L'ARAIGNÉE LABYRINTHE
Si les Épeires, superbes tendeuses de rets verticaux, sont des filandières incomparables, bien d'autres Aranéides excellent en ingéniosités pour se remplir l'estomac et laisser descendance, lois primordiales des vivants. Il s'en trouve de célèbres, connues depuis longtemps et mentionnées dans tous les livres.
Certaines Mygales habitent un terrier, à l'exemple de la Lycose de Narbonne, mais avec un perfectionnement ignoré de la brutale Araignée des garrigues. Celle-ci dresse à l'embouchure de son puits un simple parapet, assemblage de graviers, de bûchettes et de soie ; les autres y mettent une rondelle mobile, un volet avec charnière, feuillure et système de serrurerie. La Mygale rentrée chez elle, le couvercle s'abat dans la feuillure avec telle précision que le joint est indiscernable. Si l'agresseur persiste et cherche à soulever la trappe, la recluse tire le verrou, c'est-à-dire implante ses griffettes dans certains trous à l'opposé de la charnière, s'arc-boute contre la paroi et maintient la porte inébranlable.
Une autre, l'Argyronète, se construit au sein de l'eau, avec de la soie, une élégante cloche à plongeur où elle emmagasine de l'air. Ainsi pourvue de l'élément respirable, elle guette au frais la venue de la proie. En temps de canicule, c'est vraie demeure de sybarite, comme l'homme insensé en a parfois entrepris sous les flots, à grand renfort de blocs de marbre et de pierres de taille. Les plafonds sous-marins de Tibère ne sont plus qu'un odieux souvenir ; la délicate coupole de l'Argyronète prospère toujours.
Si je disposais de documents venus de l'observation personnelle, j'aimerais à parler de ces industrieuses, je voudrais pouvoir ajouter à leur histoire quelques traits inédits. Je dois y renoncer. L'Argyronète ne se trouve pas dans ma région. La Mygale, versée dans l'art des portes à charnières, s'y trouve, mais très rare. Je l'ai vue une seule fois, au bord d'un sentier longeant un taillis. L'occasion, on le sait, est fugace. L'observateur, plus que tout autre, est obligé de la saisir aux cheveux. Préoccupé d'autres recherches, je ne fis que donner un coup d'oeil au magnifique sujet offert par la bonne fortune. L'occasion s'envola et n'a plus reparu.
Dédommageons-nous alors avec des trivialités, de rencontre fréquente, condition favorable aux études suivies. Le commun n'est pas l'indifférent. Accordons-lui attention soutenue, et nous lui découvrirons des mérites que notre ignorance nous empêchait de voir. Sollicitée patiemment, la moindre créature ajoute sa note aux harmonies de la vie.
Dans les champs des alentours, parcourus aujourd'hui d'un pas fatigué, mais toujours exploré d'un regard vigilant, je ne rencontre rien d'aussi commun que l'Araignée labyrinthe ( Agelena labyrinthica Clarck. ). Il n'est pas de haie qui, à sa base, parmi les herbages, dans les recoins tranquilles et bien ensoleillés, n'en abrite quelques-unes. En rase campagne, et surtout dans les lieux montueux, dénudés par le bûcheron, les emplacements préférés sont les touffes de broussailles, cistes, lavandes, immortelles et romarins tondus court par la dent des troupeaux. C'est là que je m'adresse, l'isolement et la bénignité des supports se prêtant à des manoeuvres que ne permettraient pas toujours les férocités de la haie.
En juillet, aux heures matinales, avant que le soleil tape dur sur la nuque, je vais, plusieurs fois la semaine, étudier sur place mes araignées. Les enfants, m'accompagnent, munis du viatique d'une orange, en prévision de la soif qui ne tardera pas. Ils me prêtent leurs bons yeux et leurs souples jarrets. L'expédition promet d'être fructueuse.
Voici bientôt de hauts édifices de soie, trahis, à distance par le miroitement des fils que l'aube a convertis en chapelets de rosée. Les enfants sont émerveillés de ces glorieuses girandoles, au point d'en oublier momentanément l'orange. De mon côté, je n'y suis pas indifférent. C'est spectacle superbe que celui du labyrinthe de notre Araignée, chargé des pleurs de la nuit et illuminé par les premiers rayons du soleil. Accompagné de la sonate des merles, cela seul vaut la peine de se lever matin.
