AURORE. — En tête des besoins les plus impérieux auxquels nous sommes assujettis, se trouvent ceux du manger, du boire et du dormir. Tant que la faim n'est que son diminutif, l'appétit, ce savoureux assaisonnement des mets les plus grossiers ; tant que la soif n'est que cette aridité naissante de la bouche qui donne un si grand charme à un verre d'eau fraîche ; tant que le sommeil n'est que cette douce lassitude qui nous fait désirer le repos du soir, ces besoins primordiaux réclament leur satisfaction plutôt par l'attrait du plaisir que par le rude aiguillon de la douleur. Mais si leur satisfaction se fait par trop attendre, ils s'imposent en maîtres inexorables et commandent par la torture.

Qui peut songer sans effroi aux angoisses de la soif et de la faim ? Ah ! Vous ne savez pas ce que c'est, mes filles, et Dieu vous préserve de jamais le savoir ! La faim ! si vous pouviez soupçonner ses tortures, votre cœur se serrerait à la pensée des malheureux qui les connaissent. Ah ! venez en aide, mes chères enfants, à ceux qui ont faim ; venez-leur en aide, et donnez, donnez toujours. Vous ne ferez jamais plus belle œuvre en ce monde.

Claire avait mis la main devant les yeux pour cacher une larme d'émotion. Elle avait surpris comme un éclair sur le front d'Aurore, parlant du plus profond du cœur. Après un moment de silence, la tante reprit :

— Il est cependant un besoin devant lequel la faim et la soif se taisent, si violentes qu'elles soient ; un besoin toujours renaissant et jamais assouvi, qui, sans repos, se fait sentir pendant la veille et pendant le sommeil, de nuit, de jour, à toute heure, à tout instant : c'est le besoin d'air. L'air est tellement nécessaire à l'entretien de la vie, qu'il ne nous a pas été donné d'en réglementer l'usage, comme nous le faisons pour le manger et le boire, afin de nous mettre à l'abri des conséquences fatales qu'amènerait le moindre oubli. C'est pour ainsi dire à notre insu, indépendamment de notre volonté, que l'air pénètre dans notre corps pour y remplir son rôle merveilleux. Avant tout, nous vivons d'air ; la nourriture ordinaire ne vient qu'en seconde ligne. Le besoin des aliments n'est éprouvé que par intervalles assez longs ; le besoin d'air se fait éprouver sans discontinuer, toujours impérieux, toujours inexorable.

AUGUSTINE. — Cependant, tante Aurore, je n'ai jamais songé à me nourrir d'air. Pour la première fois j'entends dire que l'air est d'une si grande nécessité pour nous.

AURORE. — Vous n'y avez pas songé parce que cela se fait sans vous ; mais essayez un moment de suspendre l'arrivée de l'air dans le corps : fermez-lui ses voies, le nez et la bouche, et vous verrez.

Augustine fit ce que disait Aurore : elle ferma la bouche et se pinça le nez avec les doigts. Au bout d'un instant, le visage rouge et bouffi, la petite fille était forcée de mettre fin à son expérience.

AUGUSTINE. — Il est impossible d'y tenir on étouffe ; on sent qu'on périrait certainement si cet état se prolongeait un peu.

AURORE. — Vous voilà, je l'espère, convaincue de la nécessité de l'air pour vivre. Tous les animaux, depuis le dernier ciron, à grand'peine visible, jusqu'aux plus monstrueux colosses de la création, sont dans le même cas que nous : avant tout, ils vivent d'air. Ceux qui se tiennent dans l'eau, les poissons et les autres, ne font pas même exception : ils ne peuvent vivre que dans de l'eau où de l'air s'infiltre et se dissout.

La physique fait à ce sujet une expérience frappante. On met un animal, un oiseau par exemple, sous une cloche de verre d'où l'on retire l'air peu à peu à l'aide d'une pompe spéciale nommée machine pneumatique. A mesure que l'air disparaît, aspiré par la pompe, l'oiseau chancelle, se débat dans une anxiété horrible à voir, et tombe mourant. Pour peu qu'on tarde de laisser rentrer l'air dans la cloche, le pauvret est mort, bien mort ; rien ne pourra le rappeler à la vie. Mais si l'air rentre à temps, son action le ranime. Enfin une bougie allumée que l'on met sous la cloche s'éteint aussitôt si l'on retire l'air. Il faut de l'air à l'animal pour vivre, il faut de l'air à la bougie pour brûler.

Ce que j'ai maintenant à vous dire vous expliquera Ia cause de cette absolue nécessité de l'air pour l'entretien de la vie. L'homme et les animaux ont une température qui leur est propre, une chaleur qui résulte, non des circonstances extérieures, mais du seul exercice de la vie. Les vêtements la conservent, l'empêchent de se dissiper, mais ne la donnent pas. De plus, cette chaleur naturelle est la même sous un soleil brûlant et au milieu des frimas de l'hiver, sous le climat le plus chaud de la terre et sous le climat le plus froid. Enfin elle ne peut s'amoindrir sans nous mettre en péril de mort. Comment se fait-il que cette chaleur du corps se maintienne toujours et partout la même ; et puis, d'où peut-elle venir si ce n'est d'une combustion ?

