Revenez, disait un jour Aurore s'adressant à ses trois nièces, Augustine, Claire et Marie, revenez en mon esprit, souvenirs de ce bel âge où la curiosité s'éveille, où l'imagination travaille, pleine de riantes illusions. Revenez, ô mes souvenirs de ce temps où le soir, assises en rond sur les foins coupés, au chant monotone des grillons, nous nous racontions des histoires.
Un soir c'était le Petit-Poucet. Les oiseaux avaient mangé les miettes de pain répandues à terre pour reconnaître le chemin. Les sept petits garçons étaient égarés dans le bois. Petit-Poucet, du haut d'un arbre, voyait au loin une lueur. On y courait. Pan, pan ! ... C'était la demeure d'un ogre. Il eût fallu voir comme nous nous faisions petites, tout entières aux voluptés des terreurs imaginaires.
Un autre soir, c'était le Chat-Botté. La bête rusée, un grain de blé dans la patte et le sac ouvert, attendait les perdreaux dans un sillon. Quelles chasses exagérées nous mettions sur son compte ! Perdreaux étourdis, cailles innocentes et lapereaux benêts accouraient en foule dans le sac. A notre dire, tout le gibier du canton y passait. L'enthousiasme sert d'excuse à cette grave altération de l'histoire. Le passage venait où le Chat, précédant le faux marquis de Carabas, défiait l'Ogre de prendre la forme de toutes sortes d'animaux, comme il s'en prétendait le pouvoir. L'Ogre stupide — quel ogre ne l'est pas ! — s'empressait de se métamorphoser en lion d'abord, puis en souris. L'intérêt redoublait. Crac !... la griffe était lancée, la souris prise et l'Ogre avalé. Le château appartenait désormais au fils du meunier, devenu pour tout de bon le marquis de Carabas. Suivaient les noces et le gala.
Puis venait l'horripilante tragédie de la Barbe-Bleue. Ce soir-là, par exemple, l'émotion était au comble. Involontairement nous cherchions les mains de nos voisines pour nous rassurer à leur amical contact. Comment triompher en effet de la frayeur ? Vous rappelez-vous ce cabinet englué de sang, cet affreux charnier où pendent au croc les sept femmes de la Barbe-Bleue ? Et cette maudite clef, dont rien ne peut faire disparaître la tache ! — La Barbe-Bleue arrive ; la scène se passe dans la tour.
— « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? » dit la pauvre femme d'une voix éteinte par les affres de la mort. — « Voudrais-tu bien descendre ! » gronde du bas de l'escalier la grosse voix de la Barbe-Bleue. On entend le coutelas qui s'aiguise sur une dalle de grès ...
Cendrillon venait rasséréner nos esprits. — Les soeurs sont parties pour le bal, bien fières, bien pimpantes. Cendrillon, le coeur gros, surveille la marmite. Entrée en scène de la marraine. « Va, dit-elle, au jardin quérir une citrouille. » Et voilà que la citrouille évidée se change, sous la baguette de la marraine, en un carrosse doré. — « Cendrillon, fait-elle encore, lève la trappe de la sourcière. » — Six souris s'en échappent, aussitôt touchées de la magique baguette, aussitôt métamorphosées en six chevaux d'un beau gris pommelé. Un rat à maîtresse barbe devient un gros cocher doué d'une triomphante moustache. Six lézards qui dormaient derrière l'arrosoir deviennent des laquais, tout de vert chamarrés, qui montent aussitôt derrière le carrosse. Enfin les méchantes nippes de la pauvre fille sont changées en habits de drap d'or et d'argent, semés de pierreries. Cendrillon part pour le bal, chaussée de pantoufles de verre. Mieux que moi vous savez apparemment le reste.
Puissantes marraines pour qui c'était un jeu de changer des souris en chevaux, des lézards en laquais ; gracieuses fées qui sous vos pas faisiez éclore des merveilles, qu'êtes-vous devenues ? Etes-vous remontées aux sereines sommités du ciel, avez-vous fui pour toujours notre terre ? — Non, non. Dieu soit béni ! vous habitez encore parmi nous. Vous nourrissez l'imagination enfantine de merveilles illusoires, vous nourrissez l'esprit mûr de merveilles réelles. La Fantaisie, fée de Cendrillon, sait toujours, en ses rêves, se créer un carrosse avec une citrouille ; la Réalité, grande fée du bon Dieu, avec bien moins qu'une citrouille, fait mieux qu'attelage et carrosse, cocher et laquais. Mille vies humaines ne suffiraient pas à raconter ses merveilles. Que du moins j'essaie de vous en dire quelques mots.
