LA DORTHÉSIE
Après l'exode des petits, quand elle abandonne sa cabine de molleton, épaisse d'un demi-travers de doigt, si chaude et si douillette, mais encombrée de ruines qui gêneraient une seconde famille, la Clotho va manufacturer ailleurs un léger hamac avec ciel de lit, un chalet économique où se passera le reste de la bonne saison. Celles qui ne sont pas encore nubiles n'exigent pas davantage contre les rudesses de l'hiver ; leur robuste endurance est satisfaite d'une tente de mousseline sous l'abri d'une pierre.
Au contraire, vers le déclin des chaleurs, les matrones se hâtent d'amplifier et d'épaissir le logis ; elles y prodiguent le contenu de leurs réservoirs à soie, qu'ont gonflés les chasses des belles nuits d'été. Lorsque séviront les frimas, elles trouveront, sans doute, en ces somptueux manoirs plus de bien-être que dans les mesquins chalets du début ; néanmoins ce n'est pas précisément pour elles qu'elles construisent, mais bien à l'intention des fils attendus, et dès lors les parois ne sont jamais assez solides, et les matelas assez moelleux.
Le superbe ouvrage de la Clotho est avant tout un nid, auprès duquel les conques du pinson et du serin ne sont que rustiques bâtisses. La mère, il est vrai, n'y couve pas ses oeufs, dépourvue qu'elle est de calorifère ; elle n'y abecque pas ses petits, qui d'ailleurs n'en ont pas besoin ; son rôle n'en est pas moins d'exquise tendresse. Sept à huit mois durant, elle surveille sa nitée, elle la protège avec une dévotion comparable ou même supérieure à celle de l'oiseau.
La maternité, souveraine inspiratrice des plus beaux instincts, a mille et mille chefs-d'oeuvre en témoignage de son industrie. Rappelons le plus récent parmi ceux que l'occasion nous a permis de soumettre au lecteur, celui de l'Araignée labyrinthe. N'est-ce pas forteresse de haute logique que ce rempart de pisé intercalé dans les soieries pour protéger les oeufs contre la sonde de l'Ichneumon ?
Chaque mère a pareillement ses moyens défensifs, tantôt combinaisons ingénieuses, tantôt procédés d'extrême simplicité. L'étrange est que la répartition des talents ne tient aucun compte de la hiérarchie. Tels insectes placés aux premiers rangs, cuirassés de riches élytres, empanachés de hauts plumets, parés de costumes où s'imbriquent des écailles d'or, ne savent rien faire ou à peu près, ce sont de somptueux ineptes. Tels autres, des plus modestes et passant inaperçus, nous émerveillent de leurs talents si nous leur accordons attention.
N'est-ce pas ainsi que les choses se passent chez nous ? Le vrai mérite fuit le luxe insolent. Pour mettre en valeur le peu que nous pouvons avoir de bon dans les veines, il faut l'aiguillon du besoin. Il y a dix-neuf siècles, en tête de ses satires, Perse disait déjà :
Magister artis ingenique targitor
Venter.
En termes moins crus, un de nos proverbes le répète :
L'homme est comme la nèfle : il n'est rien qui vaille
S'il n'a mûri longtemps au grenier, sur la paille.
La bête est comme nous. La nécessité aiguillonne son savoir-faire, et parfois lui vaut des trouvailles d'invention qui bouleversent nos idées. J'en sais une des plus humbles et des moins connues, qui, pour sauvegarder sa progéniture, a résolu l'étrange problème que voici : à l'époque de la ponte, se tripler la longueur normale du corps ; laisser la partie d'avant au service de l'animal qui se nourrit, digère, déambule, prend sa part des joies du soleil, et faire de la partie d'arrière une crèche infantile, une pouponnière où éclosent et mûrissent les petits doucement promenés.
La singulière créature se nomme Dorthésie ( Dorthesia Characias Latr.). De loin en loin, on la rencontre sur la grande euphorbe, que les Grecs appelaient Characias et que le paysan provençal dénomme, aujourd'hui Chusclo, Lachusclo .