Une demi-heure de chauffe, et la magique joaillerie se dissipe avec la rosée. C'est le moment de visiter les toiles. Celle-ci étale sa nappe sur un large bouquet de cistes ; son ampleur est celle d'un mouchoir. De capricieuses angulosités et des amarres distribuées à profusion la fixent sur les broussailles. Il n'est pas un brin saillant dans le fouillis qui ne fournisse point d'attache. Enlacée de partout, contournée, surmontée, la touffe disparaît, voilée de mousseline blanche.
Plane vers les bords, autant que le permettent les inégalités du soutien, la nappe, par degrés, s'excave en cratère et représente assez bien le pavillon d'un cor de chasse. La partie centrale est un gouffre conique, un entonnoir dont le col, graduellement rétréci, s'enfonce vertical dans le fourré de verdure et plonge à un empan de profondeur environ.
A l'entrée du tube, ténébreux coupe-gorge, se tient l'Araignée, qui nous regarde non bien émue de notre présence. Elle est grise, modestement parée sur le thorax de deux rubans noirs, et sur le ventre de deux galons où alternent des points les uns blanchâtres, les autres bruns. A l'extrémité du ventre, deux petits appendices mobiles forment une sorte de queue, détail assez étrange chez une Araignée.
La nappe cratériforme n'est pas de même structure dans toute son étendue. Sur les confins, c'est une trame évanouissante de fils clairsemés ; plus avant vers le centre, le tissu devient légère mousseline, puis satin ; plus loin, sur les rapides pentes de l'évasement, c'est un lacis de mailles grossièrement losangiques. Enfin le col de l'entonnoir, station habituelle, est formé d'un solide taffetas.
L'Araignée ne cesse de travailler à son tapis, pour elle estrade d'investigation. Toutes les nuits, elle y vient, le parcourt, surveillant ses pièges, prolongeant son domaine et l'accroissant de nouveaux fils. Le travail se fait avec la soie constamment appendue aux filières et constamment extraite à mesure que la bête chemine. Le col de l'entonnoir, plus souvent parcouru que le reste de la demeure, est donc pourvu de la tapisserie la plus épaisse. Par-delà sont les pentes du cratère, lieux très fréquentés aussi. Des rayons de quelque régularité en ont réglé l'évasement ; une marche oscillante et le concours directeur des appendices caudaux ont tendu sur ces rayons des mailles losangiques. Des parcours répétés d'une nuit à l'autre ont consolidé cette région. Viennent enfin des étendues peu visitées, et de la sorte pauvres en épaisseur de tapis.
Au fond de la galerie plongeant dans la broussaille, on s'attendrait à trouver une cabine secrète, une cellule capitonnée où l'Araignée prendrait refuge en ses heures d'inaction. Ce n'est pas cela du tout. Le long col d'entonnoir est librement ouvert à son bout inférieur. Il y a là, toujours béante, une porte dérobée par où la bête traquée peut fuir à travers les herbages et gagner la campagne.
Si l'on désire capturer l'Aranéide sans crainte de la blesser, il est bon de connaître cette disposition du domicile. Attaquée directement, la poursuivie descend et s'évade par la poterne du fond. La rechercher dans le fouillis bouleversé souvent n'aboutit pas, tant la fuite a été preste ; et puis, des perquisitions que rien ne guide risquent fort de l'estropier. Sans violence, de médiocre succès, maintenant rusons.
L'Araignée est aperçue à l'entrée de son tube. A pleines mains, lorsque la chose est praticable, serrons dans le bas la touffe où plonge le col de l'entonnoir. Cela suffit ; la bête est prise. Se sentant la retraite coupée, aisément elle s'engouffre dans le cornet de papier qu'on lui présente ; au besoin, les excitations d'un brin de paille l'y contraignent. Ainsi je peuple mes cloches de sujets non démoralisés par des contusions.
La nappe du cratère n'est pas précisément un piège. Que des passants, des piétons s'empêtrent un peu les pattes dans le soyeux tapis, c'est à la rigueur possible ; mais ils doivent être bien rares, les étourdis qui viennent se promener là. Il faut ici un traquenard capable de retenir la proie qui bondit et qui vole. L'Épeire a son perfide réseau visqueux ; l'Araignée des buissons a son labyrinthe, non moins perfide.
