AURORE. — Allumons une pelletée de charbon dans un fourneau. Le charbon prend feu, devient rouge et se consume en donnant de la chaleur. Bientôt il ne reste plus qu'une pincée de cendre, d'un poids insignifiant par rapport au poids primitif. Qu'est devenu le charbon ?
CLAIRE. — Il s'est consumé.
AURORE. — D'accord. Mais se consumer, serait-ce se réduire à néant ? Le charbon, une fois brûlé, n'est-il plus rien, absolument plus rien ?
CLAIRE. — Il est devenu cendres.
AURORE. — Non, car les cendres ne font qu'une petite partie du tout. Pour une grande pelletée de charbon, à peine obtenons-nous une poignée de cendres.
CLAIRE. — C'est vrai. Alors le charbon est réduit à rien, il est anéanti.
AURORE. — Si tel est votre avis, je vous apprendrai qu'en ce monde rien ne s'anéantit. Essayez d'anéantir un grain de sable. Vous pouvez l'écraser, le mettre en poudre, mais le réduire à rien, jamais. Et les hommes les plus habiles, avec des moyens plus variés et plus puissants que les nôtres, ne l'anéantiraient pas davantage. En dépit de toutes les violences, le grain de sable existera toujours, sous une forme ou sous une autre. Néant et hasard, ces deux grands mots que nous employons à tout propos, en réalité ne signifient rien. Tout obéit à des lois, tout persiste indestructible.
MARIE. — Le charbon consumé n'est donc pas anéanti ?
AURORE. — En aucune manière. Il n'est plus dans le fourneau, en morceaux noirs et visibles mais il est dans l'air en substance invisible. Pour vous aider à comprendre, je vous rappellerai d'abord le sucre. Il est blanc, il est dur, il craque sous la dent. Nous en mettons un morceau dans l'eau. Le sucre se fond, se dissémine dans le liquide et cesse aussitôt d'être blanc, d'être dur, de craquer sous la dent ; il cesse même d'être visible aux regards les plus perçants. Ce sucre invisible n'en existe pas moins. La preuve, c'est qu'il communique à l'eau une propriété nouvelle : le goût sucré. D'ailleurs, après le départ de l'eau, évaporée au soleil dans une assiette, le sucre reste et reparaît tel qu'il était au début. Cet exemple vous prouve qu'une substance, sans cesser d'être la même substance, peut devenir, de colorée incolore, de saisissable insaisissable, de visible invisible. Eh bien, ainsi fait le charbon : en brûlant il se dissout dans l'air et devient invisible. Ce qui n'est pas vraiment charbon reste dans le foyer, ne pouvant se dissoudre, et constitue les cendres ; tout ce qui est charbon disparaît, dissous dans l'air, et semble anéanti parce que nous cessons de le voir. Cette dissolution se fait avec production de chaleur et se nomme combustion.
CLAIRE. — Quand nous brûlons du charbon, nous le laissons dissoudre dans l'air, à peu près comme le sucre se fond dans l'eau. Une fois dissous, l'un et l'autre ne sont plus visibles.
AURORE. — C'est bien cela. Pour activer le feu, que fait-on ? Avec un soufflet, nous dirigeons de l'air sur le combustible. A chaque bouffée, le feu se ravive et prend plus de développement. Les charbons, d'un rouge sombre d'abord, deviennent d'un rouge vif, puis d'un blanc ardent. L'air apporte une nouvelle vie au sein du foyer. — Pour empêcher le combustible de se consumer trop vite, que fait-on, au contraire ? Nous le couvrons de cendre, nous le préservons ainsi du contact de l'air. Sous la couche de cendre, les charbons se conservent rouges, mais ne se consument pas. Le feu ne s'entretient dans un foyer que par l'arrivée continuelle de l'air, qui dissout le charbon. Plus la dissolution est rapide, abondante, plus la chaleur produite est élevée.