Amie du climat où se plaît l'olivier, cette euphorbe abonde sur les collines sérignanaises, aux points les plus arides, où ses grandes touffes glauques font contraste avec les pauvretés végétales du voisinage. Le pied dans un lit de pierrailles qui lui répercutent les rayons du soleil, elle proteste par son vigoureux feuillage contre les misères de l'hiver. Toutefois, elle a ses prudences. Lorsque déjà le fol amandier livre à la bise ses corolles frissonnantes, elle, moins empressée, continue d'interroger le temps ; elle tient roulées en crosse, pour les protéger, ses tendres extrémités florales. Les gelées sérieuses cessent. Alors, d'une brusque poussée de sève, les tiges se gonflent d'un laitage à saveur de charbons ardents, les crosses se déroulent, se rectifient en ombelles de fleurettes sombres, où viennent boire les premiers moucherons de l'année.
Attendons encore quelques jours. De l'amas de feuilles mortes tombées au pied de l'euphorbe, nous verrons à mesure que la température se fait plus clémente, lentement émerger nombreuse population. C'est la Dorthésie qui abandonne ses quartiers d'hiver, sous les ruines du vieux feuillage, et monte petit à petit, par prudentes étapes, de la base dans les hauteurs de la plante, où l'attendent les joies d'une chaude lumière et les félicités d'un biberon inépuisable.
En avril, au plus tard en mai, l'ascension est terminée ; toutes les bestioles sont rassemblées sur le haut de tiges, en groupes serrés, flanc contre flanc, à la manière des Pucerons. Buveuse de sève et douée d'un bec en percerette, la Dorthésie est, en effet, affiliée aux Aphidiens, dont elle partage les moeurs sédentaires et sociales ; mais, bien loin de rappeler par l'aspect la vermine dénudée et pansue que le rosier et tant d'autres végétaux nous rendent familière, elle s'habille et porte costume d'une rare élégance.
Les Pucerons orangés du Térébinthe, enfermés dans des galles cornues ou bien arrondies en abricots, appendent à leur arrière une longue traîne d'extrême finesse, réduite en poussière par le moindre attouchement. Chez les Dorthésies, au contraire, c'est vêtement complet, c'est justaucorps de durée indéfinie, fragile toutefois et se détachant en parcelles sous la pointe d'une aiguille, ainsi que le ferait une écorce friable.
Rien d'élégant comme la casaque de ce gros pou, tant pour la forme que pour la couleur. Elle est en entier d'une blancheur mate, douce au regard encore plus que la blancheur du lait. L'avant est un veston de mèches frisées, rangées en quatre séries longitudinales, entre lesquelles sont distribués d'autres frisons plus courts. L'arrière est une frange de dix lanières, graduellement croissantes et rayonnant en dents de peigne. Un plastron, taillé par plaque symétriques, recouvre la poitrine. Il est percé de six trous nettement ronds par où sortent les pattes brunes, toutes nues, libres de mouvement. Ce plastron et le mantelet frisé de l'échine forment ensemble une sorte de gilet de flanelle sans manches, ne gênant pas aux entournures. De même des trous percent le capuchon pour laisser libre jeu au rostre ainsi qu'aux antennes. Partout ailleurs s'étend la blanche houppelande.
Tel est le costume d'hiver ; il revêt tout le corps, mais ne s'étend pas au-delà. Plus tard, aux approches de la ponte, un prolongement se fait en arrière, comme si l'insecte en réalité immuable, éprouvait fougueuse croissance et triplait sa longueur. Gracieusement recourbée en proue de gondole, la partie nouvelle est sillonnée au-dessus de larges cannelures parallèles ; en dessous, elle est finement striée, presque lisse. Le bout est brusquement tronqué. La loupe y constate une boutonnière transversale tamponnée de fine ouate.
De partout la matière du vêtement est cassante, fusible, inflammable ; elle laisse sur le papier une trace légèrement translucide. A ces caractères se reconnaît une sorte de cire analogue à celle des Abeilles. Pour l'obtenir autrement qu'en menues parcelles détachées de la bête, je fais récolte d'une poignée de Dorthésies, que je soumets à l'action de l'eau bouillante. Les fourreaux cireux se fondent et se résolvent en un liquide huileux qui surnage ; les insectes dénudés tombent au fond. Par le refroidissement, la mince couche surnageant se concrète en une lamelle d'un jaune ambré.
