AURORE. — On donnait le nom de Germanie aux pays compris entre le Rhin et le Danube. C'était là comme une fabrique de nations d'où descendaient, vers les provinces de l'empire romain, des hordes de tout nom, attirées par un climat plus doux et des terres plus fertiles. Les rudes pillards qui devaient donner leur nom à la France, les Francs, en provenaient. Ils formaient une confédération de peuplades, occupant d'une part les côtes de la mer du Nord depuis l'embouchure de l'Elbe jusqu'à celle du Rhin, et d'autre part la rive droite de ce dernier fleuve jusqu'au confluent du Main. A l'est et au sud, ils confinaient les associations rivales des Saxons et des Alamans, mais avec des limites très-indécises, variant au gré des chances de la guerre et de l'inconstance des tribus limitrophes, qui trouvaient plus avantageux de passer tantôt dans une confédération et tantôt dans une autre.

MARIE. — Si j'en juge d'après les noms, ces Saxons et ces Alamans sont devenus les Saxons et les Allemands de nos jours.

AURORE. — Précisément. Pour en finir avec cet exposé géographique, j'ajouterai que la tribu prépondérante de la ligue des Francs portait le nom de Saliens. Elle habitait vers les bouches de l'Yssel. On la regardait comme la plus noble de la confédération, et ce fut dans une famille salienne, celle des Mérowings, ou enfants de Mérovée, que les Francs choisirent leurs rois.

Le mot Franc, ou mieux Frank, signifie fier, intrépide. En adoptant ce nom pour leur confédération, les Francs donnaient à entendre qu'ils étaient une ligue de braves résolus à ne jamais plier devant l'ennemi et à tuer sans miséricorde. La farouche dénomination était méritée : jamais peuple n'avait apporté dans la guerre pareille frénésie. Le carnage les mettait en extase ; doués d'une extraordinaire puissance de vie, ils supportaient sans faiblir d'énormes et de nombreuses blessures, dont la moindre eût suffi pour terrasser d'autres hommes. Ils rêvaient un lieu de délices pour la vie future, un paradis où le suprême bonheur était de se tailler en pièces tout le jour, avec suspension d'armes le soir pour s'attabler à des banquets où la bière coulait à flots. La bataille, le butin, la boisson, voilà pour eux l'idéal de la vie.

AUGUSTINE. — S'ils se taillaient en pièces tout le jour dans leur paradis, ils ne devaient pas tarder à périr, et c'était fini.

AURORE. — Au contraire, c'était continuellement à recommencer, pour leur plus grande satisfaction, car dans ce paradis-là les blessures se refermaient à mesure qu'elles étaient faites.

AUGUSTINE. — C'est égal, ces délassements à coups de sabre devaient faire un singulier paradis. Qu'avaient-ils imaginé donc là ! Et dites-moi, comment étaient-ils, ces terribles batailleurs ?

AURORE. — Comme les Gaulois, les Francs étaient des gens de grande taille, d'une physionomie dure malgré leurs yeux bleus. Leur chevelure, très-longue et blonde, était nouée en une espèce d'aigrette qui retombait en arrière et pendait sur le dos pareille à une queue de cheval.

AUGUSTINE. — Cette chevelure en queue de cheval devait être accompagnée d'une effroyable barbe ?

AURORE. — Nullement. Les Francs se rasaient tout le visage, à l'exception de deux énormes moustaches rousses, qu'on laissait s'allonger indéfiniment et qui donnaient à la lèvre l'aspect du mufle d'un loup.

MARIE. — Sans doute ils croyaient ainsi s'embellir, comme les vieux Gaëls en se tatouant ?

AURORE. — Se donner tournure plus menaçante était pour eux s'embellir ; tout ce qui pouvait en imposer à l'ennemi était parure de haut goût. Pour être plus dégagés dans la mêlée, ils portaient des habits de toile, serrés au corps et sur les membres ; un large ceinturon leur servait à suspendre l'épée. Mais leur arme favorite était la francisque, ainsi appelée de leur nom. C'était une hache à un ou deux tranchants, dont le fer était épais et le manche très-court. Ils engageaient l'action en lançant de loin leur francisque au visage de l'adversaire, et telle était leur adresse que rarement ils manquaient le but. S'il ne s'abritait pas à temps derrière son bouclier, l'ennemi avait la tête fendue. Pour forcer ce bouclier à s'abaisser et mettre à découvert l'adversaire, le Franc avait un engin redoutable, une espèce de harpon nommé hang. C'était un dard dont la pointe, longue et forte, était armée de plusieurs crocs tranchants, et dont le bois, revêtu de lames de fer, ne pouvait être brisé, Lancé avec force, le hang s'engageait dans l'épaisseur du bouclier. En vain l'attaqué s'efforçait d'enlever le perfide harpon : les crocs recourbés en rendaient l'extraction impossible, et le bois, sous son enveloppe de fer, bravait les coups d'épée. Le dard restait donc fixé, son manche traînant à terre. Alors le Franc s'élançait, et, pesant de tout son poids avec le pied sur le manche, il forçait l'adversaire à baisser le bouclier et à se dégarnir la tête. Aussitôt la francisque volait en sifflant. Quelquefois ils se mettaient deux pour l'attaque. Pendant que l'un lançait le hang, l'autre tenait une corde au bout de laquelle le trait était attaché ; puis, concertant leurs efforts, ils attiraient à eux l'ennemi harponné par les vêtements ou l'armure.

Pour se ranger en bataille, ils se disposaient en forme de coin, les plus braves au sommet de l'angle. Là combattaient ceux qui se faisaient un point d'honneur de porter à la jambe un anneau de fer, signe ignominieux de la servitude, jusqu'à ce qu'ils eussent fait mordre la poussière à un ennemi ; là prenaient place ceux qui depuis l'adolescence laissaient croître une barbe inculte et farouche, avec serment de ne la couper que sur le corps d'un adversaire abattu. Leur chant de guerre s'appelait bardit. Au moment d'en venir aux prises avec l'ennemi, ils l'entonnaient en chœur en mettant le bouclier devant la bouche pour produire des sons plus âpres, renforcer la voix et imiter les hurlements entrecoupés d'une mer en courroux. Autour de chaque guerrier étaient ceux de sa famille, s'animant l'un l'autre, se prêtant un mutuel appui. Les femmes et les enfants suivaient, à l'abri d'un retranchement de chariots traînés par de grands bœufs. Si, accablés par le nombre, les Francs cédaient, les femmes sortaient du camp échevelées, furieuses, et par leurs cris sauvages les ramenaient au combat.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874