Avez-vous jamais remarqué ce qui se passe quand on met un peu de vin bouillir devant le feu pour faire du vin chaud ? A peine le liquide commence-t-il à bouillir, qu'une fumée invisible s'en échappe, fumée qui prend feu à l'approche d'une mèche de papier allumée, et brûle avec une belle flamme bleue courant à la surface. Bientôt cette flamme s'éteint, et l'ébullition se poursuit désormais sans rien donner d'inflammable. Le vin alors a perdu toute sa force. Ce qui lui donne en effet ses propriétés, c'est précisément cette substance apte à prendre feu, que la chaleur chasse au début de l'ébullition. On lui donne le nom d'alcool.
Pour retirer l'alcool du vin et le recueillir, on a recours à la distillation. Un appareil distillatoire, ou un alambic, comme on l'appelle, se compose d'une chaudière, d'un serpentin et d'un réfrigérant. La chaudière reçoit le vin qu'il faut distiller. Elle est fermée de partout pour ne pas laisser perdre les vapeurs d'alcool, et communique seulement avec le serpentin, ou tube roulé en forme de spirale. De l'eau froide, sans cesse renouvelée, remplit le vase réfrigérant et enveloppe le serpentin. On chauffe avec précaution. L'alcool se dégage le premier en vapeurs, qui se refroidissent en circulant dans les spires du serpentin et redeviennent ainsi substance liquide. Par l'extrémité inférieure du canal spiral, il s'écoule donc un mince filet d'alcool, provenant des vapeurs que la chaleur chasse du vin bouillant dans la chaudière. Quand cet écoulement cesse, l'opération est terminée. Il ne reste plus alors dans la chaudière que de l'eau et les matières qui donnaient au vin sa couleur.
Le liquide ainsi recueilli n'est jamais de l'alcool pur ; des vapeurs d'eau passent aussi dans le serpentin, tantôt plus, tantôt moins abondantes, d'après la manière dont la distillation est conduite, et affaiblissent d'autant le produit obtenu. Les liquides les plus faibles se nomment eau-de-vie ; les plus forts, esprit-de-vin ; et l'on réserve le nom d'alcool pour désigner la substance pure, ne contenant plus d'eau. Tous ces liquides ont une forte odeur vineuse et une saveur ardente ; tous brûlent avec une flamme colorée en bleu.
Il nous reste à apprendre d'où provient l'alcool qui se trouve dans le vin et donne à celui-ci sa valeur. Le vin se fait avec le jus des raisins. Ce jus, tel qu'on l'extrait de la grappe pressée, n'a nullement l'odeur et la saveur vineuses, car il ne renferme pas encore de l'alcool ; mais il possède un goût agréablement sucré qui donne aux raisins leurs qualités de fruit de table. Or, cette saveur douce, le raisin bien mûr la doit à du sucre pareil à celui qui se forme dans le blé en germination, pareil enfin à celui qui résulte de la fécule transformée comme je viens de vous l'apprendre seulement, dans le raisin, ce sucre n'a pas été précédé par l'état de fécule ; il s'est formé directement à mesure que la grappe a mûri. Cette matière sucrée est la substance qui devient alcool pendant la fabrication du vin. Voici comment les choses se passent.
La vendange est d'abord soumise au foulage par des hommes qui la piétinent dans de grands cuviers ; puis le mélange de jus et de pulpe est abandonné à lui-même. Bientôt cette purée liquide s'échauffe toute seule et se met à bouillonner en dégageant de grosses bulles gazeuses, comme si elle recevait la chaleur de quelque foyer. Le travail qui se passe alors se nomme fermentation ; il s'effectue dans la substance même du sucre, qui petit à petit se décompose en alcool et en gaz carbonique. L'alcool reste dans le liquide, qui perd peu à peu la saveur douce primitive et prend le goût vineux. Le gaz carbonique monte en agitant la masse d'un mouvement tumultueux semblable à celui de l'ébullition ; il apparaît en bulles à la surface et se dissipe dans l'air. Ce gaz carbonique, un des deux résultats du sucre détruit et devenu alcool, est l'air meurtrier que nous connaissons déjà, le gaz même qui se dégage du charbon allumé et qui s'exhale de nos poitrines à chaque expiration. C'est vous dire combien il serait dangereux de pénétrer dans une cuve en pleine fermentation, ou même dans un cellier qui n'aurait pas des ouvertures suffisantes pour laisser écouler au dehors le redoutable gaz.
