LES ÉPEIRES
CONSTRUCTION DE LA TOILE
Le filet de l'oiseleur est une des ingénieuses scélératesses de l'homme. Au moyen de cordages, piquets et de quatre bâtons, deux grandes nappes de mailles couleur de terre sont tendues sur le sol, l'une à droite, l'autre à gauche d'une aire dénudée. Une longue corde que manoeuvre, au moment opportun, le chasseur blotti dans une hutte de broussailles, les fait mouvoir et brusquement les rabat à la façon de volets qui se ferment.
Entre les deux sont réparties les cages des appelants, linottes et pinsons, verdiers et bruants jaunes, proyers et ortolans, qui, d'ouïe subtile, perçoivent à distance le passage d'une bande des leurs et lancent aussitôt une brève note d'appel. L'un d'eux, le sambé, irrésistible, tentateur, sautille et bat des ailes en apparente liberté. Un cordon le retient à son poteau de forçat. Si, brisé de fatigue, désespéré de ses vains efforts pour s'en aller, le patient se couche sur le ventre et refuse de fonctionner, il est loisible à l'oiseleur de le ranimer sans bouger de sa hutte. Une longue ficelle fait jouer un petit levier mobile sur un pivot. Soulevé de terre par la diabolique machinette, l'oiseau vole, retombe, remonte à chaque secousse du cordon.
Au doux soleil d'une matinée d'automne, l'oiseleur attend. Soudain, vive agitation dans les cages. Les pinsons coup sur coup jettent leur cri de ralliement : pinck ! pinck ! Il y a du nouveau dans les airs. Vite le sambé. Ils arrivent, les naïfs ; ils descendent sur l'aire perfide. D'un prompt effort, l'embusqué tire sa corde. Les nappes se referment toute la bande est prise.
Il y a dans les veines de l'homme du sang de bête fauve. L'oiseleur accourt au massacre. De la pression du pouce, il étouffe le coeur aux captifs, il leur défonce le crâne. Les oisillons, lamentable gibier, iront au marché, assemblés par douzaines avec un fil passé dans les narines.
En ingéniosité scélérate, le filet de l'Épeire peut soutenir la comparaison avec celui de l'oiseleur ; il la dépasse même si, patiemment étudié, il nous révèle les principaux traits de sa haute perfection. Quel art d'exquise délicatesse pour arriver à faire curée de quelques mouches ! Nulle part, dans l'entière série des bêtes, le besoin de manger n'a inspiré industrie plus savante. Que le lecteur veuille bien méditer l'exposé qui va suivre, et certainement il partagera mon admiration.
Tout d'abord, il convient d'assister à la confection du filet ; il faut voir construire, revoir et puis revoir encore, car le devis d'un ouvrage si complexe ne se lit que par fragments. Aujourd'hui l'observation nous livre un détail ; demain elle nous en livrera un second, donnant éveil sur des aspects nouveaux ; les séances se multiplient, et chaque fois un fait, corroborant les autres ou lançant l'idée en des voies non prévues, s'ajoute à la somme des données acquises.
La pelote de neige, roulant sur le blanc tapis, devient boule énorme, si mince que soit chaque fois la couche superposée. Ainsi de la vérité dans les sciences d'observation : elle se fait avec des riens amassés par la patience. Si la récolte de ces riens est dispendieuse en temps pour qui s'occupe de l'industrie aranéenne, du moins elle n'impose pas des recherches lointaines et aléatoires. Le moindre jardin a des Épeires, ourdisseuses de haut titre.
L'enclos dont je dispose, peuplé d'ailleurs par mes soins des sujets les plus renommés, soumet à mon examen six espèces différentes, toutes les six de taille avantageuse, toutes les six filandières de haut talent, savoir l'Épeire fasciée (Epeira fasciata Walck.), l'Épeire soyeuse (Epeira sericeaWalck.), l'Épeire angulaire ( Epeira angulataWalck.), l'Épeire pâle (Epeira pallidaOliv.) l'Épeire diadème (Epeira diademaClerck), l'Épeire cratère (Epeira crateraWalck.).
Aux heures requises, toute la bonne saison, il m'est loisible de les interroger, de les suivre dans leurs travaux, tantôt l'une, tantôt l'autre, suivant les chances de la journée. Ce que je n'ai pas bien vu la veille, je peux le voir le lendemain en de meilleures conditions, et les jours d'après à souhait, jusqu'à ce que le fait étudié se dévoile en pleine clarté.
