Ce jour-là Aurore pétrissait. Debout devant le pétrin, les joues animées par l'ardeur du travail, les bras nus jusqu'aux coudes, tantôt elle enfonçait à tour de rôle les poings fermés dans le mélange d'eau et de farine, qui cédait avec un bruit de flic flac ; tantôt, soulevant par brassées de larges nappes de pâte, elle les laissait lourdement retomber. Marie, montée sur un petit tabouret pour se mettre au niveau du pétrin, aidait Aurore en ce pénible ouvrage. La pâte, divisée en morceaux dont chacun devait faire un pain, fut déposée dans de petites corbeilles de paille et abritée sous des couvertures de laine, pour qu'une douce chaleur achevât le travail commencé.
— En attendant l'heure du four, fit Aurore, voulez-vous, mes filles, que je vous raconte l'histoire du pain ? L'occasion est belle, et d'ailleurs cette histoire vient très-bien après celle du vin. Il y a, dans la préparation du plus précieux des aliments et dans celle de la plus précieuse des boissons, des traits de ressemblance qu'il vous sera plus tard fort utile de connaître.
La proposition fut bien vite acceptée. — Eh bien, dit l'infatigable conteuse, commençons par le commencement, par la farine. Ce que vous savez de la farine se réduit à ceci : c'est le grain du froment réduit en poudre au moulin et séparé de l'écorce nommée son. Je vais vous en apprendre un peu plus. Marie, prenez dans le sac une bonne poignée de farine et réduisez-la en pâte avec un peu d'eau.
La pâte faite, vous allez, continua Aurore, la pétrir de vos doigts au-dessus de ce grand plat, tandis que je l'araserai avec l'eau de cette carafe. Maintenez bien la pâte et pétrissez toujours, tournez et retournez pendant que je verse l'eau en mince filet. — Remarquez bien l'eau qui passe sur la pâte et la lave ; elle tombe dans le plat toute blanche, preuve qu'elle entraîne quelque chose de la farine. Ce quelque chose s'amassera par le repos au fond du plat, et nous reconnaîtrons alors une matière pareille à la fécule de la pomme de terre, pareille à l'amidon qui nous sert pour l'empois. C'est effectivement de la fécule, c'est tout juste de l'amidon que vous pourriez employer tel quel à l'apprêt du linge. L'amidon des repasseuses s'obtient en grand par un moyen semblable : on lave de la pâte, et les eaux blanches déposent, par le repos, une couche d'amidon qu'il suffit de recueillir et de faire sécher.
Voilà un premier point établi : la farine contient de la fécule ; mais elle contient encore autre chose. Dans l'eau qui a laissé déposer la fécule on pourrait reconnaître, si elle était réduite à un plus petit volume, une légère saveur douce. Du reste, ce goût sucré se constate plus aisément avec la farine, qu'il suffit de mettre sur la langue. Second point : la farine contient du sucre, en très-petite quantité il est vrai, mais enfin un peu. Ce sucre est le même qui doit se former plus tard, en si grande abondance, aux dépens de la fécule, pendant, la germination du grain ; il est donc tout naturel qu'il s'en trouve déjà quelques traces dans le blé qui n'a pas encore germé.
J'arrive à la substance la plus importante de la farine, celle qui reste maintenant, après un long lavage, entre les doigts de Marie. Cette substance ne cède plus rien : Marie a beau pétrir et moi j'ai beau arroser, l'eau ne lui prend plus rien et tombe incolore dans le plat. La matière que ce lavage prolongé nous a laissée est molle, gluante et s'étire il peu près comme la gomme élastique. Sa couleur est grisâtre, son odeur a quelque chose de fort. Desséchée au soleil, elle deviendrait dure et transparente comme de la corne. On lui donne le nom de gluten, pour rappeler son état glutineux, sa viscosité.
Ce serait ici le moment de rappeler les trois fioles à poulardes, les trois fameuses fioles, vous savez, qui trouvèrent le cuisinier si incrédule, car ce que j'ai à vous dire maintenant est tout d'abord bien difficile à croire. Cette matière, d'aspect si peu engageant, toute molle, toute visqueuse, qui englue les doigts, ce gluten enfin, savez-vous ce que c'est ? N'allez pas vous récrier ; ce que j'avance est l'exacte vérité. Par sa composition, le gluten ne diffère en rien de la chair. C'est de la chair végétale qui, sans rien perdre et sans rien gagner, par une légère retouche de la digestion, devient chair animale. Aussi le gluten est-il, par excellence, la cause des hautes propriétés nutritives du pain.