Cette coloration cause certaine surprise. On était parti d'une substance rivalisant de blancheur avec le lait, et voici que la fusion lui a donné l'aspect de la résine. C'est affaire d'arrangement moléculaire, et rien autre. Pour donner blancheur convenable à la cire jaune, telle que la fournissent les ruches, le cirier la soumet à la fusion ; il verse dans de l'eau froide la matière fondue et la réduit ainsi en minces papillotes qu'il expose après, sur des claies, aux radiations du soleil. Suivent d'autres fusions, d'autres réductions en coquilles, d'autres expositions à la vive lumière, et petit à petit, en modifiant sa structure moléculaire, la cire se fait blanche. Dans cet art de blanchir, combien la Dorthésie nous est supérieure ! Sans traitement par des fusions répétées et des insolations prolongées, elle transforme d'emblée une cire jaune en une autre de blancheur incomparable. Elle obtient par la douceur ce que n'obtiennent pas nos brutalités d'atelier.
Non plus que celle de l'Abeille, la cire de la Dorthésie n'est pas récoltée à l'extérieur ; c'est une production directe, exsudée par la surface du corps. Pour se façonner en mèches frisées, se rayer de stries régulières, se creuser d'élégantes rainures, elle ne subit pas de manipulation. En transpirant des pores de la peau, elle acquiert d'elle-même le moulage requis. A la manière du plumage de l'oiselet le vêtement pousse correct par le seul travail de l'organisme ; l'habillée n'a rien à y retoucher.
En sortant de l'oeuf, l'animalcule est tout nu et de coloration brune. Bientôt, avant de quitter la mère et de s'établir sur l'écorce de l'euphorbe pour y puiser ses premières lampées, il se couvre de points blancs clairsemés, qui sont l'ébauche du futur veston. Par lents degrés, ces points croissent en nombre et s'allongent en mèches, si bien que le jeune, dès son émancipation, est costumé comme ses aînés.
L'exsudation de la cire est continuelle ; la blanche tunique incessamment s'accroît, se perfectionne. Alors l'insecte, dépouillé à fond par mes artifices, doit pouvoir se vêtir de nouveau. L'expérience confirme la prévision. Ruinant de la pointe d'une aiguille et balayant d'un pinceau, je dénude une Dorthésie d'âge mûr. La persécutée apparaît avec son pauvre épiderme brun. Je l'isole sur une tige d'euphorbe. Au bout de deux à trois semaines, l'habit est refait, moins ample que le premier, mais enfin suffisant et de coupe correcte. Avec la cire qui aurait accru l'ancienne casaque, la bête en a sué une seconde.
A quoi bon le prolongement qui triple en arrière la réelle dimension du corps ? Serait-ce une simple parure ? C'est bien mieux que cela. Dès avril, détachons l'étrange appendice, ouvrons-le. Il est creux et rempli d'une ouate incomparable ; nul duvet ne possède telle finesse et telle blancheur. Au milieu de ce superbe édredon, sont disséminées des perles ovoïdes, les unes blanches, les autres teintées de roux. Ce sont des oeufs. Pêle-mêle avec eux grouillent des nouveau-nés ; il y en a de nus et bruns, il y en a de pointillés de blanc à des degrés divers, suivant l'état plus ou moins avancé du veston.
D'autre part, soyons attentifs aux Dorthésies qui paresseusement divaguent sur l'euphorbe. A de longs intervalles, nous verrons sortir, par l'orifice terminal la poche ouatée, un jeune, bien vêtu, qui se démène allègre, choisit sa place à côté de la mère et s'y installe en plongeant le rostre dans l'écorce juteuse. Il ne bougera plus tant que le puits ne sera pas tari. D'autres suivent de jour en jour, et cela dure des mois entiers !
A s'en tenir à cet examen seul, on croirait la mère vivipare, apte à semer, de-ci, de-là, des petits vivants et tout habillés. Il n'en est rien ; dans la poche bourrée d'ouate nous venons de trouver des oeufs et des jeunes. D'ailleurs nulle difficulté d'assister à la ponte et puis à l'éclosion.
Dans un tube de verre garni d'une tige d'euphorbe, j'isole quelques mères dont j'ai enlevé la sacoche terminale. Le croupion mis à nu n'aura plus de secrets. J'y vois surgir, en parcimonieuse barbiche, une sorte de moisissure blanche. C'est la sécrétion de la cire qui reprend à l'arrière-train et donne, au lieu de mèches, des filaments d'extrême ténuité. Ainsi doit se former le duvet dont s'emplit la sacoche. Bientôt, au milieu du moelleux bouquet, apparaît un oeuf pareil à ceux que nous a valus l'effraction du coffret maternel.