Allons pas à pas tous les soirs d'une bordure de hauts romarins à l'autre. Si les affaires traînent en longueur, asseyons-nous au pied des arbustes, en face de la corderie, sous une bonne incidence de la lumière, et regardons, infatigables d'attention. Chaque tournée nous vaudra un détail comblant un vide dans les idées déjà cueillies. Plusieurs années de file et pendant de longues saisons, s'établir de la sorte inspecteur de toiles d'Araignées est un métier peu encombré, je le reconnais. On n'y amasse pas des rentes, j'en atteste le Ciel. N'importe, tout esprit méditatif revient satisfait de cette Ecole.
Pour chacune des six Épeires dire en particulier la marche du travail, serait inutilement se répéter ; toutes les six ont les mêmes méthodes et tissent des filets semblables, sauf en certains détails dont l'exposé viendra plus tard. Je résume donc en un commun ensemble les données fournies soit par l'une, soit par l'autre.
Mes sujets sont en premier lieu des jeunes, à faible corpulence, bien éloignée de ce qu'elle doit devenir dans l'arrière-saison. Le volume du ventre, sacoche de la corderie, ne dépasse guère celui d'un grain de poivre. Que cette exiguïté des filandières ne nous fasse pas mal préjuger de l'ouvrage ; chez elles le talent n'atteint pas le nombre des années. Les adultes, scandaleusement pansues, ne savent pas mieux faire.
D'ailleurs, les débutantes ont pour l'observateur un avantage très précieux : elles travaillent de jour, même au soleil, tandis que les vieilles ne tissent que de nuit, à des heures indues. Les premières nous montrent, sans grave difficulté, les secrets de leurs ateliers ; les autres nous les cachent. C'est en juillet, une paire d'heures avant le coucher du soleil, que le travail commence.
Alors les filandières de l'enclos quittent leurs cachettes diurnes, choisissent leurs postes et se mettent à filer, qui d'ici, qui de là. Elles sont nombreuses ; nous pouvons choisir à notre convenance. Arrêtons-nous devant celle-ci, surprise au moment où se posent les bases de la construction.
Sans aucun ordre appréciable, elle parcourt la haie de romarins, d'une sommité de rameau à l'autre, dans l'étendue d'une paire d'empans. A mesure elle met en place un fil, tiré de sa tréfilerie au moyen des peignes des pattes postérieures. En cet ouvrage préparatoire, nulle apparence de plan combiné. Fougueuse, la bête va, vient comme au hasard ; elle monte, descend, remonte, replonge et consolide chaque fois les points d'attache avec des amarres multiples, çà et là réparties. Le résultat est un maigre échafaudage désordonné.
Est-ce désordonné qu'il faut dire ? Peut-être non. Mieux expert que le mien en ces sortes d'affaires, le regard de l'Épeire a reconnu, la disposition générale des lieux ; puis l'édifice funiculaire s'est construit en conséquence, très incorrect à mon avis, très convenable aux projets de l'Aranéide. Que veut l'Épeire en effet ? Un solide cadre où se puisse enchâsser le réseau du filet. L'informe charpente qu'elle vient de construire remplit les conditions requises ; elle délimite une aire plane, libre et verticale. C'est tout ce qu'il faut.
L'ouvrage en son entier est d'ailleurs maintenant de brève durée ; chaque soir il est refait de fond en comble, car les événements de la chasse le délabrent en une nuit. Le filet est encore trop délicat pour résister aux efforts désespérés du gibier pris. Au contraire, celui des adultes, formé de fils plus solides, est apte à persister quelque temps ; aussi l'Épeire lui donne-t-elle un encadrement plus soigné, comme nous le verrons ailleurs.
En travers de l'aire si capricieusement circonscrite est tendu un fil spécial, première pièce du véritable réseau. Il se distingue des autres par son isolement, sa position à distance de toute brindille qui pourrait gêner son oscillante longueur. En son milieu, un gros point blanc ne manque jamais, fait d'un coussinet de soie. C'est le jalon qui marque le centre du futur édifice ; c'est la mire qui guidera l'Épeire et mettra de l'ordre dans l'étourdissante mêlée des évolutions.
Le moment est venu de tisser la nappe de chasse. L'Araignée part du centre, porteur de la mire blanche, et, à l'aide du fil transversal, gagne précipitamment la circonférence, c'est-à-dire le cadre irrégulier qui ceint l'air libre. Toujours d'un brusque élan, elle retourne de la circonférence au centre ; elle recommence le va-et-vient, se porte à droite, à gauche, en haut, en bas ; elle se hisse, elle plonge, elle remonte, elle dévale, pour aboutir constamment au jalon du point central par des voies d'une obliquité des plus inattendues. Chaque fois, un rayon est posé, ici, puis là, puis ailleurs, en un fol désordre, dirait-on.
