Il y a des bourgeons qui abandonnent la plante-mère et se développent seuls. Pour suffire à leurs premiers besoins, alors que, dépourvus encore de racines, ils ne peuvent puiser leur nourriture dans le sol, ces bourgeons sont approvisionnés de vivres, amassés tantôt dans les écailles devenues épaisses et charnues, tantôt clans le rameau lui-même, qui prend alors le nom de tubercule.

Ce rameau se sacrifie, c'est le mot, pour ses bourgeons. Dans le but de leur faire un avenir, il renonce lui-même aux douceurs de la vie ; il se condamne à un labeur obscur, opiniâtre. Au lieu de venir à l'air, où il se couvrirait de feuilles et de fleurs, suprême joie de la plante, il reste sous terre, où rien ne le distrait de son travail. Là, sordidement vêtu de pauvres écailles brunes, derniers vestiges des feuilles auxquelles il a renoncé, il amasse, il thésaurise, tant et tant qu'il en devient difforme. Une fois les provisions faites, le tubercule se détache de la plante mère, et désormais les bourgeons qu'il porte trouvent en lui les vivres nécessaires à leurs premiers débuts. Un tubercule est donc un rameau souterrain, gonflé de nourriture, ayant de menues écailles en guise de feuilles, et couvert de bourgeons qu'il doit alimenter.

La pomme de terre est un tubercule, et par conséquent un rameau souterrain. Oui, un rameau et non une racine, comme vous vous l'étiez figuré jusqu'ici. Je vous le disais bien, que le rameau n'est plus reconnaissable quand il a pris de l'embonpoint pour devenir tubercule. Voilà que vous confondez avec une racine difforme ce qui véritablement est rameau. J'arrive aux preuves.

Une racine ne porte jamais de feuilles ni d'écailles, qui ne sont autre chose que des feuilles imparfaites ; elle ne porte jamais de bourgeons non plus. Or, à la surface d'une pomme de terre, que voyons-nous ? Certains enfoncements ou des yeux, où sont logés de petits bourgeons, qui se développent en autant de rameaux si la pomme de terre est placée dans des conditions favorables. Sur les tubercules vieux, on les voit, dans l'arrière saison, s'allonger en rejetons ne demandant qu'un peu de lumière pour devenir des tiges. Le cultivateur est au courant de l'affaire. Il partage le tubercule en quartiers, et chaque fragment mis en terre produit un pied nouveau, à la condition expresse qu'il ait au moins un oeil ; s'il n'en a pas, il pourrit sans rien produire. De plus, avant l'arrachage, les yeux sont abrités par de très-petites écailles, qui sont des feuilles modifiées pour la vie souterraine. Puisqu'elle a feuilles et bourgeons, la pomme de terre est un rameau. Si des doutes vous restaient sur cette conclusion, j'ajouterais qu'en buttant la plante, c'est-à-dire en amoncelant de la terre autour de son pied, on convertit en tubercules les jeunes rameaux enterrés.

La pomme de terre est originaire de l'Amérique du Sud ; elle nous est venue des hauts plateaux de la Colombie, du Chili et du Pérou. Sa première apparition en Europe date de 1565. A cette époque, on fit quelques essais de culture avec des tubercules apportés de Santa-Fé-de-Bogota ; un siècle et demi plus tard, la pomme de terre prospérait dans les îles Britanniques. Son introduction en France fut plus tardive. Le premier plat de pommes de terre, alors rareté de haut prix, fut servi sur la table du roi Louis XIII, en 1616.

Longtemps le tubercule américain resta dans notre pays simple objet de curiosité, auquel on attribuait des propriétés malfaisantes et dont l'agriculture ne voulait pas, lorsque enfin, dans les dernières années du siècle passé, l'infatigable zèle d'un homme de bien, Parmentier, dissipa les préjugés et popularisa la culture de la précieuse plante alimentaire. Parmentier communiqua ses idées à Louis XVI. La pomme de terre, disait-il, est du pain tout fait, qui ne demande ni le meunier ni le boulanger ; telle qu'on l'extrait du sol, elle devient, sous la .cendre chaude ou dans l'eau bouillante, un aliment farineux qui rivalise avec celui du froment ; les terrains maigres, impropres à d'autres cultures, lui suffisent ; avec elle ne seront plus à craindre ces terribles disettes dont la France souffrait alors précisément. Louis XVI partagea ces idées avec ardeur, mais le difficile était de les faire partager aux autres. Pour intéresser la mode à la culture .du tubercule dédaigné, Louis XVI parut un jour dans une fête publique avec un gros bouquet de fleurs de pommes de terre à la main. La curiosité s'éveilla devant ces belles corolles blanches nuancées de violet et rehaussées par le vert sombre du feuillage. On en parla à la cour et à la ville ; les fleuristes en firent des imitations pour leurs bouquets artificiels ; les jardins d'ornement les admirent dans leurs banquettes, et, pour faire la cour au roi, les seigneurs envoyèrent des tubercules à leurs fermiers avec ordre de les cultiver.

Mais l'ordre n'est pas la persuasion : les tubercules royalement patronnés furent jetés au fumier, ou végétèrent oubliés dans un coin. Il fallait convaincre, non le grand seigneur, mais le paysan lui-même, plus directement intéressé en cette affaire ; il fallait vaincre ses répugnances, qui lui faisaient rejeter la pomme de terre, même pour la nourriture du bétail ; il fallait lui apprendre, par sa propre expérience, que le tubercule mal famé, loin d'être un poison, est une nourriture excellente. C'est ce que Parmentier comprit, et, sans tarder, il se mit à l'oeuvre.

Aux environs de Paris, il acheta ou prit à ferme de grandes étendues de terrain qu'il fit planter en pommes de terre. La première année, la récolte fut vendue à très-bas prix ; quelques paysans en achetèrent. La seconde année, les pommes de terre furent données pour rien ; personne n'en voulut.

L'attrait du fruit défendu fit enfin ce que n'avaient pu obtenir les écrits, les conseils, les exemples, les offres du philanthrope. Un vaste terrain est planté de pommes de terre, et quand le moment de la maturité est venu, Parmentier fait publier, à son de trompe, dans les villages voisins, défense de toucher à la récolte, avec menace de toutes les sévérités de la loi. Pendant le jour, des gardes exercent autour du champ une sévère surveillance ; de nuit, comme il est convenu avec Parmentier, ils restent chez eux. — Qu'est-ce donc que cette plante que l'on surveille avec des soins si jaloux ? se demandent les paysans alléchés par la défense ; ce doit être bien précieux. Essayons d'en avoir à la nuit noire. — Et la maraude nocturne commence, bientôt véritable pillage. Le tubercule tant méprisé s'emportait furtivement à pleins sacs. En peu de jours, le champ n'avait plus une seule pomme de terre. Le volé, l'excellent Parmentier, pleurait de joie : il venait de doter son pays d'une ressource alimentaire inestimable.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874