En dissolvant du sucre ou du sel, l'eau acquiert un goût qu'elle n'avait pas d'abord, le goût sucré ou salé ; pareillement en dissolvant du charbon, l'air acquiert des propriétés qu'il ne possédait pas avant. Il prend alors le nom de gaz carbonique. On nomme gaz toute substance subtile comme l'air, et comme lui ordinairement invisible. L'air est un gaz, il est encore un gaz après avoir dissous du charbon. Quant à l'expression de carbonique, elle vient du nom de carbone que la science donne au charbon. Eh bien, ce gaz, cet air imprégné de charbon, c'est une substance invisible, dépourvue d'odeur et dont rien ne peut faire soupçonner la présence, à notre grand danger, car c'est un air mortel pour nous. Vient-on à respirer ce gaz redoutable, aussitôt l'esprit se trouble, l'engourdissement vous gagne, les forces faiblissent, et la mort arrive promptement, si l'on n'est secouru. Vous avez toutes entendu parler de malheureux qui se sont donné la mort en allumant un réchaud de charbon dans une chambre close, ou, comme on dit, se sont asphyxiés. L'air imprégné de charbon dissous est cause de ces lamentables accidents. Respiré même en petite quantité, il provoque d'abord une violente migraine et un malaise général, puis la perte de sentiment, le vertige, des nausées et une faiblesse extrême. Pour peu que cet état se prolonge, la vie est en péril.
Vous voyez à quel danger le charbon nous expose, lorsque les produits de sa combustion ne s'écoulent pas en dehors par une cheminée, mais se répandent dans la pièce où l'on se trouve, surtout lorsque celle-ci est petite et bien close. Dans une pareille pièce on ne saurait trop se méfier d'un réchaud de braise : qu'elle soit bien ardente ou à demi éteinte, couverte de cendre ou à découvert, cette braise exhale un gaz mortel, d'autant plus à craindre qu'on ne le voit pas, qu'on ne le sent pas, qu'on ne le soupçonne pas même. La mort peut survenir avant que l'on se soit aperçu du péril. Il est très-imprudent encore de fermer la clef d'un poêle d'une chambre à coucher pour y conserver, la nuit, une douce chaleur. Le tuyau fermé par la clef ne donnant plus issue aux produits de la combustion, ceux-ci se déversent dans la chambre. Si l'appartement est petit et sans ouvertures pour le renouvellement de l'air, il suffit d'une simple chaufferette pour donner la migraine, et même amener de graves accidents. Lorsque nous repassons du linge, soyons attentives à nos réchauds, tenons-les sous la cheminée ou dans un endroit bien aéré, afin que les redoutables exhalaisons du charbon se dissipent au dehors. Les repasseuses se plaignent fréquemment d'un malaise dont elles attribuent là cause à l'odeur du fer chauffé. Ce malaise a pour origine, non l'odeur du fer, mais bien le gaz délétère produit par la combustion du charbon. On l'évite en tenant les réchauds sous une cheminée ou dans un courant d'air qui chasse le gaz malfaisant.
La dissolution qui se fait dans nos foyers d'une manière violente, avec production d'une forte chaleur, n'est pas la seule manière dont le charbon se consume. Un morceau de bois abandonné aux intempéries brunit à la longue, perd peu à peu sa consistance et tombe enfin en poudre. Or, cette destruction du bois est de tous points comparable à ce qui se passe dans un fourneau. C'est encore une combustion, mais si lente, que la chaleur dégagée n'est pas sensible ou l'est à peine. Le bois qui pourrit dissout peu à peu son charbon dans l'air, qui l'entraîne à l'état invisible ; et à la suite de ces pertes incessantes, un tronc d'arbre finit par se réduire à quelques poignées de terre, comme le charbon du fourneau se réduit à un peu de cendre. Même résultat pour toute matière végétale et toute matière animale en décomposition. Toute chose qui pourrit se consume, c'est-à-dire dissout lentement son charbon dans l'air.
Il est facile de s'expliquer pourquoi la chaleur résultant de la combustion par pourriture, en général, n'est pas sensible. Supposons qu'une bûche mette un an pour se consumer par l'effet de la pourriture, et qu'une bûche pareille mette une heure pour brûler dans un foyer.Dans les deux cas, il y aura de la chaleur produite. Seulement, pour te bois qui pourrit, cette chaleur se dégagera très lentement et très-peu à la fois, puisqu'elle doit mettre un an à se produire en entier ; elle sera donc insensible. Pour le bois qui brûle dans un foyer, le dégagement de chaleur sera vif, rapide, puisqu'il ne doit durer qu'une heure ; par conséquent, cette chaleur sera très-sensible. Néanmoins, si l'amas en pourriture est considérable, la chaleur dégagée peut être reconnue. Dans un tas de fumier, la température s'élève beaucoup ; dans une meule de foin humide, elle peut aller jusqu'à l'incendie.
Il convient donc, bien qu'au fond le fait soit le même, de distinguer la combustion rapide et la combustion lente, enfin d'admettre divers degrés dans la manière de brûler. Un vieux tronc d'arbre qui pourrit, une meule de foin humide qui s'échauffe, un fagot qui flambe dans l'âtre, offrent autant de degrés divers dans la rapidité de la combustion.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874