Regardons au-dessus de la nappe. Quelle forêt de cordages ! On dirait les agrès d'un navire désemparé par la tempête. Il en part de chaque brindille du support, il s'en rattache à la cime de chaque rameau, il y en a de longs et de courts, de verticaux et d'obliques, de droits et de coudés, de tendus et de relâchés ; et tout cela se croise, s'enchevêtre, dans un désordre inextricable, jusqu'à la hauteur d'une paire de coudées. C'est un chaos de lacets, un labyrinthe que nul ne pourra traverser s'il n'est doué d'un vigoureux essor.
Ici, rien de pareil aux gluaux en usage chez les Épeires. Les fils ne sont pas visqueux ; ils n'agissent que par leur confuse multitude. Tenons-nous à voir le jeu du traquenard ? Jetons un menu Criquet dans les agrès. Sans position stable sur ces branlants appuis, l'insecte se démène, et plus il se débat, plus il embrouille ses entraves. Au guet sur le seuil de son gouffre, l'Araignée laisse faire. Elle n'accourt pas happer le désespéré dans les haubans de la mâture ; elle attend que le lien des fils tordus et retordus le fasse tomber sur la nappe
Il tombe ; l'autre arrive, se jette sur le précipité. L'attaque n'est pas sans péril. La proie est démoralisée plutôt que ligotée ; à peine traîne-t-elle aux pattes quelques bouts de fils rompus. L'audacieuse ne s'en préoccupe. Sans recourir à l'ensevelissement sous un suaire paralyseur comme le font les Épeires, elle palpe le morceau, le reconnaît de bonne qualité et lui implante les crocs en dépit des ruades.
Le point mordu est habituellement la base d'un cuissot : non que ce point soit plus vulnérable que tout autre à peau fine, mais probablement parce qu'il est de meilleur goût. Les diverses toiles visitées dans le but de connaître les victuailles me montrent, en effet, parmi d'autres pièces, diptères variés et petits papillons, des cadavres de Criquets à peine entamés, et tous dépourvus des pattes postérieures, au moins de l'une d'elles. Sur les bords de la nappe, aux crocs de la boucherie, fréquemment pendillent les gigots de l'Acridien, vidés de leur succulent contenu.
En mon temps de gaminaille, temps libre de préjugés en matière de choses mangeables, je savais, comme bien d'autres apprécier le morceau. C'est, en très petit, l'équivalent des grosses pattes de l'Écrevisse.
La tendeuse d'agrès à qui nous venons de jeter un Criquet attaque donc la proie par la base d'une cuisse. La morsure est persistante ; une fois ses crochets implantés, l'Aranéide ne lâche prise. Elle boit, elle hume, elle extrait par succion. Ce premier point tari, elle passe à d'autres, au second cuissot en particulier, si bien que la proie devient carapace vide sans être déformée.
Nous avons vu les Épeires s'alimenter de façon pareille, saigner leur venaison et la boire au lieu de la manger. A la fin cependant, en des heures de douce digestion, elles reprennent la pièce tarie, la mâchent, la remâchent et la réduisent en une pelote informe. C'est le dessert qui amuse les dents. L'Araignée labyrinthe ne connaît pas ces distractions de table ; sans les mâcher, elle rejette de sa toile les reliefs épuisés. Bien que de longue durée, la consommation se fait en pleine sécurité. Dès la première morsure, le Criquet devient chose inerte ; le venin de l'Aranéide l'a foudroyé.
Très inférieur comme oeuvre d'art au fil de l'Épeire, combinaison de haute géométrie, le labyrinthe, malgré son ingéniosité, ne donne pas une idée favorable de son constructeur. Ce n'est guère qu'un échafaudage informe, érigé au hasard. L'ouvrière de cet édifice sans règles doit cependant avoir, comme les autres, ses principes du correct et du beau. Déjà l'embouchure du cratère, si joliment treillissée, nous le fait soupçonner ; le nid, chef-d'oeuvre habituel des mères, va nous le démontrer en plein.
Quand approche le moment de la ponte, l'Aranéide, change de domicile ; elle abandonne sa toile en excellent état, elle n'y revient plus. Prendra possession de l'immeuble qui voudra. L'heure est venue de fonder l'établissement de famille. Mais où ? L'Araignée le sait très bien ; moi, je l'ignore. Des matinées se dépensent en recherches sans résultat. En vain je fouille les fourrés supportant les toiles, je n'y trouve jamais rien qui réponde à mes espérances.
