis allée une fois avec mon frère, c'est bien loin. De retour, j'étais morte de fatigue.

AURORE. — Vous savez alors que cette chapelle est une vaste construction presque aussi grande que notre église. D'ici pourtant, comment vous paraît-elle ?

AUGUSTINE. — Je la vois comme un tout petit carré blanc, ayant au bas un point noir, qui sans doute est la porte, cette grande porte où l'on peut entrer six de front.

CLAIRE. — Quand j'étais petite, je faisais à ma poupée des villages avec des maisonnettes de bois. La chapelle de Notre-Dame-des-Anges me semble d'ici une de ces maisonnettes, dont je mettais une douzaine ou deux dans. la poche de mon tablier.

AURORE. — Votre comparaison est très juste. La distance, qui peut bien être d'une paire de lieues, nous fait voir la grande chapelle comme un joujou de poupée. Avec une distance plus grande encore, le petit carré blanc s'amoindrirait toujours, finalement se réduirait à rien et l'énorme édifice serait invisible. Reste à savoir maintenant lequel des deux, du soleil ou de la chapelle, est le plus éloigné.

AUGUSTINE. — Il me semble que c'est le soleil.

CLAIRE. — J'en suis sûre, puisqu'il passe bien au-dessus de la chapelle, bien au-dessus des plus hautes montagnes.

AUGUSTINE. — Tiens, c'est vrai !

AURORE. — Concluons, pour le moment, que le soleil est plus éloigné de nous que la chapelle. Mais redescendons ; le déjeuner nous attend à la maison. Nous reviendrons après sur ce sujet.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874