Le café fut servi tout chaud dans de belles tasses en porcelaine, si fines, si minces, qu'on eût presque vu le jour à travers. Les trois amies le prirent par petites cuillerées, avec des marques de satisfaction qui ne pouvaient échapper à Aurore. C'était si doux, si parfumé ! Marie surtout n'en laissa pas une goutte dans la tasse. Pour compléter le petit régal, Aurore raconta l'histoire du café.
— La plante qui produit le café, dit-elle, se nomme caféier. C'est un arbuste qui, par sa tête arrondie et son branchage touffu, rappelle un petit pommier. Ses feuilles sont ovales et luisantes ; ses fleurs, semblables à celles du jasmin, exhalent une douce odeur et sont groupées par petits bouquets au point d'attache de chaque feuille. A ces fleurs succèdent des fruits, d'abord rouges et puis noirs, ayant l'aspect de nos cerises, mais portés sur des queues très-courtes et serrés l'un contre l'autre. La chair en est fade et douceâtre; elle recouvre deux semences dures, rondes sur une face, aplaties sur l'autre et accolées entre elles par le côté plat. Ces semences sont les grains de café, dont nous faisons usage après les avoir grillés dans un moulin de tôle tournant sur le feu. Leur couleur est entre le blanc et le vert ; elle devient marron par l'effet du grillage.
Le caféier ne peut prospérer que dans les pays très-chauds ; il est originaire de l'Abyssinie, où il vient en abondance, surtout dans la province de Kaffa, qui paraît lui avoir donné son nom. Dans le quinzième siècle, le caféier fut introduit de l'Abyssinie en Arabie. C'est là que l'arbuste a trouvé le climat le plus favorable au développement de ses propriétés. Le café le plus en renom nous vient, en effet, des provinces méridionales de l'Arabie, de l'Yémen, et en première ligne des environs de Moka.
— Alors, fit Marie, quand on désigne un café de qualité supérieure par le nom de moka, on lui donne le nom de la ville qui fournit le meilleur ?
— Précisément, répondit Aurore. Cherchez sur la carte, et vous trouverez Moka tout au fond de l'Arabie, à l'entrée de la mer Rouge. C'est en ce coin de terre, sous un soleil ardent, que mûrit le plus estimé des cafés.
Les Hollandais furent les premiers des Européens à s'occuper du caféier ; ils l'introduisirent dans leurs colonies de l'Inde, notamment à Batavia, d'où quelques pieds furent expédiés à Amsterdam pour être cultivés dans des serres, car le climat de la Hollande serait loin de permettre au frileux arbuste de venir en plein air. L'un de ces pieds fut donné au Jardin des Plantes de Paris, où l'on eut soin de le multiplier sous vitrage ; et l'un des plants ainsi obtenus fut confié à Déclieux, qui partit pour la Martinique avec son petit arbuste enraciné clans un pot et une poignée de semences. Jamais peut-être la fortune d'un pays n'avait dépendu de causes plus modestes : ce frêle caféier, qu'un coup de soleil pouvait dessécher en route, devait être pour les Antilles l'origine d'incalculables richesses. Pendant la traversée, rendue longue et pénible par des vents contraires, l'eau douce vint à manquer, et l'équipage fut parcimonieusement rationné. Déclieux, comme tous les autres, n'eut par jour que son verre d'eau, juste de quoi ne pas périr de soif. L'arbuste cependant exigeait de fréquents arrosages, sous le ciel embrasé de l'équateur. Comment l'arroser lorsque la soif vous dévore et que les gouttes d'eau vous sont comptées? Déclieux n'hésita pas à l'arroser avec sa ration d'eau, un jour lui cédant le plein verre, un autre jour partageant avec lui ; il préféra s'imposer la plus pénible des privations et arriver à la Martinique avec le caféier en bon état. Il eut cette satisfaction. Aujourd'hui la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue et la plupart des autres Antilles sont couvertes d'admirables plantations dont le point de départ est l'arbrisseau de Déclieux.
Rien dans nos pays n'est comparable à la riche élégance d'un champ de caféiers, chargés à la fois, presque sans interruption pendant l'année entière, de feuilles d'un vert lustré, de fleurs blanches et de fruits rouges, car, dans ces régions favorisées du soleil, la végétation n'a presque pas de repos. Sur la cime parfumée des arbustes voltigent des papillons, dont les ailes, larges comme les deux mains, étonnent le regard par la magnificence de leur coloris ; dans l'enfourchure des derniers rameaux, au sein de la feuillée, l'oiseau-mouche, un bijou vivant, construit son nid de coton, grand comme la moitié d'un abricot ; sur l'écorce des vieux troncs reluisent de gros scarabées rivalisant d'éclat avec les métaux précieux. Au milieu d'une atmosphère embaumée, des nègres, un panier au bras, parcourent les plantations d'un caféier à l'autre ; ils détachent un à un les fruits mûrs avec précaution, pour ne pas ébranler ceux qui sont encore verts. A peine cette récolte est-elle faite que d'autres fruits rougissent, et puis d'autres encore, tandis que de nouveaux boutons se forment et que de nouvelles fleurs s'épanouissent.
Les cerises, — on appelle ainsi les fruits du caféier, — sont passées dans une sorte de moulin qui écrase et enlève la chair sans toucher aux semences. Celles-ci sont alors exposées au soleil. Tous les soirs, pour les garantir de la rosée, on les amoncelle en un tas que l'on recouvre de grandes feuilles ; le lendemain, on les étale de nouveau. Lorsque la dessiccation est complète, on les vanne, on rejette les grains gâtés, et la récolte est prête pour l'expédition.
D'après les traditions ayant cours en Orient, l'usage du café remonterait à un pieux derviche qui, désireux de prolonger ses méditations pendant la nuit, invoqua Mahomet, le priant de l'affranchir du sommeil. Le prophète lui apparut en songe et l'avertit d'aller trouver un certain berger. Celui-ci raconta que ses chèvres restaient éveillées toute la nuit, sautant et cabriolant comme des folles, après avoir brouté les fruits d'un arbrisseau qu'il lui montra. C'était un caféier, couvert de ses cerises rouges.
Le derviche s'empressa d'éprouver sur lui-même la singulière vertu de ces fruits. Le soir même, il en prit une forte infusion, et de toute la nuit, en effet, le sommeil ne vint interrompre ses pieux exercices. Heureux de se procurer à volonté l'insomnie, il fit part de sa découverte à d'autres derviches, qui s'adonnèrent à leur tour au breuvage chassant le sommeil. L'exemple de ces saints personnages fut suivi par les docteurs de la loi. Mais bientôt on reconnut à l'infusion qui tenait éveillé des qualités fortifiantes ; on prit du café sans intention de combattre le sommeil, et la fève découverte par les chèvres devint d'un usage général dans tous les pays orientaux.
N'allez pas donner à cette tradition populaire une croyance aveugle : on ignore réellement par qui et dans quelles circonstances les propriétés du café ont été d'abord reconnues. Un point seul est incontestable, et l'histoire du derviche le fait très-bien ressortir : c'est la vertu que possède le café de maintenir l'esprit en activité et de chasser le sommeil.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874