Le secret m'est enfin connu. Une toile se présente, déserte, mais non délabrée encore, signe d'un abandon récent. Au lieu de chercher dans la broussaille qui lui donne appui, inspectons les alentours, dans un rayon de quelques pas. S'il s'y trouve une touffe peu élevée, de bonne épaisseur, le nid est là, dérobé aux regards. Il porte avec lui certificat authentique de son origine, car la mère invariablement l'occupe.
Par cette méthode d'investigation, loin du traquenard à labyrinthe, me voici possesseur d'autant de nids qu'il en faut pour satisfaire ma curiosité. Ils ne répondent pas, de bien s'en faut, à l'idée que je me fais du talent de la mère. Ce sont de grossiers paquets de feuilles mortes, confusément assemblées avec des fils de soie. Sous cette rustique enveloppe est une poche de tissu fin contenant le réceptacle des oeufs, le tout en fort mauvais état à cause des déchirures inévitables pendant l'extraction hors de la broussaille. Non, ce n'est pas avec ces loques que je pourrai juger du savoir de l'artiste.
Dans ses constructions, l'insecte a ses règles architecturales, règles non moins immuables que les caractères anatomiques. Chaque groupe bâtit d'après les mêmes principes, où s'observent les lois d'une esthétique naïve ; mais, bien des fois, des circonstances dont le constructeur n'est pas maître, l'espace disponible, l'irrégularité des lieux, la nature des matériaux et autres causes fortuites viennent détourner l'ouvrier de ses plans et troubler l'édifice. Alors la virtuelle régularité se traduit en réalité confuse ; l'ordre dégénère en désordres.
Ce serait un intéressant sujet de recherches que celui du type adopté par chaque espèce lorsque le travail s'accomplit sans entraves. L'Épeire fasciée ourdit la sacoche de ses oeufs dans l'espace libre, sur l'appui peu gênant d'un maigre rameau, et son ouvrage est une ampoule de superbe élégance. L'Épeire soyeuse a pareillement les coudées franches, et son outre en paraboloïde étoilé ne manque pas de grâce. L'Araignée labyrinthe, autre filandière de haut titre, serait-elle ignorante des préceptes du beau quand elle doit tisser la tente des petits ? Je ne connais d'elle encore qu'un paquet disgracieux. Est-ce là tout ce qu'elle sait faire ?
Je m'attends à mieux si les circonstances la servent. Travaillant au sein d'un épais fourré, dans l'encombrement des feuilles mortes et des ramilles, elle produirait ouvrage très incorrect ; mais obligeons-la de construire hors des embarras, et alors, j'en ai d'avance la conviction, appliquant sans gêne ses talents, elle se montrera versée dans l'art des nids gracieux.
Aux approches de la ponte, vers le milieu du mois d'août, j'établis isolément une demi-douzaine d'Araignées sous de grandes cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable. Au centre, un rameau de thym fournira des appuis à la construction ; le treillis de l'enceinte en fournira aussi. Rien autre comme ameublement. Pas de feuilles mortes qui déformeraient le nid si la mère s'avisait de les appliquer en couverture. Comme vivres, journellement des Criquets, très bien acceptés, à la condition qu'ils soient tendres et de médiocre taille.
L'expérience marche à souhait. Le mois d'août à peine fini, je suis en possession de six nids, magnifiques de forme et d'éclatante blancheur. La liberté de l'atelier a permis à la filandière de suivre sans entraves sérieuses l'inspiration de son instinct, et le résultat est chef-d'oeuvre d'ordre et d'élégance, abstraction faite des quelques angulosités nécessaires aux points de suspension.
C'est une enceinte ovoïde en exquise mousseline blanche, une demeure diaphane où la mère doit séjourner longtemps pour surveiller la nitée. Le volume en est à peu près celui d'un oeuf de poule. La cabine est ouverte aux deux pôles. Le pertuis d'avant se prolonge en galerie évasée ; le pertuis d'arrière s'effile en col d'entonnoir. Le rôle de ce col m'échappe. Quant à l'ouverture antérieure, plus large, c'est, à n'en pas douter, une porte d'approvisionnement. Je vois, de loin en loin, l'Araignée y stationner, y guetter le Criquet, qu'elle consomme au dehors, se gardant bien de souiller de cadavres l'immaculé sanctuaire.
