LA CHIMIE INDUSTRIELLE
Tout arrive. Lorsque, par les fenêtres basses donnant dans le jardin de l'école, je donnais un coup d'oeil à l'officine où fumaient les cuves à garance ; lorsque, dans le sanctuaire même, comme première et dernière leçon de chimie, j'assistais à l'explosion de la bombe au vitriol qui faillit nous défigurer tous, ah ! que j'étais loin de soupçonner mon futur rôle sous la même voûte ! Elle m'eut laissé bien incrédule la prédiction m'annonçant qu'un jour je succéderais au maître. Le temps nous ménage de ces surprises.
Les pierres auraient les leurs pareillement si quelque chose pouvait les étonner. En principe, l'édifice de Saint-Martial fut une église, il est temple aujourd'hui. On y priait en latin, on y prie maintenant en français. Dans l'intervalle, pendant quelques années, il a servi à la science, belle oraison conjurant les ténèbres. Que lui réserve l'avenir ? Comme bien d'autres dans la ville sonnante, suivant le terme de Rabelais, deviendra-t-il magasin à charbons, entrepôt de ferraille, remise de voituriers ? Qui le sait ? Les pierres ont leurs destinées, non moins imprévues que les nôtres.
Lorsque j'en prends possession comme laboratoire des cours municipaux, la nef est restée ce qu'elle était au moment de ma courte et désastreuse visite d'autrefois. A droite, sur les murailles, un semis de taches noires frappe le regard. On dirait que la main d'un forcené, se faisant arme d'un pot d'encre, a brisé là son fragile projectile. Ces taches, je les reconnais tout de suite. Ce sont les éclaboussures de la bouillie corrosive que nous lança la cornue de jadis. Depuis ce temps lointain, on n'a pas jugé à propos de les faire disparaître sous une couche de badigeon. Tant mieux : elles seront pour moi d'excellentes conseillères. Sous mes yeux, à chaque leçon, elles me parleront sans cesse de prudence.
Malgré tous ses attraits, la chimie cependant ne me faisait pas oublier un projet bien conforme à mes goûts et caressé depuis longtemps, celui d'enseigner l'histoire naturelle dans une Faculté. Or, un jour, j'eus au lycée la visite d'un inspecteur général non faite pour m'encourager. Entre eux, mes collègues l'appelaient le Crocodile. Peut-être les avait-il quelque peu houspillés dans sa tournée. Malgré ses manières bourrues, c'était au fond un excellent homme. Je lui dois un avis de haute influence dans la suite de mes études.
Ce jour-là, il parut seul, à l'improviste, dans la salle où j'exerçais les élèves au dessin géométrique. Disons qu'à cette époque, pour venir en aide à mon dérisoire traitement et nouer vaille que vaille, avec ma nombreuse famille, les deux bouts de l'année, je cumulais bien des fonctions tant au lycée qu'au dehors. Au lycée, en particulier, après les deux heures soit de physique, sait de chimie, soit d'histoire naturelle, venait, sans répit, une autre séance de deux heures, où je montrais, comment se trace une épure de géométrie descriptive ; comment se dessinent un plan géodésique, une courbe quelconque dont on connaît la loi de génération. On appelait cela les travaux graphiques.
L'irruption soudaine du personnage redouté ne me cause pas grand émoi. Midi sonne, les élèves sortent, et nous sortons seuls. Je le sais géomètre. Une courbe transcendante construite à la perfection est capable de l'amadouer. J'ai précisément, dans mes cartons, de quoi le satisfaire. En cette circonstance, la fortune me sert bien. Parmi mes écoliers, un se trouve qui, vrai cancre pour tout le reste, manie excellemment équerre, règle et tire-ligne. Cervelle obtuse et doigts habiles.
A la faveur d'un réseau de tangentes dont je lui ai montré d'abord la loi et le tracé, mon artiste a obtenu la cycloïde ordinaire, puis l'épicycloïde, tant intérieure qu'extérieure ; enfin les mêmes courbes rallongées ou raccourcies. Ses dessins sont d'admirables toiles d'araignée, enveloppant dans leur filet la courbe savante. Le tracé est d'une telle précision qu'on peut en déduire aisément de beaux théorèmes si pénibles au calcul.