De toutes les céréales, le froment en contient le plus ; le seigle n'arrive qu'en seconde ligne. Le maïs et le riz, ainsi que les châtaignes et les pommes de terre, n'en contiennent point ; par cela même, leur farine, si riche qu'elle soit en fécule, n'est nullement bonne à faire du pain. Cela vous explique la supériorité du froment sur tous les autres grains farineux.
Parlons maintenant de la préparation du pain. Si l'on se bornait il pétrir la farine avec de l'eau et à mettre au four la pâte telle quelle, on n'obtiendrait qu'une galette serrée, compacte, une sorte de colle durcie qui rebuterait l'estomac par sa digestion laborieuse. Il faut au pain, pour être facilement digéré, ces trous innombrables dont il est criblé à la manière d'une éponge, ces yeux enfin qui fragmentent la mie en parcelles et rendent plus aisé le travail d'extrême division accompli dans l'estomac. On les obtient en soumettant la pâte à la fermentation.
Il y a, je viens de vous l'apprendre, un peu de sucre dans la farine, sucre décomposable en alcool et en gaz carbonique, s'il vient à fermenter. Cette fermentation, comment la provoquerons-nous ? Rien de plus simple : il suffit d'imiter le fabricant de bière, quand il ajoute, au liquide sucré de l'orge germée, un peu de levûre ou d'écume de la précédente opération. Pareillement, on mélange à la pâte fraîche un peu de vieille pâte, mise en réserve lors du pétrissage antérieur, et appelée levain. Entre les deux expressions de levain et de levûre, vous reconnaissez une étroite ressemblance. C'est qu'en effet les deux matières ont des propriétés pareilles : toutes les deux font fermenter le sucre, toutes les deux le décomposent en gaz carbonique et en alcool. Levain vient du verbe lever, parce que, à la faveur du levain mélangé avec elle, la pâte se soulève, gonflée par le gaz carbonique produit.
Le levain, vous ai-je dit, est une pâte fermentée provenant du pétrissage qui précède. Il est tiède au toucher, à cause du travail de décomposition qui se continue dans sa substance ; il est bombé et très-élastique, à cause du gaz carbonique emprisonné ; il a une odeur pénétrante et vineuse, à cause de l'alcool formé aux dépens du sucre. Telle est la matière qu'il faut mélanger en petite quantité avec la pâte fraîche, au début du pétrissage, pour obtenir le pain tel que nous le désirons. Pour relever le goût, on ajoute un peu de sel, qui ne remplit d'ailleurs aucun autre rôle.
Le pétrissage fini, que se passe-t-il ? Le voici à la faveur du levain, le sucre de la pâte se décompose. Le gaz carbonique produit reste emprisonné dans la masse, car le gluten se gonfle sous l'expansion du gaz, s'étend en minces membranes et forme une foule de cavités sans issue. De la sorte, la pâte se gonfle et devient toute poreuse. La cuisson au four augmente encore la porosité, car le gaz, se trouvant retenu par des parois de gluten capables de se distendre à la manière de la gomme élastique, se dilate par la chaleur et rend plus spacieuses les cavités primitives. L'effet du levain est donc de produire un pain très-poreux, léger, et, par conséquent, de digestion facile. Une douce température est nécessaire pour que la fermentation s'accomplisse bien ; cela vous explique l'utilité des couvertures que j'ai mises sur la pâte pour lui conserver sa chaleur et la préserver de l'air froid. Soulevez les couvertures et appuyez la main sur la pâte ; vous la trouverez tiède et rebondie. La fermentation l'échauffe et le gaz carbonique la gonfle.
Sur le soir, le pain revenait du four, tout doré sur la croûte et embaumant la maison d'une douce odeur. Claire, Marie et Augustine lui trouvaient une saveur meilleure depuis qu'elles savaient comment se fait le pain.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874