La structure du nid n'est pas sans analogie avec celle de la demeure en saison de chasse. Le vestibule d'arrière représente le col d'entonnoir qui descendait au voisinage du sol et donnait une issue de fuite en cas de grave péril. Celui d'avant, épanoui en une embouchure que des cordons, çà et là tendus, font largement bâiller, est un souvenir du gouffre où tombait autrefois le gibier. De la vieille habitation, tout s'y retrouve, même le labyrinthe, très amoindri, il est vrai. Devant l'embouchure évasée s'enchevêtrent des fils où les passants se prennent. Il y a ainsi, pour chaque espèce, un prototype de construction, maintenu dans son ensemble malgré des conditions changeantes. L'animal sait très bien son métier, mais il ne sait et ne saura jamais autre chose, incapable qu'il est d'innover.
Or, ce palais de soie n'est en somme qu'un corps de garde. Derrière la douce nébulosité laiteuse de la paroi, transparaît le tabernacle des oeufs, étoilé en vague croix d'honneur. C'est une ample poche, d'un superbe blanc mat, isolée de partout au moyen de piliers rayonnants qui l'immobilisent au centre de la tenture. Amincis au milieu, dilatés d'un bout en chapiteau conique et de l'autre en base de même forme, ces piliers, au nombre d'une dizaine, s'opposent l'un à l'autre et déterminent des corridors cintrés qui permettent de circuler dans tous les sens autour de la chambre centrale. La mère gravement déambule sous les arcades de son cloître ; elle stationne ici, puis ailleurs ; longuement elle ausculte la sacoche des oeufs ; elle écoute ce qui se passe sous l'enveloppe de satin. La troubler serait une barbarie.
Pour un examen plus intime, mettons à profit les nids délabrés apportés des champs. Abstraction faite de ses piliers, la poche des oeufs est un conoïde renversé, rappelant l'ouvrage de l'Épeire soyeuse. L'étoffe en est de quelque résistance ; le tiraillement de mes pinces ne la déchire pas sans difficulté. A l'intérieur du sac, rien autre qu'une ouate blanche, d'extrême finesse, et enfin les oeufs, au nombre d'une centaine et relativement assez gros, car ils mesurent un millimètre et demi. Ce sont des perles d'un jaune ambré très pâle, non agglutinées entre elles et roulant libres dès que j'écarte l'édredon qui les enveloppe. Mettons le tout en tube de verre pour suivre l'éclosion.
Revenons maintenant un peu sur nos pas. L'époque de la ponte venue, la mère abandonne sa demeure, son cratère où roulaient les précipités, son labyrinthe où s'échouait l'essor des moucherons ; elle quitte intacts les appareils qui grassement la faisaient vivre. Soucieuse des devoirs maternels, elle va fonder au loin un autre établissement. Pourquoi s'éloigner ?
Quelques longs mois de vie lui revenant encore, la nourriture lui est nécessaire. Alors ne serait-il pas mieux de loger la ponte dans l'étroit voisinage du domicile actuel et de continuer la chasse avec l'excellent piège dont on dispose ? La surveillance du nid et la victuaille d'acquisition facile marcheraient de pair. L'Araignée est d'un autre avis, et j'en soupçonne le motif.
La nappe du filet et le labyrinthe qui la surmonte sont, par leur blancheur et leur situation en haut lieu, des objets visibles de loin. Leur scintillement au soleil, en des passages fréquentés, attire moustiques et papillons, comme le font les lampes de nos appartements et le miroir de l'oiseleur. Qui vient voir de trop près la radieuse affaire périt victime de sa curiosité. Rien de mieux pour duper l'étourderie des allants et des venants, mais aussi rien de plus périlleux pour la sécurité de la famille.
A ce signal, largement étalé, sur la verdure, ne manqueront pas d'accourir des exploiteurs ; ils trouveront assurément la précieuse bourse, renseignés qu'ils sont par la toile ; et un ver étranger, faisant régal d'un cent d'oeufs à la coque, ruinera l'établissement. Ces ennemis, je ne les connais pas, n'ayant pu disposer de matériaux suffisant au relevé des parasites. D'après des indications venues d'ailleurs, je les soupçonne.
