On appelle chaume la tige des graminées, c'est-à-dire des céréales, des roseaux, des bambous, des brins d'herbe qui forment le tapis de la terre, prairies, pelouses et gazons. Cette tige est creuse et fortifiée de distance en distance par des nœuds. Je veux vous montrer aujourd'hui l'art admirable qui préside à la structure de cette tige, je veux vous faire entrevoir la merveilleuse science en jeu dans la composition d'un brin d'herbe. La connaissance d'une belle loi mécanique est d'abord indispensable. Voyons donc cette loi.
Nous avons, je suppose, dix kilogrammes de fer, ni plus ni moins, à notre disposition ; et il s'agit de façonner ce fer en une tige longue d'un mètre et douée de la plus grande résistance possible dans le sens transversal. Quelle forme donnerons-nous à la tige métallique ? La ferons-nous ronde, triangulaire, carrée ? De savants calculs établissent que, pour lui donner le plus de solidité, il faut la faire ronde. — Ce point établi, la ferons-nous pleine ou creuse ? Les mêmes calculs répondent qu'il faut la faire creuse, car alors, et seulement alors, elle résistera le plus possible à la rupture. — La loi mécanique annoncée est par conséquent celle-ci : c'est avec la forme ronde et creuse qu'une quantité déterminée de matière résiste le mieux à la rupture.
Voici l'une des plus grandioses applications, sinon de la forme ronde, quelquefois impraticable, du moins de la forme creuse. Les ponts tubulaires, savante création de l'industrie moderne, sont dus au génie de Stephenson, l'immortel inventeur de la locomotive. Ce sont des tubes rectangulaires, d'énormes poutres en forte tôle rivée, à l'intérieur desquelles, sur certains chemins de fer, les convois circulent pour traverser les fleuves. L'un des plus célèbres, celui de Menay, sur les côtes occidentales de l'Angleterre, franchit, un bras de mer de cinq cent soixante mètres. Deux poutres tubulaires, de cinq millions et demi de kilogrammes chacune, le composent et forment à elles seules la double voie ferrée. Trois piles, distantes l'une de l'autre de cent quarante mètres, suffisent pour le soutenir entre les deux rives à une hauteur de trente mètres au-dessus du niveau des plus hautes marées. Quelle est donc la puissance qui, sur le vide, équilibre ces monstrueuses poutres de fer, et, malgré des enjambées effrayantes de cent quarante mètres, les empêche de fléchir quand gronde, dans leur canal, le tonnerre des convois en marche ? C'est la puissance de la forme tubulaire, la puissance de la forme creuse.
La vie, encore plus ingénieuse que Stephenson, fréquemment utilise la forme ronde et creuse pour obtenir avec peu de matière, des organes très-résistants. — Les ailes de l'oiseau fouettent l'air dans le vol. Les plumes de ces rames aériennes doivent être d'une grande légèreté afin de ne pas entraver le vol par un excès de poids ; elles doivent être très-fermes, à leur insertion dans les chairs surtout, afin de suppléer par la vigueur du coup d'aile à la faible résistance de l'air, et de ne pas fléchir sous les chocs réitérés. Le but est admirablement atteint avec la forme ronde et creuse de la base des plumes.
Tous les os longs de la machine animale, os des pattes, des ailes, des jambes, os pour saisir, marcher, grimper, voler, courir, nager, sont encore construits d'après le même principe. Pour être à la fois légers et résistants, de structure économique et cependant solide, ils affectent la forme ronde et creuse.
Le froment, cette plante bénie qui nous donne le pain, porte son lourd épi à l'extrémité d'une tige assez longue pour mettre la moisson à l'abri des souillures du sol, assez menue pour croître en touffes serrées sans gêner les voisines, assez rigide pour soutenir le poids du grain, assez élastique pour fléchir sous le vent sans crainte de rupture. Cette réunion de qualités précieuses résulte de la forme ronde et creuse de la paille. De distance en distance, le chaume est en outre garni de nœuds qui le fortifient ; de ces nœuds partent les feuilles, dont la base, en forme de fourreau, enveloppe la tige et en augmente encore la solidité. Toutes ces délicates précautions ne sont pas encore suffisantes : le chaume est incrusté d'un bout à l'autre de la substance minérale la plus dure, la plus incorruptible ; il est cimenté, pétri de silice, cette même matière qui forme les cailloux.
Aussi voyez avec quelle gracieuse aisance l'épi, alourdi par le grain, est porté par le chaume, si fluet cependant que, sans une structure toute particulière, il fléchirait sous son propre poids. Voyez avec quelle molle souplesse, quelle élasticité, se courbent, quand souffle le vent, les tiges d'un blé mûr. Alors la blonde moisson se soulève et s'affaisse, ondule en imitant les vagues de la mer. De ses flots d'or, émaillés de bleuets et de coquelicots, un doux murmure s'élève, et ce murmure nous parle d'un invisible Stephenson qui, devançant les calculs de toute science, a donné le chaume rond et creux au froment, l'os rond et creux à l'animal, la plume ronde et creuse à l'oiseau.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874