Or, écoutez maintenant ce que les voyageurs nous racontent de la mer changée en nappe de lumière par ses populations phosphorescentes.

Ici, la surface de l'océan brille dans toute son étendue et paraît rouler des métaux en fusion. Le vaisseau qui fend la vague fait jaillir, sous sa proue, des flammes rouges et bleues ; on dirait qu'il s'ouvre un sillon dans du soufre embrasé. Des étincelles montent, par myriades, du sein des eaux ; celles de nos feux d'artifice pâliraient à côté. Des nuages phosphorescents, des écharpes de lumière, errent dans les flots. Ailleurs, sur la mer sombre, voici des bandes de pyrosomes qui se laissent bercer par la vague. Groupés en guirlandes et resplendissants d'éclat, ils feraient croire à des chapelets de lingots de fer chauffés à blanc. Comme l'acier se refroidissant au sortir du brasier, ils varient de nuance d'un moment à l'autre : du blanc étincelant ils passent au rouge, à l'aurore, à l'orangé, au vert, au bleu d'azur ; puis ils se rallument soudain et jettent des éclairs plus vifs. Par intervalles, quelqu'une de ces guirlandes de feu ondule, pareille à un serpenteau d'artifice, se déploie, se reploie, se pelotonne et plonge dans les flots, semblable à un boulet rouge. Ailleurs encore, la mer, aussi loin que la vue peut porter, semble une plaine de lait, tout imprégnée d'une douce lueur, comme si du phosphore était dissous dans les eaux.

Le merveilleux spectacle de la mer lumineuse n'acquiert toute sa magnificence que dans les régions les plus chaudes ; il n'est pas cependant tout à fait inconnu dans nos contrées, même dans le nord de la France. Le savant naturaliste qui nous a fait assister à son déjeuner au fond du cratère du Vésuve nous raconte ceci au sujet du port de Boulogne :

« L'eau tranquille était toujours parfaitement obscure mais le moindre ébranlement amenait la phosphorescence. Un grain de sable jeté sur cette surface sombre faisait naître une tache lumineuse, et les ondulations du liquide étaient autant de cercles lumineux. Une pierre de la grosseur du poing produisait les mêmes résultats ; et, de plus, chaque éclaboussure formait une étincelle pareille à celle que jette le fer rouge battu sur l'enclume. L'entrée d'un bateau à vapeur, rallumant sous les palettes de ses roues la phosphorescence en repos, était un spectacle admirable. Mais une fois le calme revenu à la surface de l'eau, tout rentrait dans l'obscurité, excepté le rivage, toujours bordé d'une ceinture phosphorescente résultant des ondulations de la mer.

« Les vagues, en arrivant vers la plage, prenaient l'aspect de flots d'argent fondu, semés d'un nombre infini de petites étincelles et couronnés d'une flamme bleuâtre. En se brisant sur le sable presque horizontal de la rive, elles couvraient un espace assez étendu. Tout cet espace, présentait alors une teinte uniforme, blanche et luisante, sur laquelle se détachaient des myriades d'étincelles d'un blanc vif ou colorées de vert et de bleu. Puis l'eau se retirait et le sol devenait obscur ; mais, au moindre ébranlement, il devenait si lumineux, qu'il semblait s'embraser sous les pas de l'observateur. Tout l'espace entourant le pied posé sur le gravier humide prenait l'aspect de charbons ardents.

Un bâton rapidement promené dans l'eau laissait après lui un sillon de lumière blanche. Les mains plongées dans la mer en ressortaient aussi lumineuses que si on les eût frottées avec du phosphore. De l'eau prise au hasard et versée d'une certaine hauteur ressemblait, à s'y méprendre, à un filet d'argent fondu. Un chien étant venu aboyer après moi, je lui jetai le contenu d'un verre ; il s'enfuit aussitôt pour éviter ce qu'il devait prendre pour du feu, et ne menaça plus que de loin. »

D'après le savant observateur, la phosphorescence de la mer était ici uniquement produite par des noctiluques, par ces points animés dont une goutte d'eau peut contenir des centaines. Combien faut-il de ces animalcules pour communiquer leur phosphorescence à des nappes d'eau si étendues, pour saturer de lumière des parages entiers de l'Océan ? Après la merveille des flots embrasés, une autre merveille se présente donc : c'est l'incompréhensible puissance qui, en quelques jours, engendre ces animalcules par myriades de légions.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874