L'Épeire fasciée, confiante dans la robusticité de son étoffe, établit son nid à la vue de tous, les suspend aux broussailles, sans précaution aucune pour le dissimuler. Mal lui en prend. De son ampoule, j'ai obtenu un Ichneumon porteur de lardoire inoculatrice, un Cryptus qui, larve, s'était nourri des oeufs de l'Aranéide. A l'intérieur du barillet central, rien ne restait que les coques taries ; l'extermination des germes était complète. On connaît, du reste, d'autres Ichneumonides adonnés à l'exploitation des nids d'Araignées ; un panier d'oeufs frais est la nourriture réglementaire de leurs fils.
L'Araignée labyrinthe redoute, tout comme une autre, la venue scélérate du sondeur de sacoches ; elle la prévoit, et, pour s'en garantir du mieux possible, elle choisit une cachette hors de sa demeure, loin de la toile dénonciatrice. Se sentant les ovaires mûrs, elle déménage, s'en va de nuit explorer les environs, en quête d'un refuge moins périlleux. Les points préférés sont les courtes broussailles, traînant à terre, gardant l'hiver dense verdure et bourrées de feuilles mortes venues des chênes voisins. Des touffes de romarins qui gagnent en épaisseur ce qu'elles perdent en élévation sur le roc incapable de les nourrir, particulièrement lui conviennent. C'est là que, d'habitude, je rencontre son nid, non sans longues recherches, tant il est bien caché.
Jusqu'ici, rien ne s'écarte des usages courants. Comme le monde est plein de consommateurs en recherche de tendres bouchées, toute mère a ses appréhensions ; elle a aussi sa prudence, qui lui conseille d'établir sa famille en de secrets réduits. Bien peu négligent cette précaution ; chacune, à sa manière, dissimule sa ponte.
Pour l'Araignée labyrinthe, la sauvegarde de la nitée se complique d'une autre condition. Dans l'immense majorité des cas, une fois logés en lieu propice, les oeufs sont abandonnés à eux-mêmes, exposés aux chances de la bonne et de la mauvaise fortune. Mieux douée en dévouement maternel, l'Araignée des broussailles doit, au contraire, surveiller les siens jusqu'à l'éclosion, ainsi que le fait l'Araignée-Crabe.
Avec quelques fils et des folioles rapprochées, cette dernière bâtit au-dessus de son nid aérien une guérite sommaire, où elle se tient en permanence, très amaigrie, aplatie en une sorte d'écaille ridée, par suite du vide des ovaires et du défaut total de nourriture. Et cette guenille, presque une peau qui s'obstine à vivre sans manger, défend hardiment sa capsule aux oeufs, fait le pugilat contre qui s'en approche. Elle ne se décide à mourir que lorsque les petits sont partis.
L'Araignée labyrinthe est mieux partagée. Après la ponte, loin d'être émaciée, elle conserve excellente apparence et ventre rondelet. De plus, toujours dispose à saigner le Criquet, elle garde bon appétit. Une demeure avec poste de chasse lui est donc nécessaire tout à côté des oeufs surveillés. Nous la connaissons, cette demeure, édifiée suivant les rigoureux principes de l'art sous l'abri de mes cloches.
Rappelons-nous le magnifique corps de garde ovalaire, prolongé en vestibule à l'un et l'autre bout, la chambre des oeufs suspendue au centre et isolée de partout au moyen d'une dizaine de piliers ; le vestibule d'avant, dilaté en large embouchure et surmonté, comme traquenard, d'un lacis de fils tendus. La translucidité de l'enceinte nous permet le spectacle de l'Araignée en affaires de ménage. Son cloître à couloirs voûtés lui permet de se porter en tout point de la bourse étoilée, récipient des oeufs. Inlassable dans ses circuits, elle s'arrête de çà et de là ; elle palpe amoureusement le satin, ausculte les secrets de la sacoche. Si j'ébranle un point avec un bout de paille, vite elle accourt, s'informe de l'événement. Telle vigilance en imposera-t-elle à l'Ichneumon et autres amateurs d'omelettes ? Peut-être bien. Mais si ce péril est conjuré, d'autres viendront lorsque la mère ne sera plus là.
L'assiduité de la surveillance ne fait pas oublier le danger. Un des Criquets que je renouvelle de temps à autre sous les cloches vient de se prendre dans les cordons du grand vestibule. L'Araignée précipitamment arrive, happe l'étourdi et le démembre de ses gigues, qu'elle vide de leur contenu, le meilleur de la proie. Le reste du cadavre est ensuite plus ou moins tari, d'après l'appétit du moment. La consommation se fait en dehors du corps de garde, sur le seuil de la porte, jamais à l'intérieur.