Je soumets les chefs-d'oeuvre géométriques à mon inspecteur général, féru lui-même de géométrie, à ce que l'on dit. Modestement je dis le mode du tracé, j'attire son attention sur les belles conséquences que le dessin permet de déduire. Peine perdue ; mes feuilles n'obtiennent qu'un regard distrait et sont rejetées sur la table à mesure que je les présente. « Hélas ! me disais-je, l'orage couve, la cycloïde ne te sauvera pas ; tu vas recevoir à ton tour le coup de dent du Crocodile. »
Pas du tout. Voici que le redouté se fait débonnaire. Il s'assied sur un banc, jambe de-ci, jambe de-là, m'invite à prendre place à côté de lui, et un moment nous causons travaux graphiques. Puis, avec brusquerie :
« Avez-vous de la fortune ? » fait-il. »
Abasourdi de la singulière demande, je réponds par un sourire.
« N'ayez crainte, reprend-il ; confiez-vous à moi ; Ce que je vous demande est dans votre intérêt. Avez-vous de la fortune ? »
— Je n'ai pas à rougir de ma pauvreté, monsieur l'inspecteur général. En toute franchise je vous le confesse : je ne possède rien, mes ressources se réduisent à mon humble salaire. »
Un froncement de sourcil accueille ma réponse, et j'entends ceci, dit à demi-voix, comme si mon confesseur se parlait à lui-même :
« C'est fâcheux, vraiment très fâcheux. »
Etonné que ma pénurie fût jugée fâcheuse, je m'informe. Je n'étais pas habitué à pareille sollicitude de la part de mes chefs.
« Eh oui, c'est grand dommage, continue l'homme qu'on disait si terrible. J'ai lu vos travaux parus dans les Annales des sciences naturelles. Vous avez l'esprit observateur, le goût des recherches, la parole animée, et la plume ne pèse pas trop à vos doigts. Vous auriez fait un excellent professeur de Faculté.
— Mais c'est précisément le but que je poursuis.
— Renoncez-y.
— Ne remplirais-je pas les conditions de savoir requises ?
— Si, vous les remplissez, mais vous n'avez pas de fortune. »
Le grand obstacle m'est dévoilé ; malheur aux pauvres ! Le haut enseignement exige avant tout des rentes personnelles. Soyez médiocre, plat, mais ayez des écus qui vous permettent de figurer. L'affaire dominante est là, le reste est condition secondaire.
Et le digne homme me raconte la misère en habit noir. Quoique moins déshérité que je le suis, il en a connu les déboires ; il me les expose avec émotion, dans leur pleine amertume. Le coeur brisé, je l'écoute ; je sens crouler le refuge où je pensais abriter mon avenir.
« Monsieur, lui dis-je, vous venez de me rendre un grand service, vous mettez fin à mes hésitations. Provisoirement je renonce à mon projet. Je verrai d'abord s'il est possible d'acquérir le petit avoir qui m'est nécessaire afin d'enseigner décemment. »
Là-dessus s'échange une amicale poignée de main, et nous nous quittons. Je ne l'ai plus revu depuis. Ses raisons, toutes paternelles, m'avaient vite convaincu : j'étais mûr pour la rude vérité. Quelques mois avant m'était arrivée ma nomination de suppléant à la chaire de zoologie de Poitiers. On m'allouait prébende dérisoire. Les frais du déménagement soldés, il me restait à peine trois francs par jour, et je devais, avec ce revenu, subvenir aux besoins de ma famille, sept personnes. Je m'empressai de décliner l'honneur bien grand.
Non, la science ne devrait pas avoir de ces plaisanteries. Si nous lui sommes utiles, nous les humbles, que du moins elle nous fasse vivre. Ne le pouvant, qu'elle nous laisse casser des cailloux sur la grand-route. Oh ! oui, j'étais mûr pour la vérité lorsque le brave homme me parlait de la misère en habit noir. Je raconte l'histoire du passé, non bien lointaine. Depuis, les choses se sont largement améliorées ; mais quand la poire s'est trouvée faite à point, je n'étais plus d'âge à la cueillir.