Cette méthode m'a permis d'évaluer la richesse de la ponte. Deux Dorthésies, dénudées en arrière et isolées dans un tube avec des vivres, ont produit, en treize jours, une trentaine d'oeufs, soit quinze chacune, ou bien un par jour environ. Comme la ponte se continue pendant près de cinq mois, le nombre total des oeufs pour une seule mère doit se rapprocher de deux cents.
En trois ou quatre semaines arrive l'éclosion. Elle s'annonce par le changement de coloration de l'oeuf, qui du blanc passe au roux clair. Au sortir de sa coque, l'animalcule est roux et totalement nu. Son aspect est celui d'une très petite Araignée, d'autant mieux que ses longues antennes figurent assez bien une quatrième paire de pattes. En peu de temps, il lui vient sur le dos quatre rangées longitudinales de subtiles houppes blanches, laissant entre elles des intervalles nus. C'est le début de la casaque cireuse.
La longue émission des oeufs, qui dure le tiers de l'année et davantage, l'éclosion relativement rapide, enfin la vestiture par degrés exsudée, nous expliquent comment, dans la sacoche maternelle, se trouvent à la fois des oeufs blancs et des oeufs roux, des petits nus et d'autres plus ou moins vêtus. Cette sacoche est donc un entrepôt où la ponte s'amasse, pendant de longs mois.
Là-dedans, au sein d'une exquise ouate, les jeunes éclosent, mûrissent et se revêtent de cire avant de se risquer aux rudesses de l'air. D'un rameau à l'autre de l'euphorbe, la mère doucement les promène, sans préoccupation des sortants. Chacun, à mesure qu'il se sent les forces venues, émigre à son heure et va s'établir dans le voisinage. L'issue de l'habitacle est toujours ouverte ; il n'y a qu'à forcer un peu la barrière d'ouate.
Avec bien moins de douceur et de sécurité, la Lycose de Narbonne porte sa famille. Nul abri sur le dos de la bohémienne ; nulle garantie contre les chutes, fréquentes en pareille mêlée. Mieux inspirée, la Dorthésie fait étui des basques de sa casaque, et doux matelas de ses houppes caudales. Pour trouver l'équivalent, il faudrait remonter du pou de l'euphorbe aux premiers-nés des mammifères, Kangourous, Sarigues et autres, qui élèvent leurs petits dans une poche formée d'un repli de la peau du ventre. Venu avant terme, l'informe embryon se greffe sur la tétine et achève de se développer dans la bourse maternelle du marsupium .
Servons-nous de ce terme pour désigner la poche de la Dorthésie. Entre les deux sacoches, l'analogie est grande, tout en laissant à l'insecte la supériorité sur la bête poilue. Bien des fois la vie débute chez les humbles par l'excellent, et aboutit au médiocre chez les forts. Dans l'originale invention du marsupium, un puceron a trouvé mieux que la Sarigue.
Dans le but de suivre l'histoire de mes bestioles plus commodément que sous les feux du soleil au bord des sentiers, j'avais installé devant l'une des fenêtres de mon cabinet une belle touffe d'euphorbe transplantée dans un grand pot. Par mes soins, la plante avait été peuplée, dans le courant de mars, de trois à quatre douzaines de Dorthésies, toutes porteuses de marsupium plus ou moins développé. L'éducation domestique réussit à souhait ; l'euphorbe prospérant très bien, ses habitants prospérèrent aussi.
Les sacoches se remplirent d'oeufs, puis de jeunes qui, mûris à point et de jour en jour plus nombreux, sortaient et se répandaient à leur guise sur l'euphorbe. A l'époque des fortes chaleurs, on eût dit qu'il avait neigé sur la plante, tant était populeuse la blanche colonie. Il y avait là des milliers de nouveaux habitants, de taille diverse et faciles à distinguer des mères fondatrices par leur dimension moindre, et surtout par l'absence totale du marsupium, complément qui doit se former bien plus tard, après l'hibernation au pied de la plante nourricière. Les uns plus gros, les autres moindres suivant l'âge, car les matrones ne discontinuent de procréer, ils ont tous même costume, même aspect ; cependant certaines différences, inaperçues de mon sommaire examen, doivent les diviser en deux groupes, l'un très réduit, presque une exception, l'autre formant l'immense majorité.