Parlons des papillons. Qu'ils sont beaux ! oh! mon Dieu, qu'ils sont beaux ! Il y en a dont les ailes sont barrées de rouge sur un fond grenat ; il y en a d'un bleu vif avec des ronds noirs ; d'autres sont d'un jaune de soufre avec des taches orangées ; d'autres sont blancs et frangés de brun. Ils ont sur le front deux fines cornes ou antennes, tantôt effilées en aigrettes, tantôt découpées en panaches. Ils ont sous la tête une trompe, un suçoir aussi mince qu'un cheveu et roulé en spirale. Quand ils s'approchent d'une fleur, ils déroulent la trompe et la plongent au fond de la corolle pour y boire une goutte de liqueur mielleuse. Qu'ils sont beaux ! oh ! mon Dieu, qu'ils sont beaux ! Si l'on vient seulement à les toucher, ils laissent entre les doigts comme une poussière de métaux précieux.
Eh bien, tout papillon, avant d'être la ravissante créature qui vole de fleur en fleur avec de magnifiques ailes, est une misérable chenille qui rampe péniblement. Presque tous les insectes débutent comme les papillons. En sortant de l'oeuf, ils ont une forme provisoire, qu'ils doivent remplacer plus tard par une autre. Ils naissent en quelque sorte deux fois : d'abord imparfaits, lourds, voraces, laids ; puis parfaits, agiles, et souvent d'une richesse, d'une élégance admirables. Sous sa première forme, l'insecte est un ver, que l'on désigne par le nom général de larve. La chenille ou ver des papillons est une larve.
Vous connaissez la Jardinière, ce bel insecte d'un vert doré que vous voyez si souvent vagabonder dans le jardin. Son véritable nom est Carabe doré. Je vous apprendrai qu'avant d'avoir sa riche cuirasse, plus brillante que le bronze poli, la Jardinière était, ainsi que vous le montre la figure, une fort laide bestiole, toute noire et vivant dans la terre. — Vous connaissez la jolie bête du bon Dieu, ou, comme on dit, la Coccinelle, de forme ronde, d'un rouge vif avec sept points noirs. Elle a été d'abord un ver couleur d'ardoise, hérissé de piquants. Le Hanneton le bonasse Hanneton, qui, la patte retenue par un fil, gonfle gauchement ses ailes et part au chant de vole ! vole ! est d'abord un ver blanc, une larve dodue, grasse à lard, qui vit sous terre et s'attaque aux racines des plantes. Le grand Cerf-volant, dont la tête est armée de pinces menaçantes, semblables de forme aux cornes du cerf, est au début un gros ver qui vit dans les vieux troncs d'arbres. Il en est de même du Capricorne, si curieux par ses longues antennes. Et le ver qui vit dans les cerises trop mûres, que devient-il, lui si répugnant ? Il devient une belle mouche dont les ailes sont parées de quatre bandes de velours noir. Ainsi des autres.
Le merveilleux changement qui transfigure le ver, la larve, en insecte parfait, se nomme métamorphose. Par la métamorphose, les chenilles, parfois d'une repoussante laideur, deviennent ces magnifiques papillons dont les ailes parées des couleurs les plus riches nous ravissent d'admiration ; par la métamorphose, des vers affreux, qu'on n'oserait toucher du bout du doigt, deviennent des scarabées, dont beaucoup rivalisent d'éclat avec les pierres fines et sont de véritables bijoux vivants. De cette abjecte vermine la métamorphose fait les papillons et les scarabées, ces délicieuses créatures en comparaison desquelles pâlissent les gemmes et les fleurs.
Que sont, mes chères enfants, les puissantes fées de vos contes ; changeant une citrouille en carrosse, à côté de la Réalité, qui, d'un ver impur, objet de dégoût, sait faire une ravissante créature ! Elle touche de sa divine baguette une misérable chenille velue, un ver hideux qui bave dans le bois pourri, et le miracle est fait : la dégoûtante larve est devenue un scarabée tout reluisant d'or, un papillon dont les ailes d'azur auraient fait pâlir la toilette princière de Cendrillon.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874