AURORE. — En admettant, comme l'ensemble des observations nous autorise à le faire, que la température souterraine augmente avec la profondeur à raison d'un degré pour une trentaine de mètres, on calcule qu'à trois kilomètres, ou trois quarts de lieue au-dessous du sol, doit se trouver la température de l'eau bouillante, c'est-à-dire 100 degrés. A cinq lieues de profondeur, la chaleur est celle du fer rouge à douze lieues, elle est suffisante pour faire fondre tous les corps que nous connaissons. Par delà, la température augmente encore apparemment. On doit, d'après cela, se figurer la terre comme formée d'un globe de matières liquéfiées par le feu, et d'une faible enveloppe, d'une mince écorce solide, nageant sur cet océan souterrain de minéraux en fusion.
MARIE. — De ces matières fondues de l'intérieur de la terre, viennent sans doute les laves des volcans ?
AURORE. — D'où pourraient-elles provenir, si ce n'est de quelque brasier souterrain ?
CLAIRE. — Nous sommes, dites-vous, séparées de ce brasier par une couche solide d'une douzaine de lieues d'épaisseur, et que vous appelez faible enveloppe, mince écorce. Douze lieues cependant me paraissent former une belle épaisseur.
AURORE. — Douze lieues sont bien peu de chose relativement aux dimensions de la terre. La distance de la surface du sol au centre du globe est de 1 600 lieues. Sur cette longueur, 12 lieues environ appartiennent à l'épaisseur de la couche solide, tout le reste appartient aux matières en fusion. Sur une boule haute de deux mètres, l'écorce solide de la terre serait représentée par une épaisseur de la moitié d'un travers de doigt. Faisons une comparaison plus simple, représentons la terre par un œuf. Eh bien, la coque de l'œuf est l'écorce solide du globe ; son contenu liquide est la masse centrale en fusion.
AUGUSTINE. — Nous sommes séparés de l'immense brasier souterrain par cette mince coque ? Ce n'est pas rassurant du tout.
AURORE. — J'en conviens : ce n'est pas sans une certaine émotion que l'on entend pour la première fois ces détails sur la constitution de la terre ; on ne songe pas sans effroi aux abîmes embrasés qui roulent leurs vagues de minéraux fondus à quelques lieues sous nos pieds. Comment une enveloppe, relativement si faible, résiste-t-elle aux fluctuations de la masse liquide centrale ? Cette écorce fragile, cette coque du globe ne doit-elle pas se fendre parfois, se disloquer, s'écrouler, ou du moins remuer ? Pour peu qu'elle remue, les continents tremblent et se gercent d'abîmes.
CLAIRE. — Ah ! voilà enfin la cause des tremblements de terre. Le contenu liquide bouge et la coque remue.
MARIE. — La cause aussi des éruptions volcaniques. La coque s'ouvre et le contenu s'épanche au dehors en ruisseaux de feu.
AUGUSTINE. — Et si cette coque remue trop, des villes entières sont renversées.
AURORE. — Vous vous demandez peut-être, mes filles, comment ces redoutables ébranlements du sol peuvent entrer dans les desseins de la Providence, qui veille sur tous les événements de ce monde ; et quel rôle la chaleur du globe, qui les occasionne peut remplir dans l'harmonie générale. Le feu de la colère divine aurait-il donc allumé le brasier souterrain qui, dans ses moments de trouble, fait bondir les chaînes de montagnes et disloque les continents ? — Non, car la chaleur souterraine est au nombre de ces grandes puissances naturelles nécessaires, indispensables à l'existence des choses, bien qu'elles nous éprouvent parfois rudement. Qui mettrait en doute l'absolue nécessité de l'atmosphère et de la mer : de l'atmosphère, dont les ouragans renversent nos habitations ; de la mer, dont les tempêtes engloutissent les vaisseaux ? Toutes les forces naturelles concourent au bien-être de l'ensemble ; elles sont, avant tout, une cause de vie, une source de prospérité ; mais toutes aussi, suivant les impénétrables secrets de la sagesse éternelle, peuvent devenir momentanément une source de désastres, une cause de destruction. Le nuage qui verse la pluie aux récoltes, leur verse aussi la grêle ; la foudre, au service de la vie en purifiant l'atmosphère, est au service de la mort en nous frappant ; le fleuve, qui féconde la plaine, l'inonde parfois et la ravage.
Mais la Providence sait tirer le bien du mal même ; elle sait, mieux que nous, les nécessités de l'ordre général et de notre propre intérêt. Ses intentions secrètes sont toujours adorables, même au milieu des désastres d'une contrée livrée à la brutalité des forces souterraines qui n'agissent qu'avec sa permission. Que notre confiance soit donc entière en Dieu, par qui la terre, au commencement des choses, fut établie sur ses brûlantes bases et enveloppée de l'azur de l'air : lui seul dispose des tempêtes souterraines comme des orages du ciel.
La chaleur de la terre a, comme toutes choses en ce monde, sa mission à remplir. C'est aux secousses que, de tout temps, elle a imprimées à l'écorce terrestre, que sont dues la formation et la conservation des continents. Le mécanisme de l'univers est, croyez-le bien, savamment arrangé. Une intelligence souveraine en a médité le plan, une sagesse infinie en a disposé les détails. Là où parfois nous ne croyons voir que désordre, règne cependant un ordre admirable. Rappelez-vous que les plus hautes montagnes de la terre seraient représentées, sur un globe de deux mètres de diamètre, par de petits grains de sable qui se perdraient entre nos doigts. Comment ces grains de sable, et surtout les terrains plats, peuvent-ils résister à l'action incessante de l'atmosphère, qui les ronge, des eaux courantes, qui les dissolvent, et des océans qui les battent en brèche ? Si quelque chose doit nous étonner, c'est que la terre ferme puisse résister à ces causes de destruction, et que la mer, trois fois plus étendue, ne parvienne pas à la balayer. Si les continents ne s'effacent point, ils le doivent aux commotions souterraines, qui soulèvent le sol et compensent ce que les eaux corrodent et nivellent.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874