Et maintenant, qu'entreprendre pour franchir le mauvais pas signalé par mon inspecteur et confirmé par mon expérience personnelle ? Je ferai de la chimie industrielle. Les cours publics de Saint-Martial laissent à ma disposition laboratoire spacieux, assez bien outillé. Pourquoi ne pas en profiter ?
La grande industrie d'Avignon était celle de la garance, fournie par l'agriculture aux usines, qui la transforment en produits plus purs et plus concentrés. Mon prédécesseur s'en occupait, et s'en trouvait bien, dit-on. Suivons ses traces, utilisons cuves et fourneaux, coûteux outillage dont j'ai hérité. Donc à l'oeuvre.
Le produit que je recherche, quel doit-il être ? Je me propose d'extraire le principe tinctorial, l'alizarine, de l'isoler des matériaux encombrants qui l'accompagnent dans la racine, de l'obtenir à l'état de pureté sous une forme se prêtant à l'impression directe des tissus, méthode bien autrement artistique et rapide que celle de la vieille teinture.
Rien de simple comme ce problème, une fois résolu ; mais combien nébuleux tant qu'il est à résoudre. Je n'ose me remémorer la somme d'imagination et de patience dépensée en d'interminables tentatives que rien ne rebutait, pas même l'insensé. Que de méditations dans la sombre église, que de rêves fleuris, peu après quels déboires lorsque l'expérience donnait le dernier mot et renversait l'échafaudage de mes combinaisons ! Tenace à la manière de l'esclave antique amassant un pécule pour son affranchissement, je répondais à l'échec de la veille par l'essai du lendemain, souvent défectueux comme les autres, parfois, riche d'une amélioration ; et j'allais sans me lasser, car, moi aussi, je nourrissais l'indomptable ambition de m'affranchir.
Y parviendrai-je ? Peut-être bien. Voici que je possède enfin réponse satisfaisante. J'obtiens, de façon pratique et peu coûteuse, la matière colorante pure, concentrée en un petit volume, excellente pur l'impression aussi bien que pour la teinture. Un de mes amis commence, dans son usine, l'exploitation en grand de mon procédé ; quelques ateliers d'indiennerie adoptent le produit, s'en montrent enchantés. Enfin, l'avenir sourit ; dans mon ciel gris une trouée se fait, enluminée de rose. Je posséderai le modeste avoir sans lequel je dois m'interdire l'enseignement supérieur. Affranchi de la géhenne du pain de chaque jour, je pourrai vivre tranquille au milieu de mes bêtes.
En ces joies de la chimie industrielle maîtresse de son problème, un rayon de soleil m'était par surcroît réservé, ajoutant ses allégresses à celles de mon succès. Remontons une paire d'années plus haut.
Il nous vint au lycée les inspecteurs généraux. Ces messieurs vont par deux, l'un occupé des lettres et l'autre des sciences. L'inspection finie, les paperasses administratives vérifiées, le personnel enseignant fut convoqué dans le salon du proviseur pour entendre les derniers conseils des deux hauts personnages. Celui des sciences commença.
Ce qu'il dit, je serais fort embarrassé d'en trouver le souvenir. C'était froide prose de métier, paroles sans âme oubliées de l'auditeur une fois le talon tourné ; au vrai mot, une simple corvée pour celui qui parle et pour celui qui écoute. J'en avais auparavant assez entendu, de ces froides homélies ; une de plus ne pouvait laisser trace.
A son tour parla l'inspecteur des lettres. Dès les premiers mots : « »Oh ! oh ! me dis-je, ceci est une autre affaire ! » La parole est émue, vibrante, imagée ; insoucieuse des vulgarités scolaires, l'idée s'élève, doucement plane dans les régions sereines d'une paternelle philosophie. Cette fois j'écoute avec plaisir, je me sens même remué. Ce n'est plus l'homélie administrative ; c'est l'élan chaleureux, le verbe entraînant ; c'est l'homme de bien habile dans l'art de parler, ainsi que le veut la définition antique de l'orateur. A pareille fête, jamais l'enseignement ne m'avait convié.