Ce ne sont pas ici bouchées capricieuses, bonnes à tromper un moment les ennuis de la surveillance ; ce sont repas substantiels, bien souvent renouvelés. Pareil appétit m'étonne après avoir vu l'Araignée-Crabe, elle aussi fervente gardienne, refuser les Abeilles que je lui présente et se laisser périr d'inanition. L'actuelle mère aurait-elle, tant que cela, besoin de manger ? Oui, certes, elle en a besoin, et pour un motif impérieux.
Au début de l'ouvrage, elle a dépensé beaucoup de soie, peut-être tout ce que contenaient ses réserves, car la double demeure, pour elle et pour ses fils, est édifice vaste, très coûteux en matériaux ; et cependant, près d'un mois encore, je la vois ajouter couche sur couche tant à la paroi de la grande cabine qu'à celle de la chambre centrale, à tel point que le tissu, d'abord gaze translucide, devient opaque satin. L'épaisseur de l'enceinte ne semble jamais suffisante ; l'Araignée y travaille toujours. Pour suffire à cette prodigalité, elle doit donc gonfler incessamment, par l'alimentation, les burettes à soie à mesure qu'elle les épuise par la filature. Se nourrir est le moyen d'entretenir l'inépuisable usine.
Un mois s'écoule, et, vers le milieu de septembre, les petits éclosent, mais sans quitter leur tabernacle, où ils doivent passer l'hiver au sein d'une douce ouate. La mère continue de surveiller et de filer, de jour en jour moins active. A de plus longs intervalles elle se restaure d'un Criquet ; il lui arrive de dédaigner ceux que j'empêtre moi-même dans son traquenard. Cette sobriété croissante, signe de décrépitude, ralentit et enfin arrête le travail des filières.
Quatre à cinq semaines encore, la mère ne cesse d'inspecter à pas lents, heureuse d'entendre grouiller les nouveau-nés dans la sacoche. Finalement, lorsque s'achève octobre, elle se cramponne à la chambre des fils et périt desséchée. Elle a fait tout ce que peut le dévouement maternel, la providence des petites bêtes fera le reste. Quand viendra le printemps, les jeunes sortiront de leur douillet habitacle, se répandront dans les alentours par la méthode du fil aérostatique, et tisseront sur les touffes de thym leurs premiers essais de labyrinthe.
Si corrects de structure et si nets de soierie, les nids des captives sous cloche ne nous apprennent pas tout ; il convient de revenir sur ce qui se passe dans les conditions complexes des champs. Vers la fin de décembre, je me remets en recherche, aidé de tous les miens, juvéniles collaborateurs. Au bord d'un sentier qu'abrite un talus rocheux et boisé, on visite les romarins chétifs, on soulève les ramifications couchées à terre. Le succès répond à notre zèle. En une paire d'heures, je suis possesseur de quelques nids.
Ah ! les piteux ouvrages, rendus méconnaissables par les assauts de la mauvaise saison ! Il faut avoir les yeux de la foi pour reconnaître dans ces masures l'équivalent des édifices bâtis sous cloche. Lié au rameau qui traîne, le disgracieux paquet gît sur le sable qu'ont amassé les pluies. Des feuilles de chêne, confusément assemblées au moyen de quelques fils, de partout l'enveloppent. L'une d'elles, plus ample que les autres, fait toiture et donne attache à la totalité du plafond. Si l'on ne voyait saillir les restes soyeux des deux vestibules, et si l'on n'éprouvait certaine résistance en séparant les pièces du paquet, on prendrait la chose pour un amoncellement fortuit, oeuvre de la pluie et des vents.
Examinons de plus près l'informe trouvaille. Voici la grande loge, la cabine maternelle, qui se déchire à mesure que s'enlève le revêtement de feuilles ; voici les rondes galeries du corps de garde ; voici la chambre centrale et ses piliers, le tout en tissu blanc, immaculé. Les souillures du sol humide n'ont pas eu accès dans la demeure que protégeait une enceinte de feuilles mortes.