L'opération est si capricieusement conduite qu'il faut un examen soutenu pour s'y reconnaître à la fin. L'Araignée gagne la marge de l'aire par l'un des rayons déjà tendus. Elle s'éloigne sur cette marge à quelque distance du point d'accès, fixe son fil au cadre et retourne au centre par le même chemin qu'elle vient de suivre.
Le fil obtenu pendant le trajet en ligne brisée, partie sur le rayon et partie le long du cadre, est trop long pour la distance exacte entre le périmètre et le point central. Revenue en ce point, l'Araignée rectifie son fil, le tend au degré convenable, le fixe et rassemble l'excédent sur la mire centrale. Pour chaque rayon tendu, même emploi du surplus, de façon que la mire va s'accroissant d'ampleur. C'était d'abord un point, c'est à la fin pelote, et même coussinet de quelque étendue.
Nous verrons tout à l'heure ce que devient ce coussinet où l'Araignée, parcimonieuse ménagère, dépose ses économies de bouts de fil ; pour le moment, constatons que l'Épeire le travaille de la patte après chaque rayon posé, le cadre de ses griffettes, le feutre avec une assiduité qui s'impose à l'attention. Ce faisant, elle donne aux rayons un solide appui commun, une sorte de moyeu comparable à celui des roues de nos voitures.
La régularité finale de l'ouvrage semblerait affirmer que les rayons sont filés dans l'ordre même de leur succession sur la toile, de proche en proche, chacun immédiatement après son voisin. Les choses se passent d'une autre manière, qui paraît d'abord désordre, mais est en réalité judicieuse combinaison.
Après avoir tendu quelques rayons dans un sens, l'Épeire accourt du côté opposé pour en tendre d'autres dans la direction contraire. Ces brusques changements d'orientation sont d'une haute logique ; ils nous montrent à quel point l'Araignée est versée dans l'équilibre des cordages. S'ils se succédaient régulièrement, les rayons d'un groupe, n'ayant pas encore d'antagonistes, déformeraient l'ouvrage par leur tension, le ruineraient même, faute d'appui stable. Avant de continuer, il est nécessaire de tendre un groupe inverse qui maintient l'ensemble par sa résistance. A tout système qui tire dans un sens doit aussitôt s'en opposer un autre qui tire en sens contraire. Ainsi l'enseigne notre statique, ainsi le pratique l'Araignée, passée maître, sans apprentissage, dans les secrets des constructions funiculaires.
De ce travail discontinu, en apparence désordonné, va résulter, dirait-on, un ouvrage confus. Erreur : les rayons sont équidistants et forment un soleil d'une belle régularité. Leur nombre est caractéristique de chaque espèce. Dans sa toile, l'Épeire angulaire en met 21 ; l'Épeire fasciée, 32 ; l'Épeire soyeuse, 42. Sans être absolument fixes, ces nombres varient très peu.
Or, qui de nous, d'emblée, sans longs tâtonnements, sans instruments de mensuration, se chargerait de partager le cercle en telle multiplicité de secteurs d'égale ouverture ? Alourdies de besace et titubant sur des fils que le vent agite, les Épeires, sans y prendre garde, pratiquent la délicate division. Elles y parviennent par une méthode que notre géométrie qualifierait d'insensée. Avec le désordre elles font de l'ordre.
N'allons pas leur attribuer cependant plus qu'il ne leur revient. L'égalité des angles n'est qu'approximative : elle satisfait aux exigences du regard sans pouvoir supporter l'épreuve d'une mensuration rigoureuse. La précision mathématique serait ici superflue. N'importe, on est émerveillé du résultat obtenu. Comment fait l'Épeire pour réussir dans son difficultueux problème, si étrangement conduit ? Je me le demande encore.
La pose des rayons est terminée. L'Araignée se campe au centre, sur le coussinet provenant de la mire initiale et des bouts de fils retranchés. A la faveur de cet appui, doucement elle tourne sur place. Un minutieux travail l'occupe. Avec un fil d'extrême finesse, elle décrit d'un rayon à l'autre, à partir du centre, un trait spiral à tours très serrés. La région centrale travaillée de la sorte atteint, dans les toiles des adultes, l'ampleur de la paume de la main ; dans les toiles des jeunes, elle est très réduite, mais ne manque jamais. Pour des motifs dont l'explication sera fournie dans le courant de cette étude, je l'appellerai désormais l'aire de repos.
