AURORE. — Au grand banquet des êtres, trois mets seulement sont servis, accommodés d'une infinité de manières. Depuis le gourmet qui dîne des richesses gastronomiques des cinq parties du monde, jusqu'à l'huître qui fait ventre d'un peu de glaire apportée par le flot ; depuis le chêne qui suce de ses racines l'étendue d'un arpent, jusqu'à la moisissure installée sur un atome de pourriture, tout puise au même fonds : le charbon, l'air et l'eau. Ce qui varie, c'est le mode de préparation. Le loup et l'homme mangent leur charbon accommodé en mouton ; le mouton broute le sien accommodé en herbe et l'herbe ?... Ah ! c'est ici la grande affaire qui établit la plante nourrice de ce monde et lui assujettit et le loup, et le mouton, et l'homme.

Dans la chair, l'estomac de l'homme et celui du loup trouvent le charbon, l'air et l'eau, préparés sous un petit volume en mets de haute saveur ; dans l'herbage, l'estomac du mouton les trouve aussi savamment préparés, moins savoureux, il est vrai, et de plus grand volume. Mais la plante, qui nourrit le mouton et fait sa chair, comme celle-ci nourrit l'homme et fait la substance de son corps, la plante, à quelle sauce mange-t-elle le charbon, l'air et l'eau ?

Elle les mange au naturel, ou peu s'en faut. Ses cellules vertes, estomacs d'une miraculeuse puissance, digèrent le charbon, s'abreuvent d'air et d'eau ; et de ces trois choses, dont tout autre qu'elles ne voudrait pas, composent le brin d'herbe, qui transmet au mouton l'air, le charbon et l'eau, associés désormais sous forme nutritive. Le mouton reprend en sous-œuvre la préparation fondamentale du brin d'herbe, l'améliore un peu, à peine, et s'en fait de la chair qui, finalement, par une retouche des plus simples, devient chair d'homme ou chair de loup, suivant le consommateur.

MARIE. — L'homme fait son corps avec la chair du mouton et les diverses choses dont il se nourrit ; le mouton fait sa chair avec l'herbe qu'il broute ; l'herbe fait sa substance avec le charbon, l'air et l'eau. C'est toujours la plante qui prépare le manger.

AURORE. — A elle seule revient ce travail par excellence. L'homme emprunte les matériaux de son corps soit à la plante elle-même, soit au mouton et à d'autres animaux, qui les renferment tout préparés ; le mouton les extrait de la plante, où ils sont déjà très-dégrossis ; la plante seule puise à la source première : elle mange l'immangeable, l'air, le charbon et l'eau, et, par un travail merveilleux, dont elle seule est capable, les convertit en substances alimentaires propres à nourrir l'animal. C'est donc elle, en définitive, qui tient table ouverte aux populations de la terre. Si elle suspendait son travail, comme ils ne peuvent croquer le charbon tel quel, et humer l'air du temps pour nourriture, les animaux, absolument tous, périraient de faim, le mouton faute d'herbe, le loup faute de mouton.

CLAIRE. — Je vois maintenant pourquoi vous appeliez la plante la grande artiste, qui sait tout préparer avec les fioles à poulardes de votre ami. Elle fait tout avec du charbon, de l'eau et de l'air.

AURORE. — La plante ne s'alimente pas à notre manière : elle s'imbibe des matières qui doivent la nourrir. C'est vous dire que le charbon n'est pas consommé par elle tel que vous le connaissez, même en poudre fine. Il doit être préalablement fluidifié, dissous. Or le dissolvant du charbon, c'est l'air. Vous savez qu'une fois imprégné de charbon, l'air devient un gaz mortel nommé gaz carbonique. Voilà le principal aliment de la plante.

CLAIRE. — La plante vit de ce gaz redoutable dont quelques bouffées tuent ?

AURORE. — Elle vit de ce qui nous ferait périr, elle nous prépare le manger avec ce qui nous donnerait la mort. Rappelons-nous que tout ce qui respire, tout ce qui brûle, tout ce qui fermente, tout ce qui pourrit, exhale du gaz carbonique dans l'atmosphère. Celle-ci, réceptacle de ces mortelles émanations, devrait donc, avec les siècles, devenir irrespirable et asphyxier les populations de la terre, si quelque loi providentielle n'y veillait. Voyons d'abord ce que disent les nombres au sujet de ce péril d'empoisonnement de l'atmosphère.

Le gaz carbonique produit seulement par la respiration de la grande famille humaine atteint environ par année 160 milliards de mètres cubes, ce qui représente 86,270 millions de kilogrammes de charbon brûlé. Mis en tas, ce charbon formerait une montagne d'une lieue de tour à sa base et de 400 à 500 mètres de haut. Telle est la quantité de combustible nécessaire pour le seul entretien de la chaleur naturelle de l'homme. Entre nous tous, nous mangeons la montagne ; et, à la fin de l'année, bouffée par bouffée de gaz carbonique, nous l'avons disséminée dans l'air, pour en entamer immédiatement une autre. Combien de montagnes de charbon, depuis que le monde est monde, le genre humain a-t-il donc soufflées dans l'atmosphère !

Il faut tenir compte aussi des animaux qui, ensemble, ceux de la terre et ceux de la mer, doivent dévorer une belle montagne de combustible, une montagne comme le mont Blanc, peut-être. Ils sont bien plus nombreux que nous ; ils peuplent le globe entier, les continents et les mers. Que de charbon, grand Dieu, que de charbon pour l'entretien du feu de la vie Et dire que tout cela va dans l'air, en gaz meurtrier, dont quelques inspirations vous tuent raide !

Ce n'est pas tout encore. Les matières qui fermentent comme le jus de la vendange et la pâte du pain ; les matières qui brûlent par pourriture, le fumier, par exemple, produisent du gaz carbonique. Il n'est pas nécessaire que la fumure soit bien forte pour que, d'une terre cultivée, 100 à 200 mètres cubes de gaz carbonique se dégagent par jour et par hectare.

Le bois, le charbon, la houille, que nous brûlons dans nos maisons, dans les puissants foyers de l'industrie surtout, ne se rendent-ils pas aussi dans l'air en gaz délétère ? Songez donc à la quantité de gaz carbonique que vomit dans l'atmosphère le gueulard d'un fourneau d'usine où le combustible se met par tombereaux ! Songez aux volcans, gigantesques cheminées qui, en une seule éruption, eu rejettent des quantités devant lesquelles ce qui précède ne compte plus !

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874