Ouvrons maintenant l'habitacle des fils. Qu'est ceci ? A mon extrême surprise, le contenu de la chambre est un noyau de matières terreuses, comme si des infiltrations avaient laissé pénétrer les eaux pluviales chargées de boue. Écartons cette idée, nous dit la paroi de satin, elle-même d'une netteté parfaite à l'intérieur. C'est bel et bien ouvrage de la mère, travail intentionnel, minutieusement exécuté. Les grains de sable en sont agglutinés par un ciment de soie, et le tout offre à la pression des doigts certaine résistance.
L'énucléation continuée nous montre, au-delà de cette couche minérale, une dernière tunique soyeuse qui fait globe autour de la nitée. A peine cette ultime enveloppe déchirée, les petits, apeurés, s'enfuient et se dispersent avec une agilité singulière en cette saison de froid et de torpeur.
En somme, quand elle travaille en liberté, l'Araignée labyrinthe construit autour des oeufs, entre deux feuillets de satin, une muraille composée de beaucoup de sable et d'un peu de soie. Pour arrêter la sonde de l'Ichneumon et la dent des autres ravageurs, elle ne pouvait guère trouver mieux que ce système de blindage où se combinent les duretés du caillou et les mollesses de la mousseline.
Ce moyen défensif semble d'usage assez fréquent chez les Aranéides. La grosse Araignée de nos habitations, la Tégénaire domestique, enclôt sa ponte dans une pilule fortifiée d'une écorce de soie et de débris poudreux tombés du mortier des murs. D'autres espèces, vivant aux champs sous les pierres, pratiquent semblable industrie. Elles enveloppent leur ponte d'une coque minérale que maintiennent des soieries. Les mêmes craintes ont inspiré les mêmes méthodes de protection.
Alors comment se fait-il que des cinq mères élevées sous mes cloches, aucune n'ait eu recours au rempart de pisé ? Le sable abondait cependant, les terrines où reposaient les cloches en étaient remplies. D'autre part, dans les conditions naturelles, il m'est arrivé de rencontrer des nids dépourvus de la couche minérale. Ces nids incomplets étaient disposés à quelque distance du sol, dans l'épaisseur de la broussaille ; les autres, munis d'une assise de sable, reposaient à terre, au contraire.
La marche du travail explique ces différences. Le béton de nos maçonneries s'obtient par la manipulation simultanée du cailloutis et du mortier. De même l'Araignée mixtionne le ciment de la soie et les granules sablonneux ; les filières ne cessent de fonctionner, tandis que les pattes jettent sous le flot agglutinatif les matériaux solides cueillis dans l'immédiat voisinage. L'opération serait impraticable s'il fallait, après chaque grain de sable cimenté, suspendre le travail des filières et aller chercher à distance d'autres éléments pierreux. Ces matériaux doivent se trouver sans recherches sous les pattes ; sinon l'Araignée y renonce et continue tout de même son ouvrage.
Dans mes cloches, le sable est trop loin. Pour en avoir il faudrait quitter le haut du dôme où le nid se bâtit avec l'appui du treillis, il faudrait descendre à un empan de profondeur. L'ouvrière se refuse à ce déplacement qui, répété à chaque grain, rendrait trop difficultueuse la marche de la filature. Elle s'y refuse aussi lorsque, pour des motifs dont je n'ai pas le secret, l'emplacement choisi se trouve à quelque élévation dans la touffe de romarin. Mais si le nid touche le sol, le rempart de pisé ne fait jamais défaut.
Verrons-nous dans ce fait la preuve d'un instinct modifiable, soit en voie de décadence et négligeant par degrés ce qui fut la sauvegarde des ancêtres, soit en voie de progrès et s'acheminant, avec des hésitations, vers l'art de la maçonnerie ? Il n'est permis de conclure ni dans un sens ni dans l'autre. L'Araignée labyrinthe vient simplement de nous apprendre que l'instinct a des ressources mises en pratique ou gardées latentes d'après les conditions du moment.
Mettons-lui du sable sous les pattes, et la filandière pétrira du béton ; refusons-lui ce sable, tenons-le éloigné, et l'Araignée restera simple taffetassière, toujours prête d'ailleurs à maçonner, si les conditions se trouvent favorables. L'ensemble des choses accessibles à l'observateur affirme qu'il serait insensé d'attendre d'elle d'autres innovations, qui changeraient à fond son industrie et lui ferai abandonner, par exemple sa cabine à double vestibule et son tabernacle étoilé, pour l'outre piriforme de l'Épeire fasciée.
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème série, chapitre 15.