Puis le fil augmente de grosseur. Le premier se voyait à peine, le second est nettement visible. A grands pas obliques, l'Araignée se déplace, tourne un petit nombre de fois en s'éloignant de plus en plus du centre, fixe à mesure sa cordelette sur le rayon traversé, et aboutit enfin à la marge inférieure du cadre. Elle vient de décrire une spire à tours d'ampleur rapidement croissante. Un centimètre est la distance moyenne d'un tour à l'autre. Même dans les constructions des jeunes.
Que ce terme de spire, impliquant l'idée d'une ligne courbe, ne nous égare pas. Toute courbe est bannie de l'ouvrage des Épeires ; il n'y est fait emploi que de la droite et de ses combinaisons. On a simplement en vue ici une ligne polygonale qui serait inscrite dans une courbe telle que l'entend la géométrie. A cette ligne polygonale, ouvrage temporaire destiné à disparaître à mesure que se file le véritable lacs, je donnerai le nom de spirale auxiliaire.
Elle a pour objet de fournir des traverses des échelons d'appui, surtout dans la zone marginale où les rayons, trop distants l'un de l'autre, ne peuvent donner base convenable de sustentation. Elle a pour objet aussi de diriger l'Araignée dans le travail d'extrême délicatesse qu'elle va maintenant entreprendre.
Mais avant, un dernier soin s'impose. L'aire occupée par les rayons est très irrégulière, déterminée qu'elle est par les appuis de la ramée, indéfiniment variable. Il y a des recoins anguleux qui, longés de trop près, troubleraient l'ordre de la nappe à construire. Il faut à l'Épeire un espace correct, où, par degrés réguliers, elle puisse disposer son fil spiral. En outre, elle ne doit pas laisser de vides où la proie trouverait des issues.
Experte en ces matières, l'Araignée a bientôt reconnu les recoins qu'il importe de combler. D'un mouvement alternatif, dans un sens, puis dans l'autre, elle y pose, sur l'appui des rayons, un fil qui brusquement se coude par deux fois aux confins latéraux de la région défectueuse et décrit un trait en zigzag ayant quelque analogie avec l'ornement appelé grecque.
De partout voici les angulosités garnies de grecques de remplissage ; le moment est venu de travailler à l'essentiel, au lacs captateur pour lequel tout le reste n'est qu'un support. Agrippée d'une part aux rayons, d'autre part aux traverses de la spirale auxiliaire, l'Épeire fait en sens inverse le trajet qu'elle a fait en pesant cette spirale ; elle s'éloignait du centre, maintenant elle s'en rapproche, et par des circuits plus serrés, plus nombreux. Elle part de la base de la spire auxiliaire, non loin du cadre.
Ce qui suit est d'observation pénible, tant les mouvements sont prestes et saccadés. C'est une suite de petits élans brusques, d'oscillations, de courbettes qui déconcertent le regard. Il faut une attention soutenue et des examens répétés pour démêler un peu la marche du travail.
Les deux pattes postérieures, outils de tissage, sont en continuelle activité. Désignons-les d'après leur position sur l'atelier. J'appelle patte intérieure celle qui fait face au centre de l'enroulement lorsque l'animal chemine et patte extérieure celle qui se trouve en dehors de cet enroulement.
Cette dernière tire le cordonnet de la filière et le passe à la patte intérieure, qui, d'un geste gracieux, le dépose sur le rayon traversé. En même temps, la première patte s'informe de la distance ; elle harponne le dernier circuit mis en place et amène à portée convenable le point du rayon où le fil doit se souder. Aussitôt le rayon touché, le fil s'y fixe par son propre gluten. Pas de lents procédés, pas de nuds ; la soudure se fait d'elle-même.
Cependant, à mesure qu'elle tourne par étroits degrés, la filandière se rapproche des traverses auxiliaires qui viennent de lui servir d'appui. Quand, enfin, elles sont trop près, ces traverses doivent disparaître ; elles gêneraient la régularité de l'ouvrage. L'Araignée harponne donc, pour soutien, les échelons d'un rang supérieur ; elle cueille, un à un, à mesure qu'elle chemine, ceux qui ne lui servent plus, et les rassemble en une subtile pelote au point d'attache sur le rayon suivant. De là résulte une série d'atomes soyeux jalonnant le trajet de la spire disparue.
Il faut une incidence favorable de la lumière pour distinguer ces points, seuls restes du fil auxiliaire ruiné. On les prendrait pour des granules de poussière si leur distribution, d'une impeccable régularité, ne faisait songer à la spirale disparue. Ils persistent, toujours reconnaissables, jusqu'au délabrement final du réseau.