Au sortir de la réunion, le coeur me battait plus vite que d'habitude. « »Quel dommage, me disais-je, que ma partie, les sciences, ne puisse un jour me mettre en relations avec cet inspecteur ; nous ferions, ce me semble, une paire d'amis. » Je m'informai de son nom auprès de mes collègues, toujours mieux renseignés que moi. Ils m'apprirent qu'il s'appelait Victor Duruy.
Or un jour, une paire d'années plus tard, en surveillance au milieu de la buée de mes cuves, les mains devenues pattes de homard cuit par la fréquentation du rouge indélébile de mes teintures, je vois entrer à l'improviste, dans mon officine de Saint-Martial, un personnage dont la physionomie me revient aussitôt en mémoire. Je ne me trompe pas ; c'est bien lui, c'est l'inspecteur général dont la parole m'avait autrefois ému. M. Duruy est maintenant ministre de l'Instruction publique. On le qualifie d'Excellence, et ce qualificatif, vaine formule, est aujourd'hui des mieux mérités : notre ministre excelle dans ses hautes fonctions. Nous l'avons tous en profonde estime. C'est l'homme des modestes et des laborieux.
« Les derniers quarts d'heure de mon passage à Avignon, fait tout souriant mon visiteur, je désire les passer seul avec vous. Cela me distraira des courbettes officielles. »
Confus de tant d'honneur, je m'excuse de mon costume en manches de chemise et surtout de mes pattes de homard que j'avais un moment essayé de dissimuler derrière le dos.
« Vous n'avez pas d'excuses à me faire. Je viens voir le travailleur. L'ouvrier n'est jamais mieux qu'avec sa blouse et ses stigmates d'atelier. Causons un peu. Que faites-vous en ce moment ? »
En peu de mots, j'expose l'objet de mes recherches ; je montre mon produit ; j'exécute sous les yeux du ministre un petit essai d'impression en rouge garance. Le succès de l'expérience et la simplicité de mon appareil, chambre à vapeur remplacée par une capsule en ébullition sous un entonnoir de verre, lui causent certaine surprise.
« Je vous viendrai en aide, fait-il. Que désirez-vous pour votre laboratoire ? »
— Mais rien, monsieur le ministre, rien. Avec un peu d'industrie, l'outillage que j'ai me suffit.
— Comment, rien ! Vous êtes unique en ce genre. Les autres m'accablent de demandes ; leurs laboratoires ne sont jamais assez pourvus. Et vous, si pauvre, vous refusez mes offres !
— Si, j'accepterai quelque chose.
— Et quoi donc ?
— L'insigne honneur d'une poignée de main.
— La voilà, mon ami, la voilà, et des plus cordiales. Mais ce n'est pas assez. Que faut-il de plus ?
— Le Jardin des Plantes de Paris est dans votre domaine. Si un crocodile meurt, qu'on m'en réserve la peau. Je la bourrerai de paille et je la suspendrai à la voûte. Mon officine, avec cet ornement, deviendra la rivale de l'antre des nécromanciens. »
D'un regard circulaire, le ministre parcourt la nef, en donnant un coup d'oeil à la voûte ogivale. « Cela ferait très bien en effet », dit-il. Et il se mit à rire de ma boutade.
« Je connais maintenant le chimiste, continua-t-il ; je connaissais déjà le naturaliste et l'écrivain. On m'a parlé de vos petites bêtes. Je m'en vais avec le regret de ne pas les voir. Ce sera pour une autre fois. L'heure du départ s'approche. Accompagnez-moi jusqu'à la gare. Nous serons seuls, et chemin faisant nous causerons encore un peu. »
Nous allons, non pressés, devisant entomologie et garance. Ma timidité a disparu. La morgue d'un sot me laisserait muet ; la belle franchise d'un esprit élevé me met à l'aise. Je dis mes recherches de naturaliste, mes projets de professeur, mes luttes contre l'âpre destinée, mes espoirs et mes craintes. Lui m'encourage, me parle d'un avenir meilleur. Ah ! Le délicieux va-et-vient sur la grande avenue de la gare !