Il y a, en effet, en nous une combustion permanente : la respiration l'alimente d'air, le manger l'alimente de combustible. Vivre, c'est se consumer, dans l'acception la plus rigoureuse du mot ; respirer, c'est brûler. On a dit de tout temps en manière figurée le flambeau de la vie. Il se trouve que l'expression figurée est l'expression exacte de la réalité. L'air consume le flambeau, il consume l'animal ; il fait répandre au flambeau chaleur et lumière, il fait produire à l'animal chaleur et mouvement ; sans air le flambeau s'éteint, sans air l'animal meurt. L'animal est sous ce rapport comparable à une machine d'une haute perfection, mise en mouvement par un foyer de chaleur. Il se nourrit et respire pour produire chaleur et mouvement il mange son combustible sous forme d'aliments, et le brûle dans son corps avec l'air amené par la respiration.

Voilà pourquoi le besoin de nourriture est plus vif en hiver. Le corps se refroidit davantage au contact de l'air froid extérieur ; aussi faut-il brûler plus de combustible pour maintenir au même point la chaleur naturelle. Une température froide excite le besoin de manger, une température élevée le rend languissant. Pour l'estomac famélique des peuples du Nord, il faut des mets robustes, graisse, lard, eau-de-vie ; pour les peuplades du Sahara, trois ou quatre dattes suffisent par jour avec une pincée de farine pétrie dans le creux de la main. Tout ce qui diminue la déperdition de chaleur diminue aussi le besoin de nourriture. Le sommeil, le repos, les vêtements chauds, tout cela vient en aide au manger pour conserver la chaleur naturelle, et le supplée en quelque sorte. Le bon sens populaire le répète en disant Qui dort dîne.

Les matériaux que l'air brûle en nous sont fournis par la substance même de notre corps, par le sang, en lequel se transforment les aliments digérés. D'une personne qui met à son travail une ardeur extrême, on dit qu'elle se brûle le sang. Encore une expression populaire on ne peut mieux d'accord avec ce que l'on sait de plus certain sur l'exercice de la vie. Pas un mouvement ne se fait en nous, pas un membre ne remue sans amener une dépense de combustible proportionnée à la force déployée et ce combustible est fourni par le sang, entretenu lui-même par l'alimentation. Marcher, courir, s'agiter, travailler, prendre de la peine, c'est à la lettre se brûler le sang, de même qu'une locomotive brûle son charbon en traînant après elle l'immense faix d'un convoi. Tel est le motif pour lequel l'activité, le travail pénible, excitent le besoin de manger, tandis que le repos, l'inoccupation, l'affaiblissent.

Vous vous figurez peut-être que la combustion vitale se passe comme celle de nos foyers, et vous songez à l'existence de quelque brasier dans notre corps. Détrompez-vous : bien qu'il y ait réellement combustion, il n'y a pas de foyer. Vous vous rappelez le bois qui tombe en poudre et se consume lentement à l'air, la meule de foin humide qui s'échauffe parfois jusqu'à prendre feu. Eh bien, la combustion vitale est plus vive que celle du bois en décomposition, elle est plus lente que celle du bois qui flambe. Elle produit par conséquent de la chaleur, mais pas assez pour nous mettre en péril, comme le ferait un foyer ardent.

En passant à travers un foyer dont il entretient la combustion, l'air change de nature : il dissout du charbon et devient gaz carbonique, qui s'écoule au dehors par la cheminée, tandis que de l'air pur continuellement arrive et le remplace. Les choses se passent exactement de la même manière dans la combustion qui entretient la vie. La poitrine agit à la façon d'un soufflet, qui tour à tour s'emplit d'air et se vide. Ses mouvements alternatifs sont l'inspiration et l'expiration. Dans le premier mouvement, de l'air pur pénètre en nous pour y brûler les matériaux du sang et produire de la chaleur ; dans le second mouvement, l'air, après avoir agi, est rejeté au dehors, non tel qu'il est entré, mais imprégné de charbon et désormais irrespirable, pareil enfin à celui qui s'échappe d'un foyer allumé.

MARIE. — Nous rejetons alors du gaz carbonique, ce même gaz malfaisant qui s'exhale du charbon embrasé ?

AURORE. — Le feu qui brûle et le corps qui respire produisent, l'un aussi bien que l'autre, du gaz carbonique en dissolvant leur charbon dans l'air. Le souffle qui s'échappe de notre poitrine ne diffère pas du souffle qui sort d'un fourneau.

MARIE. — ? Alors l'air que l'on a déjà respiré ne peut plus servir à l'entretien de la vie ?

AURORE. — Évidemment non. Par cela même qu'il vient de servir à la respiration, l'air est devenu malfaisant, gaz carbonique, et n'est plus propre à l'entretien de la vie. Nous devons donc veiller avec soin au renouvellement de l'air dans nos habitations, dans les appartements surtout où nous passons la nuit. Ouvrons le matin les fenêtres de nos chambres à coucher, laissons l'air pur du dehors pénétrer à flots et remplacer l'atmosphère malsaine formée pendant notre sommeil ; éloignons enfin de nos demeures toute cause de corruption qui souillerait l'air, ce premier aliment de la vie.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874