AURORE. — En ce moment, je suppose, il est midi pour le méridien de Paris c'est aussi midi dans la France entière, à 24 ou 25 minutes près pour les points extrêmes de l'est et de l'ouest. C'est midi, l'heure du plein soleil, l'heure du repas du milieu du jour.

Suivez-moi sur le globe géographique du côté de l'est, et arrêtons-nous en Crimée. La péninsule russe passe deux heures avant nous en face du soleil ; c'est donc maintenant pour la Crimée deux heures de l'après-midi. Puisque l'heure est la même, d'un pôle à l'autre, sur le même méridien, c'est aussi deux heures pour l'Egypte, deux heures pour le paysan des bords du Nil, qui, en ce moment, sous l'ombre avare de quelque palmier, puise de l'eau dans le fleuve avec des seaux de cuir et arrose son carré d'oignons deux heures encore pour le Cafre, qui, frotté de beurre rance, brave, à l'affût du rhinocéros, la piqûre venimeuse des moustiques.

C'est quatre heures pour le mineur des monts Oural, qui poursuit dans le granit le filon d'or et de platine : triste métier que celui de ce pauvre chercheur d'or ! Je vois plus bas les plaines herbues et salées des bords du lac d'Aral. Le moment n'est pas loin où le pâtre tartare ira traire ses cavales pour préparer la boisson de lait aigri.

Sur les bords du Gange, il est six heures : l'occident s'empourpre et le soleil se couche. Le caïman, du milieu des herbages du fleuve, lève au ciel son œil vert, dresse sa tête hideuse, pour donner un dernier regard à l'astre radieux, flambeau du monde, qui luit sur le reptile aussi bien que sur l'homme ; l'éléphant le salue de sa trompe et le tigre l'acclame de ses rugissements.

Voici une ville immense où les gens ont soupé quand nous dînons nous-mêmes. C'est la capitale de la Chine, c'est Pékin, dans l'obscurité de huit heures du soir. Sur les places publiques, aux clartés des lanternes de couleur, la foule circule rieuse, avec sa longue mèche de cheveux retombant du haut du crâne aux talons. Le tam-tam et la flûte de bambou appellent les promeneurs au spectacle des marionnettes en plein vent. De cette fenêtre, derrière ce rideau de mousseline peinte d'un dragon, nous pourrions voir un mandarin, attardé aux plaisirs de la table, savourer son potage de nids d'hirondelles et manœuvrer dextrement les deux bâtonnets d'ivoire qui lui servent de fourchette et de cueiller. Peut-être même le surprendrions-nous à déposer dans sa pipe un grain d'opium et à s'enivrer de l'infernale drogue. Mais soyons discrètes ; d'ailleurs, le temps presse. Passons. — Qu'aperçois-je là-bas, à la même heure, presque à l'autre bout de la terre ? Sur la lisière dés bois, une demi-douzaine d'hommes, assis en rond autour d'un foyer mourant, fouillent les cendres avant de s'endormir, pour en extraire les derniers débris d'un nid de fourmis rouges qu'on a mis griller pour la pitance du soir. Ce sont les naturels de la Nouvelle-Zélande, pauvres déshérités de la famille humaine.

Au Kamtchatka, la nuit est depuis longtemps close ; c'est dix heures passées. Ici, on doit dormir. Attendez cependant : malgré l'obscurité, il me semble entrevoir une hutte à demi enfoncée dans le sol. C'est cela. La cheminée fume ; alors, on veille. L'ours a donné dans le piège ; le poisson a rempli les filets ; de là, régal prolongé dans la nuit. Devant l'âtre flambant, alimenté d'os et de graisse, on festoie de tranches de lard et d'eau-de-vie de genièvre.

Un peu plus loin, aux extrémités orientales de la Sibérie, vers le détroit de Behring, c'est minuit. C'est un peu moins de minuit pour la Nouvelle-Zélande. Silence ! N'éveillons pas ici les gens qui dorment, gens couverts d'horribles tatouages et avides de chair humaine. Quittons au plus vite ce coin de terre, où la civilisation traque dans leurs repaires les derniers anthropophages.

Nous sommes maintenant sous le méridien opposé à celui de Paris, au centre de la nuée d'archipels de l'Océanie. Passons toutes ces îles qui dorment d'un profond sommeil sous la feuillée des cocotiers ; franchissons la grande mer où, dans l'obscurité, errent de çà de là quelques points lumineux, signaux des navires en marche, et atteignons l'Amérique du Nord.

En Californie, il est quatre heures du matin ; San-Francisco, ville de dollars et de revolvers, dort encore. S'il faisait jour, je vous montrerais, dans les montagnes de l'intérieur des terres, un groupe d'énormes sapins, patriarches du monde végétal, qui, sur leurs fronts vénérables, portent le poids de cinq mille ans d'existence. Par malheur, la nuit est encore trop noire.

A l'embouchure du Mississippi, il est six heures du matin, et le soleil se lève. Le héron rose qui, dressé sur une patte au plus haut de la berge, voit le disque glorieux surgir du sein des mers, jette un cri d'allégresse, et d'un coup d'aile se porte à ses devants. Plus au nord, près des grands lacs du Canada, l'élan brame au soleil levant, dans la ramée blanchie de givre plus au sud, aux premiers rayons du jour, les marsouins roulent, pris d'un joyeux vertige, dans la houle des mers du Chili.

Sur les côtes occidentales du Groenland, il est huit heures pour l'Esquimau. Depuis l'aube, avec son traîneau attelé d'une douzaine de chiens, le vaillant chasseur court la pleine neigeuse la poursuite de la zibeline et du renard bleu. Il est huit heures pour le centre du Brésil ; huit heures pour le colibri, qui trouve déjà trop forte la chaleur de son ciel de feu et se retire a l'ombre dans l'épaisseur des bois, après avoir butiné tout le matin sur les fleurs, en compagnie des papillons, moins beaux, moins légers que lui.

Il est dix heures au cœur de l'Atlantique il est enfin midi pour nous. Mais le globe tourne et les rôles changent. Qui dormait s'éveille, qui veillait s'endort ; qui travaillait se repose, qui se reposait travaille et de la sorte, au grand atelier de la Terre, l'activité ne chôme pas un seul instant.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874