Une pauvre vieille passe, loqueteuse, le dos noué par l'âge et le travail des champs. Discrètement elle tend la main pour l'aumône. Duruy se fouille, trouve sous ses doigts une pièce de deux francs et la dépose sur la main tendue. Je voudrais, de mon côté, y ajouter une paire de sous. Vide comme d'habitude, mon gousset ne le pouvait pas. Je vais à la quémandeuse et lui glisse ces mots dans le tuyau de l'oreille :
« Savez-vous qui vous a fait cette largesse ? C'est le ministre de l'empereur. »
Sursaut de la pauvre femme, dont les regards ébahis vont du généreux personnage à la pièce blanche, et de la pièce blanche au généreux personnage. Quelle surprise ! Quelle aubaine : Que lou bon Dièu ié done longo vido e santa, pecaïre ! fait-elle de sa voix cassée. Et, saluant d'une inclinaison de tête, elle se retire, regardant toujours dans le creux de sa main.
« Que disait-elle ? me demanda Duruy.
— Elle vous souhaitait longue vie et santé.
— Et pecaïre ?
— pecaïre est tout un poème, il résume les attendrissements du coeur. »
Et moi aussi, je répétais mentalement le voeu naïf. Quand on s'arrête avec une pareille bonhomie devant la main tendue d'un mendiant, on a dans l'âme mieux que les qualités d'un ministre.
Nous entrons dans la gare, toujours seuls suivant la promesse, et je vais confiant. Ah ! si j'avais prévu l'aventure, comme j'aurais hâté mes adieux ! Voici que petit à petit un groupe se forme devant nous. Il est trop tard pour fuir ; faisons de notre mieux bonne contenance. Arrivent le général de division et ses officiers, le préfet et son secrétaire, le maire et son adjoint, l'inspecteur d'académie et l'élite du personnel enseignant. Au cérémonieux demi-cercle fait face le ministre. Je suis à son côté. D'une part une foule, et de l'autre nous deux.
Comme de règle, suivent les assouplissements d'échine, les vains salamalecs que le bon Duruy était venu oublier un moment dans mon laboratoire. Saluant saint Roch dans sa niche au coin d'un mur, le fidèle s'incline du même coup devant l'humble compagnon du personnage. J'étais un peu le chien de saint Roch devant ces honneurs auxquels je n'avais rien à voir. Je regardais faire, mes affreuses mains rouges dissimulées derrière le dos sous les larges bords de mon chapeau de feutre.
Après échange des politesses officielles, la conversation languissant, le ministre me prend la droite dans les mystères du chapeau et doucement l'entraîne. « Montrez donc vos mains à ces messieurs, fait-il, d'autres en seraient fiers. »
En vain je proteste d'un mouvement du coude. Il faut s'exécuter. J'exhibe au jour mes pattes de homard.
« Mains d'ouvrier, dit le secrétaire de la préfecture ; véritables mains d'ouvrier. »
Presque scandalisé de me voir en si haute compagnie, le général ajoute :
« Mains de teinturier dégraisseur. »
— Oui, mains d'ouvrier, riposte le ministre, et je vous en souhaite beaucoup de pareilles. Elles viendront, j'aime à le croire, en aide à la principale industrie de votre ville. Versées dans le travail des réactifs chimiques, elles manient non moins bien la plume, le crayon, la loupe et le scalpel. Puisqu'on paraît l'ignorer ici, je suis enchanté de vous l'apprendre. »
Pour le coup, j'aurais voulu rentrer sous terre. Heureusement la cloche du départ sonne. Mes adieux faits au ministre, à la hâte je prends la fuite. Lui riait du bon tour qu'il venait de me jouer.
La chose s'ébruita, et il ne pouvait en être autrement. Le péristyle d'une gare n'ayant pas de secrets. J'appris alors à quels ennuis nous expose l'ombre des puissants. On me crut personne influente, disposant à mon gré de la faveur des dieux. Les solliciteurs me harcelaient. Celui-ci désirait un bureau de tabac, cet autre une bourse pour son fils, ce troisième un supplément de pension. Je n'avais qu'à demander et j'obtiendrais, disaient-ils.