En août, ces différences très nettement s'accusent. A l'extrémité des feuilles, deçà, delà, se sont isolés quelques sujets qui s'entourent d'une légère enceinte cireuse, sorte de vague capsule, tandis que le reste du troupeau, la presque totalité, continue de s'abreuver, le rostre plongé dans l'écorce. Que sont ces solitaires, à l'écart du monde des buveurs ? Ce sont des mâles, en travail de transformation. J'ouvre quelques-unes des fragiles capsules. Au centre, sur une couchette d'édredon, pareil à celui dont s'emplit la sacoche des mères, repose une nymphe douée de moignons alaires. Au début de septembre, j'obtiens les premiers mâles en leur état parfait.
Curieuses créatures, en vérité ! Hauts de pattes et longuement encornés, ils ont la tournure de certaines Punaises. Corps noir, enfariné d'une subtile poussière cireuse, ruine de la capsule où s'est faite la transformation. Ailes d'un gris de plomb, arrondies au bout, se recouvrant à l'état de repos et dépassant de beaucoup l'extrémité du ventre. A l'arrière, une aigrette de cils blancs, très longs, rectilignes, composés de cire sans doute, comme la casaque de l'âge larvaire. C'est un ornement très fragile ; l'insecte le perd en majeure partie rien qu'en déambulant parmi quelques feuilles dans sa prison de verre, le tube où je l'observe.
En des moments d'allégresse, le bout du ventre remonte entre les ailes soulevées, et le pinceau de rayons s'épanouit en segment de rosace. L'insecte fait le beau, il fait la roue à la manière du paon. Pour magnifier ses noces, il s'est mis au croupion une queue de comète ; il la dilate en éventail, la replie, l'ouvre encore, la fait osciller et reluire au soleil. L'accès de joie passé, les atours se referment et le ventre revient en bas sous le couvert des ailes.
Tête petite et longues antennes. Au bout du ventre, une brève pointe, une sorte de croc, outil de la pariade. D'armure buccale, de rostre, il n'y en a pas absolument. Qu'en ferait-il, le coquet microcéphale ? Il n'a changé de forme que pour lutiner un moment les voisines, s'apparier et mourir. Son rôle ne semble pas d'ailleurs des plus nécessaires. Sur l'euphorbe de mon cabinet, la population féminine de seconde génération est de quelques milliers, et j'obtiens en tout une trentaine de mâles. Approximativement, il y a cent fois plus de femelles. A pareil sérail, les élégants porteurs d'aigrette ne sauraient suffire.
D'autre part, ils ne se montrent pas très empressés. Au sortir des ruines de leur capsule, je les vois qui, poudreux, se lustrent un peu, s'époussettent, essayent les ailes, puis, d'un mol essor, vont aux vitres de la fenêtre, tenue fermée pour éviter l'évasion. Les fêtes de la lumière leur sont de plus grand attrait que les émotions nuptiales. Il est à croire que l'éclairage modéré d'un appartement est ici la cause de leur froideur. En pleine campagne, sous les rayons directs du soleil, ils auraient certainement fait valoir leurs atours parmi le troupeau des nubiles, et des couples se seraient formés, non dépourvus d'ardeur. Mais, alors même que les meilleures circonstances favoriseraient la pariade, le nombre exagéré des femelles, hors de proportion avec celui des mâles, nous affirme qu'il y a très peu d'élues parmi beaucoup d'appelées, une sur cent environ. Toutes néanmoins donneront descendance. En ces étranges créatures, pour maintenir la race prospère, il suffit que de loin en loin quelques mères soient fécondées. L'impulsion communiquée aux élues est un héritage qui se transmet quelque temps, à la condition que, chaque année, des couples, en petit nombre, renouvellent dans l'ensemble les énergies épuisées.
Un parasite fréquent chez les Apiaires, le Monodontomerus , nous a montré autrefois semblable exemple de la rareté des mâles. Deux bestioles de rien nous parlent d'un énorme champ que nos théories génésiques ont encore à défricher. Peut-être nous aideront-elles un jour à débrouiller le ténébreux problème des sexes.
Cependant les vieilles mères, les Dorthésies à marsupium, de jour en jour se font plus rares sur l'euphorbe. Les ovaires épuisés et la sacoche vide, elles tombent à terre, où les Fourmis les dissèquent. Seules persistent sur la plante, jusqu'aux environs de la Noël, les jeunes, dont la poche maternelle ne commencera d'apparaître qu'au retour du printemps. Les froids sérieux venus, le troupeau descend au pied de l'euphorbe, sous l'amas des feuilles mortes. Il en remontera en fin de mars, pour escalader lentement la plante, acquérir la bourse éducatrice et recommencer le cycle de l'évolution.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 24.