AURORE. — Comme les champignons sont extrêmement nombreux en espèces, les unes comestibles, les autres vénéneuses, il nous est impossible, à nous qui ne sommes pas du métier, de distinguer un champignon bon d'un champignon mauvais, car aucun n'a de marque qui puisse dire : Ceci se mange, et ceci ne se mange pas. Ni la nature du terrain, ni les arbres au pied desquels ils viennent, ni leur forme, ni leur coloration, ni leur goût, ni leur odeur, ne peuvent en rien nous renseigner et nous permettre de distinguer, à première vue, ceux qui sont inoffensifs de ceux qui sont vénéneux. J'en conviens : une personne qui passerait de longues années à étudier les champignons avec le minutieux coup d'œil qu'y met la science, parviendrait à distinguer fort bien ce qui est vénéneux de ce qui est inoffensif, de même que l'on arrive à connaître toutes les autres plantes.
CLAIRE. — Vous venez fort bien de nous apprendre à reconnaître l'oronge comestible et la fausse-oronge, l'agaric champêtre et le bolet comestible.
AURORE. — D'accord, mais tout le monde n'a pas une tante Aurore qui mène à travers bois pour de telles études. Et puis, en prendrait-on bien la peine, en aurait-on le temps ? On est donc, le plus souvent, dans l'impossibilité absolue de décider des propriétés des champignons, si nombreux en espèces, si ressemblants entre eux.
Je me hâte d'ajouter que, dans toute localité, l'usage a de longtemps appris de quelles espèces on peut sans danger se nourrir. Il est excellent de se conformer à cet usage, qui nous fait profiter de l'expérience des autres, à la condition, bien entendu, d'être au courant des espèces usitées. Ce n'est pas assez, cependant, pour être sauvegardé de tout péril. Une erreur est si facile à commettre ! Et puis, changez de localité, et vous rencontrerez d'autres champignons qui, tout en ayant un air de famille avec ceux que vous connaissiez comme bons, seront d'un emploi dangereux. Ma règle de conduite est, vous le voyez, absolue : il faut se méfier de tous les champignons ; un excès de prudence est ici nécessaire.
MARIE. — On dit cependant qu'il y a des moyens de distinguer les espèces bonnes à manger des espèces vénéneuses. Par exemple, les champignons vénéneux pourrissent sans pouvoir sécher ; les bons se conservent.
AURORE. — Erreur. Tous les champignons, bons et mauvais indifféremment, se conservent ou pourrissent, suivant leur état plus ou moins avancé, et suivant le temps qu'il fait au moment de la préparation. Ce caractère est sans valeur aucune.
MARIE. — Les vers se mettent aux bons champignons ; ils ne se mettent pas aux mauvais, qui les empoisonneraient.
AURORE. — Ce caractère ne vaut pas mieux que l'autre. Les vers se mettent dans tous les champignons vieux ; dans les mauvais comme dans les bons, car ce qui est mortel pour nous est inoffensif pour eux. Leur estomac est fait pour se nourrir impunément de poison. Certains insectes mangent l'aconit, la jusquiame, la belladone ; ils se régalent de ce qui nous tuerait.
MARIE. — On dit qu'une cuiller en argent, une pièce de deux francs, une bague d'or, mises dans la casserole où les champignons cuisent, noircissent s'ils sont mauvais, et conservent leur luisant s'ils sont bons.
AURORE. — Le dire est une sottise et le mettre en pratique une folie. L'argent et l'or ne changent pas plus de couleur en présence des champignons mauvais qu'en présence des champignons bons.
MARIE. — Il ne reste plus alors qu'à renoncer aux champignons ?
AURORE. — Mais non. Je voudrais, au contraire, qu'on en fît plus fréquemment usage, car les champignons sont une excellente nourriture et une précieuse ressource, surtout dans la campagne. Le tout est de s'y prendre convenablement.
Ce qui est vénéneux, dans les champignons, ce n'est pas la chair c'est le suc dont elle est imprégnée. Faisons partir ce suc, et les propriétés malfaisantes disparaîtront du coup. On y parvient en faisant cuire dans l'eau bouillante, avec une bonne poignée de sel, les champignons coupés par tranches, frais ou secs indifféremment. On les met alors égoutter dans une passoire, et on les lave à diverses reprises avec de l'eau froide. Cela fait, on les prépare de telle façon qui nous convient.
Si au contraire les champignons sont préparés sans être préalablement cuits à l'eau bouillante et salée, nous nous exposons aux dangers d'un suc vénéneux.
La cuisson à l'eau bouillante, additionnée de sel, est si efficace que, dans l'intention de résoudre cette grave affaire, des personnes ont eu le courage de se nourrir, des mois entiers, avec les champignons les plus vénéneux, mais préparés comme je viens de le dire.
MARIE. — Et que leur est-il advenu ?
AURORE. — Rien du tout. Il est vrai que ces personnes apportaient à la préparation de leurs champignons une scrupuleuse attention.
MARIE. — Il y avait de quoi. D'après vous, alors, on pourrait faire usage de tous les champignons indistinctement ?
AURORE. — A la rigueur, oui. Mais ce serait aller trop. loin, beaucoup trop loin. Il y aurait à craindre une préparation incomplète, une cuisson insuffisante. J'affirme seulement qu'il faut soumettre à la cuisson préalable, dans l'eau bouillante et salée, les champignons réputés bons dans le pays. Si l'on a fait erreur, si par hasard il s'en trouve de vénéneux dans le nombre, le poison sera de la sorte écarté, et aucun accident n'arrivera, j'en ai la plus complète certitude. Ce fait est mis hors de doute tant par les usages adoptés en certaines provinces que par les expériences tentées sur eux-mêmes par de courageux observateurs. Je résume ainsi cet important précepte de cuisine
1° A moins de connaissances botaniques certaines, n'admettre que les espèces reconnues bonnes dans le pays que l'on habite.
2° Pour se prémunir contre toute chance d'erreur, faire macérer les champignons coupés par tranches dans de l'eau salée ou vinaigrée ; puis les faire cuire à l'eau bouillante additionnée de sel. Le liquide provenant de ces traitements doit être rejeté, car il contient la substance vénéneuse des champignons mauvais.
3° Les champignons cuits doivent être lavés à diverses reprises à l'eau froide, ce qui les raffermit, et achève d'enlever les substances malfaisantes. On les laisse égoutter, et finalement on les prépare comme l'on juge à propos.
Avec ces précautions scrupuleusement suivies, j'affirme, en toute certitude, que ne se reproduiront plus ces lamentables accidents dont on a, toutes les années, des exemples à déplorer.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874