Naïves gens, quelle illusion était la vôtre ! Vous ne pouviez trouver pire intermédiaire. Moi postuler ! J'ai bien des travers, je le confesse, mais certes, je suis affranchi de celui-là. De mon mieux, je congédiais les importuns, ne comprenant rien à ma réserve. Qu'auraient-ils dit s'ils avaient connu les offres du ministre relatives à mon laboratoire, et ma réponse visant, par plaisanterie, une peau de crocodile suspendue à la voûte ! Ils m'auraient traité d'imbécile.
Six mois se passent, et je reçois une lettre me convoquant dans le cabinet du ministre. Je soupçonne une proposition d'avancement dans un lycée de plus grande importance, et je supplie de me laisser où je suis, près de mes cuves, et de mes insectes. Une seconde lettre arrive, plus pressante, que la première, et cette fois signée du ministre lui-même. Cette lettre dit : « Venez tout de suite, ou je vous fais prendre par mes gendarmes. »
Nul moyen de tergiverser. Vingt-quatre heures après, j'étais dans le cabinet de M. Duruy. Avec une exquise affabilité, il me tend la main, et, prenant un numéro du Moniteur : « Lisez là, dit-il ; vous avez refusé mes appareils de chimie, vous ne refuserez pas ceci. »
Je regarde la ligne que son doigt m'indique. Je lis ma nomination dans la Légion d'honneur. Stupide de surprise, je balbutie je ne sais quoi pour remercier.
« Venez-ici, fait-il, que je vous donne l'accolade. Je serai votre parrain. Se passant en secret entre nous deux, la cérémonie ne vous agréera que mieux. Je vous connais. »
Il m'épingle le ruban rouge, il m'embrasse sur les deux joues, il fait télégraphier à ma famille le glorieux événement. Quelle matinée, en tête-à-tête avec cet excellent homme !
Je comprends très bien l'inanité de la quincaillerie et de la rubannerie décoratives, surtout quand, comme cela se voit trop souvent, l'intrigue vient déshonorer l'honneur ; mais, tel qu'il m'est venu, ce bout de ruban m'est précieux. C'est une relique, et non un objet de parade. Je le garde religieusement au fond d'un tiroir de ma commode.
Un paquet de gros livres est sur la table. C'est le recueil des rapports sur les progrès des sciences, recueil entrepris au sujet de l'Exposition universelle, qui venait de se clore, celle de 1867.
« Ces livres sont pour vous, continue le ministre, emportez-les. Vous les feuilletterez à loisir. Cela pourra vous intéresser. Il y est un peu question de vos insectes. Emportez également ceci, qui vous dédommagera de vos frais de voyage. Le déplacement que je vous ai imposé ne doit pas être à votre charge. S'il y a un excédent, vous l'utiliserez pour votre laboratoire. »
Et il me remet un rouleau de douze cents francs. En vain je refuse, je fais observer que mon voyage ne m'est pas aussi onéreux que cela. D'ailleurs son accolade et son épingle sont inestimables en comparaison de mes frais. Il insiste.
« Prenez, vous dis-je, sinon je me fâche tout rouge. Ce n'est pas tout : vous viendrez demain avec moi chez l'empereur, à la réception des sociétés savantes. »
Me voyant très perplexe et comme démoralisé par la perspective d'une impériale entrevue :
« Ne cherchez pas à m'échapper, ou gare aux gendarmes dont vous parlait ma lettre. Vous les avez vus en entrant ici, mes gens à bonnet d'ourson. Ne tombez pas entre leurs mains. Du reste, pour vous éviter la tentation de fuir, nous irons ensemble aux Tuileries, dans ma voiture. »
Les choses se passèrent comme il le voulait. Le lendemain, en compagnie du ministre, j'étais introduit dans un petit salon des Tuileries par des chambellans à culottes courtes et souliers à boucles d'argent. Ce sont de curieux personnages. Leur costume et leurs allures compassées en font à mes yeux des scarabées qui, en guise d'élytres, porteraient grand frac café au lait, barré de clefs au milieu du dos. Dans la pièce déjà attendaient une vingtaine de personnes, venues un peu de partout. Il y avait là des explorateurs, des géologues, des botanistes, des fouilleurs d'archives, des archéologues, des collectionneurs de silex préhistorique, enfin ce qui d'habitude représente la vie scientifique en province.
