AURORE. — C'est tout clair : l'atmosphère reçoit sans cesse des torrents de gaz carbonique à défier toute supputation. Mais, ô prodige ! les races animales n'ont rien il redouter de l'asphyxie générale, ni dans, le présent, ni dans l'avenir. L'atmosphère, toujours empoisonnée, est toujours assainie ; toujours chargée de charbon, elle en est toujours purgée.
Et quel est le providentiel assainisseur qui rend l'air inoffensif ? C'est la plante, mes chères enfants, la plante, qui se nourrit de gaz carbonique pour nous empêcher de périr, et nous prépare du pain pour nous faire vivre. Ce gaz meurtrier, en lequel se résout toute chose devenue cadavre, est l'aliment par excellence de la plante ; pour le merveilleux estomac du végétal, pourriture, c'est nourriture. Des dépouilles de la mort, le brin d'herbe reconstitue la vie.
La feuille est criblée d'une infinité d'orifices excessivement petits et nommés stomates. Sur une seule feuille de tilleul, on en compte plus d'un million. Par ces orifices, la plante respire, non l'air pur comme nous, mais l'air empoisonné, mortel pour l'animal et salubre pour elle. Elle aspire, par ces myriades de millions de stomates, le gaz carbonique répandu dans l'atmosphère ; elle l'admet dans l'épaisseur des feuilles, et là, sous les rayons du soleil, un acte incompréhensible se passe. Stimulées par la lumière, les feuilles travaillent le gaz meurtrier et le dépouillent net de son charbon. Elles débrûlent (le mot n'est pas dans le dictionnaire, et c'est dommage, car il rend bien l'idée) elles débrûlent le charbon brûlé, elles défont ce qu'avait fait la combustion, elles séparent le charbon de l'air qui lui est associé ; en un mot, elles décomposent le gaz carbonique.
Et n'allez pas croire chose facile que de ramener à l'état primitif deux substances associées par le feu, que de débrûler une matière brûlée. Il faudrait au chimiste tout ce qu'il possède d'ingénieux moyens et de drogues brutales pour extraire le charbon du gaz carbonique. Eh bien, ce travail, qui mettrait en action tout l'arsenal d'un laboratoire, les feuilles l'accomplissent paisiblement, sans efforts, à l'instant même, mais à la condition expresse d'avoir pour aide le soleil.
Mais si la lumière du soleil lui fait défaut, la plante n'a plus d'action sur le gaz carbonique, sa principale nourriture. Alors elle languit affamée, elle s'allonge comme pour rechercher la lumière qui lui manque ; son écorce, ses feuilles pâlissent et perdent la coloration verte enfin elle périt. Cet état maladif, causé par la privation de lumière, se nomme étiolement. On le provoque en horticulture pour obtenir du jardinage plus tendre, pour amoindrir et même pour faire disparaître la saveur trop forte et déplaisante de quelques végétaux. C'est ainsi qu'on lie avec un jonc les salades, dont le cœur, privé des rayons du soleil, devient blanc et tendre ; c'est ainsi qu'on enterre, en grande partie, les cardons et le céleri, dont la saveur serait insupportable sans ce traitement par l'obscurité. Couvrons le gazon d'une tuile, cachons une plante sous un pot renversé en quelques jours de privation de lumière, nous les trouverons avec le feuillage maladif et jauni.
Au contraire, lorsque la plante reçoit sans entraves les rayons du soleil, le gaz carbonique, en un rien de temps, est décomposé le charbon et l'air se séparent, et chacun reprend ses propriétés premières. Dépouillé de son charbon, l'air redevient ce qu'il était avant de s'associer à lui ; il redevient air pur, apte à entretenir et le feu et la vie. En cet état, il est rejeté dans l'atmosphère par les stomates, pour servir de nouveau à la combustion, à la respiration. Il était entré gaz mortel dans la feuille, il en sort gaz vivifiant. Il y reviendra un jour avec une nouvelle charge de charbon ; il la déposera dans la plante, et aussitôt épuré, recommencera sa tournée atmosphérique. L'essaim va et vient de la ruche aux champs et des champs à la ruche tour à tour allégé, ardent au butin, ou bien chargé de miel et regagnant les rayons d'un vol appesanti. Ainsi l'air arrive aux feuilles avec une charge de charbon butiné dans les veines de l'animal, sur le tison embrasé, sur les matières en putréfaction ; il le cède à la plante et repart infatigable, pour de nouvelles récoltes.
C'est ainsi que l'atmosphère se maintient salubre, malgré les torrents immenses de gaz carbonique qui, sans discontinuer, y sont déversés. La plante aspire le gaz mortel. Sous l'influence de la lumière du soleil, elle le décompose en charbon qu'elle garde pour faire sa propre substance, et en air respirable qu'elle restitue à l'atmosphère. L'animal et la plante se prêtent un mutuel appui : l'animal fait du gaz carbonique, dont la plante se nourrit ; la plante, de ce gaz meurtrier, fait de l'air respirable, nécessaire à l'animal. Nous vivons doublement par les végétaux : ils nous assainissent l'atmosphère, ils nous préparent le manger.
MARIE. — Voilà bien, tante Aurore, la plus surprenante histoire que vous ayez encore racontée. Lorsque vous avez débuté par les fioles à poulardes qui faisaient devenir bleu le nez du cuisinier, j'ai cru d'abord à un conte pour rire ; j'étais loin de soupçonner ce que votre récit devait avoir d'élevé et de sérieux.
AURORE. — Oui, ma fille, ce que je viens de vous dire est bien élevé et bien sérieux, trop peut-être pour votre âge ; mais je n'ai pu résister au désir de vous faire connaître ces providentielles harmonies entre la plante qui fait vivre l'animal et l'animal qui contribue à la vie de la plante ; car il est bon de se fortifier l'âme par contemplation de la Sagesse infinie qui régente l'univers.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874