Un des grands soucis de la marine, en ses longs voyages, est la conservation des vivres, matières éminemment altérables. Des galettes particulières, des biscuits minces, affreusement durs, remplacent notre pain. Ne pas confondre les biscuits de la marine avec ceux des pâtissiers : le robuste estomac des matelots ne se contenterait pas d'une friandise de serins. Les viandes sont salées ou fumées ; les légumes sont desséchés, ou comprimés et cuits dans des boîtes de fer blanc hermétiquement closes avec de la soudure. Malgré toutes ces précautions, tôt ou tard les biscuits se moisissent, le lard rancit, les viandes se corrompent, les légumes s'altèrent, et, à la suite d'une alimentation malsaine, les maladies déciment l'équipage.
Le problème des conserves alimentaires s'est présenté pour la plante comme pour la marine, avec cette différence que la plante l'a résolu tout d'abord, d'inspiration, tandis que la marine le cherche encore, sans espoir peut-être d'en venir a bout. Des bourgeons abandonnent la plante qui les a produits, ils se disséminent qui d'ici qui de là pour devenir autant de nouvelles plantes. Il leur faut des vivres pour suffire à leurs premiers besoins, alors que, dépourvus encore de racines, ils ne peuvent puiser la nourriture dans le sol ; il leur faut des vivres emmagasinés tantôt dans le rameau gonflé en tubercule, tantôt dans leurs propres écailles devenues charnues. Ces vivres doivent être inaltérables ; ils doivent pouvoir supporter l'humide et le sec, le chaud et le froid, sans rancir, sans moisir, sans attirer les vers. Ce programme, que la science humaine ne pourrait réaliser, la plante le réalise admirablement.
Pour éviter les vers, elle approvisionne ses bourgeons d'un aliment qui, n'ayant ni odeur ni saveur, ne peut les attirer, et, pour plus de sûreté, parfois elle assaisonne ces vivres de liquides acerbes et même de poison. Pour éviter le moisi, elle donne à cet aliment une résistance incomparable à l'humidité ; pour éviter le rance, elle le fait indifférent à l'action de l'air. Cet aliment se nomme fécule .
Vous connaissez l'amidon, la belle matière blanche avec laquelle se fait l'empois, qui sert à donner de la consistance au linge. L'amidon est de la fécule pure, de la fécule extraite par l'industrie des grains des céréales. Mettez-en un peu sur la langue ; il n'a aucune saveur. Laissez-le séjourner dans de l'eau froide ; il s'y conserve intact. Abandonnez-le à l'air ; aucune altération ne s'ensuivra.
En l'état où elle est, la fécule, il est vrai, n'est pas alimentaire mais elle a de curieux privilèges. Par un revirement incompréhensible, sans rien gagner et sans rien perdre, par un simple tour de main d'apprêt, elle devient... devinez quoi ? Elle devient du sucre ; non le sucre en pain que vous connaissez, mais un autre ressemblant à celui du miel. Quand vous croquez une dragée, et j'ai la persuasion que vous l'estimez à sa valeur, savez-vous ce que vous mangez ? Une pâte de fécule et de sucre de fécule. Je ne parle pas de l'amande centrale, étrangère il la question. Semblable friandise est la nourriture des bourgeons approvisionnés de fécule.
L'homme, le grand mangeur qui exploite de toute façon la plante et l'animal, ne pouvait manquer de tirer parti de la merveilleuse métamorphose. Bouillie avec de l'eau, la fécule se change en empois, matière déjà susceptible de se dissoudre. Or, si pendant l'ébullition on ajoute un peu d'un liquide infernal appelé huile de vitriol, l'empois devient sirop, devient sucre. C'est ainsi que se prépare le sucre de fécule des dragées. Il va sans dire que, une fois formé, on le débarrasse de l'huile de vitriol qui a servi à le faire.
Cette méthode n'est pas la seule qui transforme la fécule. Une pomme de terre crue est immangeable, car pour garantir ses provisions des ravages des vers, le tubercule les assaisonne d'un liquide à saveur rebutante, comme nous saupoudrons de chaux les raisins trop près de la route, pour empêcher les passants d'y toucher. Mais cuite, elle est excellente. Que s'est-il donc passé ? La chaleur a détruit le peu de liquide rebutant de plus, elle a converti en sucre une partie de la fécule. Maintenant le tubercule est, comme la dragée, un mélange de farine et de sirop.