Entre l'empereur, tout simple, sans autre apparat qu'un large ruban de moire rouge en sautoir. Rien de majestueux. C'est un homme comme les autres, rondelet, à grosses moustaches, à paupières demi-closes, qui semblent toujours sommeiller. Il va de l'un à l'autre, cause un moment, avec chacun de nous à mesure que le ministre lui dit notre nom et le genre de nos occupations. Il passe, assez bien renseigné, des glaces du Spitzberg aux dunes de la Gascogne, d'une charte carolingienne à la flore du Sahara, des progrès de la betterave aux tranchées de César devant Alésia. Mon tour venu, il me questionne sur l'hypermétamorphose des Méloïdes, mon dernier travail en entomologie. Je réponds, m'égarant un peu dans le protocole, mélangeant le vulgaire monsieur avec le sire, terme dont l'usage m'est si nouveau.
Tant bien que mal se franchit le pas redouté. D'autres me succèdent. Cette conversation de cinq minutes avec une Majesté est, dit-on, insigne honneur. Je veux bien le croire, mais sans désir aucun de recommencer. C'est fini, des salutations s'échangent et congé nous est donné. Un déjeuner nous attend tous chez le ministre.
Je suis à sa droite, bien embarrassé de cette distinction ; à sa gauche est un physiologiste de grand renom. Comme les autres, je parle un peu de tout, même du pont d'Avignon. Le fils Duruy, que j'ai en face de moi, me plaisante amicalement sur le fameux pont où tout le monde danse ; il sourit de mon impatience à revoir les collines embaumées de thym et les oliviers gris féconds en cigales.
« Comment ! demande le père, vous ne visiterez pas nos musées, nos collections ? Il y a là des choses bien intéressantes. »
— Je le sais, monsieur le ministre, mais je trouverai mieux là-bas et plus à mon goût, dans l'incomparable musée des champs.
— Alors que comptez-vous faire ?
— Je compte partir demain. »
Je partis effectivement, j'en avais assez de Paris ; jamais je n'avais ressenti les affres de l'isolement comme dans cet immense tourbillon d'hommes. Allons-nous-en, allons-nous-en, c'était une idée fixe.
De retour parmi les miens, quel poids de moins et quelle fête ! Au fond de l'âme me tintinnabule un carillon sonnant les joies de l'affranchissement prochain. Petit à petit l'usine libératrice se monte, pleine de promesses. Oui, je le posséderai, ce modeste revenu qui comblera mes ambitions en me permettant de parler bêtes et plantes dans une chaire de Faculté.
Eh bien, non, tu ne pourras l'acquérir, ce pécule de l'affranchi ; tu traîneras toujours la chaîne de l'esclave ; ton carillon sonne faux. A peine l'usine en pleine marche, une nouvelle se répand, bruit vague d'abord, écho de probabilités plutôt que de certitudes, puis affirmation ne laissant plus de place au doute. La chimie vient d'obtenir artificiellement le principe tinctorial de la garance ; par une préparation de laboratoire, elle bouleverse de fond en comble l'agriculture et l'industrie de ma région. S'il met à néant mon travail et mes espérances, ce résultat du moins ne m'étonne pas outre mesure. Ayant quelque peu taquiné moi-même le problème de l'alizarine artificielle, j'en savais assez long pour prévoir que, dans un avenir non éloigné, le travail de la cornue remplacerait celui des champs.
C'est fini, l'écroulement de mes espérances est complet. Qu'entreprendre maintenant ? Changeons de levier et remettons-nous à rouler le rocher de Sisyphe. Essayons de puiser dans l'encrier ce que nous refuse la cuve à garance. Laboremus !
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 22.