Quand la fermentation est achevée, on soutire le vin pour le séparer du marc avec lequel il est mélangé. Le liquide est alors composé d'une grande quantité d'eau provenant des raisins eux-mêmes, d'une petite proportion d'alcool résultant du sucre détruit, et d'une matière colorante fournie par la peau des raisins.
Si l'on veut obtenir du vin blanc, les raisins, noirs ou blancs indistinctement, sont d'abord écrasés, puis pressés avant d'être soumis à la fermentation. On sépare ainsi le jus des peaux. La raison de ce traitement est celle-ci. La matière colorante du raisin, cause de la coloration des vins rouges, est contenue dans la pellicule des grains. Elle n'est pas soluble dans l'eau, mais elle se dissout aisément dans l'alcool. C'est donc après que la fermentation est déjà avancée dans le liquide que celui-ci se colore, en dissolvant la matière colorante au moyen de l'alcool formé. Mais si les peaux sont enlevées avant que le jus ait fermenté ; il n'y a plus de matière colorante à dissoudre, et le vin est blanc, quelle que soit la couleur des raisins employés.
Pour être mousseux, le vin doit être mis en bouteilles avant que la fermentation soit achevée. Le gaz carbonique, continuant à se former et ne trouvant pas d'issue à cause du solide bouchon qui lui ferme le passage, s'accumule dans le liquide, mais en faisant toujours effort pour s'échapper. C'est lui qui fait sauter le bouchon avec explosion quand la résistance n'est pas suffisante c'est lui enfin qui entraîne le liquide en flots mousseux hors de la bouteille débouchée. L'acide carbonique n'est à craindre que respiré en abondance ; s'il entre dans nos boissons, il leur communique une légère saveur piquante, inoffensive et même salubre, car elle favorise la digestion.
Puisqu'elle est apte à devenir du sucre semblable à celui des raisins, la fécule, elle aussi, doit pouvoir servir à faire de l'alcool. La fabrication de la bière est précisément basée sur le double changement d'abord de la fécule en sucre lorsque le grain germe, puis du sucre en alcool lorsque le liquide sucré fermente. On fait germer de l'orge en la tenant humide a une douce température. Pour alimenter la jeune plante, la matière farineuse imbibée d'eau devient une bouillie sucrée. L'orge est alors desséchée dans une étuve, puis réduite au moulin en une poudre grossière, et enfin délayée dans de l'eau. On ajoute au mélange de la levûre, c'est-à-dire une espèce d'écume qui s'amasse à la surface au moment où le liquide fermente, et que l'on conserve d'une opération à l'autre. Cette écume a la propriété de provoquer et d'activer la fermentation. Le travail qui s'accomplit alors est le même que pour le vin. Le sucre formé aux dépens de la fécule est détruit et donne à la fois de l'alcool et du gaz carbonique. Le résultat est la bière, moins riche en alcool que le vin, mais plus mousseuse que lui. On lui communique son amertume et son arôme particulier avec les cônes d'une plante nommée houblon, expressément cultivée dans le Nord en vue de la bière.
Une foule de fruits, de tubercules, de racines, contenant soit du sucre, soit dé la fécule, donnent lieu à une fabrication plus ou moins importante de liqueurs alcooliques.
Avec les pommes se fait le cidre ; avec les pommes de terre, dont la fécule est préalablement changée en sucre par l'ébullition en présence d'une petite quantité d'huile de vitriol, se fait l'eau-de-vie de pommes de terre. On appelle eau-de-vie de Cognac le produit de la distillation des vins du Midi ; rhum, celui que donne la fermentation du jus des cannes à sucre ; kirsch, celui que fournissent les cerises amères écrasées avec leurs noyaux. Les Kalmouks obtiennent leur arki par la fermentation du lait de jument ; le genièvre, dans les contrées septentrionales de l'Europe, est préparé avec les baies du genévrier ; le wiskey de l’Écosse et de l'Irlande s'obtient avec de l'orge, du seigle ou des pommes de terre et addition de prunelles sauvages ; le marasquin de Dalmatie provient des pêches et des prunes. La Chine prépare de l'eau-de-vie de riz et de l'eau-de-vie de sorgho ; l'agua-ardiente des Mexicains est donnée par la sève d'une plante grasse, à grandes feuilles pointues nommée agave ; le rak de l’Égypte s'obtient avec la sève des palmiers. Toutes ces boissons doivent leurs propriétés à l'alcool qu'elles contiennent. Prises avec modération, ce sont des excitants énergiques qui relèvent les forces dans les travaux pénibles ; prises avec excès, ce sont des poisons odieux, qui délabrent la santé, troublent la raison et ravalent l'homme au niveau de la brute.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874