Les objets dont l'usage nous est le plus familier sont fréquemment ceux dont nous ignorons l'origine. Quoi de plus commode, de plus usité qu'une épingle ? Par quoi la remplacerions-nous si nous en étions privées ? Nous en serions réduites à l'expédient de Claire, le jour où, ayant fait en campagne un accroc à son tablier, elle fixa provisoirement les bords de la déchirure avec une épine de la haie. Nous pourrions encore, comme le font les peuplades dépourvues d'industrie, nous servir d'un petit os pointu, d'une arête de poisson.

CLAIRE. — Ce serait une singulière toilette que celle que l'on fixerait avec une arête de morue !

AURORE. — Les grandes dames de l'antiquité n'avaient guère mieux : elles se servaient de grossières broches de métal, ou de bâtonnets en os. Tout cela ne vaut pas notre modeste épingle, avec sa fine pointe, sa jolie tête ronde et son prix si modique, presque nul. Je veux vous apprendre aujourd'hui comment se font les épingles.

Les épingles sont en laiton, composé de cuivre et de zinc. Le cuivre est le métal rouge des chaudrons, le zinc est le métal blanc grisâtre des arrosoirs, des baignoires. Fondus ensemble, associés, ils donnent le laiton, qui est jaune.

On commence par réduire le laiton en fil de la grosseur des épingles. Ce travail se fait au moyen de la filière, plaque d'acier percée d'une série de trous de plus en plus étroits. Une baguette de laiton est engagée dans le trou le plus gros, puis tirée avec force. En passant par ce défilé, un peu étroit pour elle, la baguette métallique s'amincit et s'allonge d'autant. On l'engage alors dans un trou plus étroit, et l'on tire à soi. Le fil devient plus mince et plus long. On continue cette opération,en passant d'un trou de la filière à un autre plus petit, jusqu'à ce que le fil ait acquis la finesse voulue. Remarquez, puisque l'occasion s'en présente, que tous les fils métalliques, ceux de fer, de cuivre, de zinc, d'or, d'argent, n'importe, sont obtenus de la même manière ; tous résultent du passage à la filière.

Les fils de laiton sont remis entre les mains du coupeur, qui en assemble plusieurs en un faisceau, puis, avec de fortes cisailles, découpe le tout en tronçons de deux fois la longueur d'une épingle.

Il faut maintenant aiguiser ces tronçons aux deux extrémités, au moyen d'une meule d'acier dont le contour est taillé à la façon d'une lime, et qui tourne avec la prodigieuse vitesse de vingt-sept lieues à l'heure. L'ouvrier chargé de ce travail, l'appointeur, est assis à terre, devant sa meule, les jambes croisées à la manière des tailleurs. Il prend entre les doigts de 20 à 40 tronçons, les étale régulièrement en éventail, et les présente tous à la fois par un bout à la meule, tandis qu'il les fait tourner entre les doigts afin que l'extrémité s'use également de partout et que la pointe soit régulière. L'autre bout est aiguisé de la même façon.

Les pointes ne sont que dégrossies par ce premier travail le repasseur les retouche et les finit sur une meule plus fine. Enfin les tronçons aiguisés aux deux bouts sont assemblés plusieurs ensemble et partagés par le milieu d'un coup de cisailles. Chaque moitié s'appelle hanse ; il lui manque encore la tête pour devenir une épingle.

C'est ici la partie la plus difficultueuse de l'opération. Sur une tige métallique très-lisse et légèrement plus grosse que les épingles, on roule un fil de laiton en spirale serrée ; en retirant après la tige, on obtient un long tire-bouchon dont, les tours se touchent. Un coupeur, d'une habileté consommée dans ce délicat travail, qui demande à la fois tant de précision et tant de célérité, divise ce tire-bouchon par menus morceaux comprenant chacun tout juste deux tours. Chacun de ces morceaux est une tête.

L'ouvrier qui doit les mettre en place et les fixer prend une hanse et la plonge au hasard, par le bout appointé, dans une sébile pleine de têtes. Il la retire avec une tête enfilée, qu'il ramène du bout des doigts a l'extrémité non pointue. Immédiatement, il la place sur une petite enclume, creusée d'une cavité qui reçoit la tête. Par le jeu d'une pédale que meut le pied de l'ouvrier, un marteau s'abaisse, creusé lui-même d'une cavité correspondante, frappe cinq ou six petits coups, et voilà la tête solidement fixée.

Pour être finies, les épingles doivent encore être blanchies à l'étain. A cet effet, on les met bouillir avec de l'étain dans un liquide propre à dissoudre ce métal et à le laisser déposer, en mince couche, sur le laiton. Après l'étamage, les épingles sont lavées, desséchées sur de grosses toiles, et finalement agitées avec du son dans un sac de peau pour acquérir du brillant.

Il reste à les mettre en place, régulièrement alignées sur un papier. Une sorte de peigne à longues dents d'acier perce les papiers de leurs trous. Des ouvrières, appelées bouteuses, sont chargées du minutieux travail qui consiste à engager une à une les épingles dans ces trous. Une bouteuse exercée peut mettre en place de quarante à cinquante mille épingles par jour.

En tenant compte de quelques détails que je supprime, la fabrication d'une épingle exige quatorze opérations différentes, et par conséquent le concours de quatorze ouvriers, tous d'une grande habileté dans la part de travail qui leur est dévolue. Telle est néanmoins la rapidité de la fabrication, que ces quatorze ouvriers peuvent faire douze mille épingles pour la modique somme de quatre francs.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874