Et, sans arrêt aucun, l'Araignée vire, vire encore, vire toujours, se rapprochant du centre, et répétant la soudure de son fil sur chaque rayon traversé. Une bonne demi-heure, une heure même chez les adultes, se dépense en circuits de spirale, au nombre d'une cinquantaine pour la toile de l'Épeire soyeuse, d'une trentaine pour celles de l'Épeire fasciée et de l'Épeire angulaire.
Enfin, à quelque distance du centre, sur les confins de ce que j'ai appelé l'aire de repos, l'Araignée termine sa spirale de façon brusque, alors que l'espace suffirait encore pour un certain nombre de tours. Nous verrons tout à l'heure le motif de cet arrêt soudain. Alors, à la précipitée, l'Épeire, n'importe laquelle, jeune ou vieille, se jette sur le coussinet central l'extirpe et le roule en une pelote que je m'attendais à voir rejeter.
Pas du tout : l'économie ne lui permet pas cette prodigalité. Elle mange le coussinet, d'abord jalon initial, puis amas de bouts de fil ; elle remet en fusion dans le creuset digestif ce qui doit rentrer sans doute dans le trésor de la soie. La bouchée est coriace, d'élaboration stomacale pénible, mais enfin c'est précieux et ne doit pas se perdre. Cette déglutition termine le travail. Tout aussitôt l'Épeire s'installe à son poste de chasse, au centre de la toile, la tête en bas.
La manufacture que nous venons de voir fonctionner suscite une réflexion. Nous naissons droitiers. Par une dissymétrie dont l'explication n'est pas encore venue, nous avons la moitié droite plus vigoureuse, plus habile en mouvements que la moitié gauche, inégalité manifeste surtout dans les deux mains. Avec les termes dextérité, adroit, adresse, qui font allusion à la main droite, le langage traduit cette suprématie du côté favorisé.
L'animal, à son tour, est-il droitier, gaucher, ou bien indifférent ? L'occasion s'est déjà présentée d'établir que le Grillon, le Dectique et tant d'autres raclent de leur archet, situé sur l'élytre droit, l'appareil sonore, situé sur l'élytre gauche. Ils sont droitiers.
Pour une pirouette non préméditée, nous tournons sur l'appui du talon droit. Autour du pivot du côté droit, plus robuste, évolue le côté gauche, plus faible. De même, les mollusques à coquille turbinée enroulent presque tous leurs volutes de gauche à droite. Parmi les nombreuses espèces tant de la faune aquatique que de la faune terrestre, quelques-uns à peine font exception et virent de droite à gauche.
Il ne serait pas sans intérêt de démêler un peu comment se partage en droitiers et gauchers la série animale à structure binaire. La dissymétrie, source de contrastes, serait-elle une règle générale ? Y a-t-il des neutres, doués des deux côtés d'une égale adresse, d'une égale énergie ? Oui, il y en a, et de ce nombre est l'Épeire. Par une prérogative bien enviable, elle a le côté gauche non moins habile que le côté droit. Elle est ambidextre, comme en témoignent les observations que voici.
Pour la pose de son fil captateur, toute Épeire tourne indifféremment dans un sens ou dans l'autre, une surveillance assidue le démontre. Des motifs dont le secret nous échappe déterminent le sens adopté. Une fois telle ou telle direction prise, la filandière n'en change plus, même après des incidents qui viennent parfois troubler la marche du travail. Il peut arriver qu'un moucheron se prenne dans la partie déjà tissée. Brusquement alors l'Araignée suspend son ouvrage, accourt à la proie, la ligote, puis revient au point d'arrêt continuer la spirale dans le même ordre qu'avant.
Au début du travail, la giration dans un sens étant usitée aussi bien que la giration dans le sens opposé, on voit que, dans la confection de ses toiles renouvelées, la même Épeire présente, vers le centre de l'enroulement, tantôt son côté droit tantôt son côté gauche. Or, nous l'avons dit, c'est toujours avec la patte postérieure interne, la patte regardant le centre, c'est-à-dire dans certains cas avec la droite et dans certains autres avec la gauche, qu'elle met en place le fil, opération très délicate où doit se déployer une exquise adresse, à cause de la promptitude de l'acte et de la conservation des distances, strictement égales. Qui voit cette patte dans ses manoeuvres de haute précision, aujourd'hui la droite, demain la gauche, reste convaincu que l'Épeire est supérieurement ambidextre.
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 5.