J'en dirai autant de la châtaigne. Crue, elle ne vaut pas grand'chose. A la rigueur, cependant, on peut la manger, car elle n'a pas l'égoïste précaution d'empoisonner sa fécule. Aussi les insectes la rongent volontiers, tandis qu'ils respectent la pomme de terre soupçonneuse. Crue, dis-je, à peine est-elle mangeable ; cuite, on ne peut tarir en éloges sur son compte. Je m'en rapporte pleinement à votre appréciation. Encore une transformation de la fécule en sucre par la chaleur.
Est-il nécessaire de vous dire que la plante n'emploie aucune de ces deux méthodes ? Que voulez-vous qu'elle aille travailler sa fécule par le feu et l'huile de vitriol ? Le procédé est trop brutal. Elle a mieux que tout cela. Mettez du blé dans une soucoupe et tenez-le humide. En quelques jours le blé germera. Eh bien, lorsque la pointe verte des jeunes pousses commence à se montrer, si vous prenez un grain, vous le trouvez tout ramolli. Il s'écrase sous le doigt et laisse écouler une espèce de lait d'une saveur très-douce. Pour nourrir, pour allaiter en quelque sorte la petite plante, la fécule est devenue sucre, tout doucement, sans feu, sans huile de vitriol. Comment cela ? Je l'ignore. Ici toute science de bon aloi dit modestement : Je ne sais pas. Il est entré dans les desseins du Créateur qu'à un moment donné la fécule, matière aride, non nutritive, dépourvue de saveur, devînt un lait bien doux, fluide, nourrissant, pour sustenter la jeune plante ; et cela se fait.
Partout où il y a un germe destiné à se développer seul, il y a de la fécule en réserve. Il y en a dans le grain, il y en a dans les écailles charnues des bourgeons qui se détachent seuls de la plante, il y en a dans le tubercule. Toujours, au moment de l'éveil du germe, cette fécule devient sucre qui, dissous dans l'eau, pénètre dans la jeune plante et la nourrit.
Réparons un oubli que j'allais commettre. Les provisions de fécule, vous ai-je dit, sont parfois empoisonnées pour être à l'abri des ravages des insectes. Exemples : les tubercules de l'arum et les racines du manioc. Vous avez peut-être entendu parler de cette dernière plante. Sa racine farineuse est pour l'homme un poison épouvantable, et cependant, en Amérique, on en fait un pain excellent. On exprime fortement les racines réduites en pulpe avec la râpe. Le jus qui s'écoule entraîne le poison. Reste alors une matière inoffensive, riche en fécule et propre à faire du pain. Quant aux bourgeons, ils n'ont dans aucun cas rien il craindre du poison qui peut accompagner les vivres. Lorsque le moment est venu d'utiliser la fécule, la matière vénéneuse devient inoffensive, nutritive même, car du poison faire un aliment est un jeu pour la plante.
La fécule est en grains très-menus amassés dans de petits sacs clos de partout et nommés cellules. La chair d'une pomme de terre se compose presque en entier d'un amas de cellules bourrées de ces grains. Proposons-nous d'extraire la fécule de la pomme de terre. Il suffit de déchirer les cellules pour mettre les grains en liberté, puis de faire le triage. A cet effet, le tubercule est réduit en pulpe avec une râpe. On dispose cette pulpe sur un linge au-dessus d'un grand verre, et l'on arrose avec un filet d'eau tout en remuant. Les grains sortis des cellules déchirées sont entraînés par l'eau à travers les mailles du linge ; la pulpe, trop grossière reste sur le filtre. Vous avez maintenant un plein verre d'eau trouble. Mais regardez au grand jour. Une foule de petits points d'un blanc satiné descendent comme neige et se déposent au fond. Dans quelques instants, le dépôt est opéré. Vous pouvez alors jeter l'eau, et il vous reste une matière pulvérulente d'un beau blanc, et craquant entre les doigts. C'est la fécule.
Les grains de fécule sont d'une excessive finesse. Les plus volumineux sont ceux de la pomme de terre. Il en faudrait cent cinquante environ pour remplir un millimètre cube. Ceux du blé sont bien moindres : dix mille suffiraient à peine pour faire un millimètre cube. Cependant ces grains si menus sont très-compliqués et se composent d'un grand nombre de feuillets emboîtés l'un dans l'autre. Dans une seule pomme de terre, il y a des millions et des millions de cellules bourrées de grains, tous aussi compliqués. Quel incompréhensible travail pour organiser, feuillet par feuillet, ces légions de granules ! L'imagination s'y perd, la raison s'y abîme Le tout pour la pâtée d'un bourgeon.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874