LES ÉPEIRES
LA PARIADE — LA CHASSE
Malgré l'importance du sujet, je serai bref sur les épousailles des Épeires, natures frustes où les amours tournent aisément au tragique dans les mystères de la nuit. Je n'ai assisté qu'une seule fois à la pariade, et je dois la bonne fortune de cette curieuse observation à ma grosse voisine, l'Épeire angulaire, si souvent visitée à la clarté d'une lanterne. Racontons la chose.
C'est dans la première semaine du mois d'août, vers les neuf heures du soir, par un ciel superbe, un temps calme et chaud. Sa toile n'est pas encore construite, et l'Araignée se tient immobile sur son câble suspenseur. Pareil chômage, à l'heure où le travail devrait être dans son plein, est faite pour m'étonner. Se préparerait-il des choses insolites ?
Oui, en effet. Je vois accourir des broussailles du voisinage et s'engager sur le câble un mâle, un nain qui vient, lui gringalet, présenter ses hommages à la grosse pansue. Comment a-t-il appris, en son coin reculé, la présence de la nubile ? Chez les Araignées, ces choses-là s'apprennent dans le silence de la nuit, sans appel, sans signal, on ne sait comment.
Autrefois, le Grand-Paon, averti par des effluves magiques, accourait de quelques kilomètres à la ronde et venait visiter dans mon cabinet la recluse sous cloche. Le nain de ce soir, autre pèlerin nocturne, traverse sans erreur l'inextricable fouillis de la ramée et va droit à la funambule. Il a pour guide l'infaillible boussole qui sait rapprocher chacun de sa chacune.
Il monte l'oblique voie du cordon suspenseur ; il s'avance circonspect, pas à pas. Il s'arrête à quelque distance, indécis ? S'approchera-t-il davantage ? Est-ce le bon moment ? Non. L'autre lève la patte, et le visiteur redescend, effaré. Remis de l'émoi, il grimpe de nouveau, se rapproche un peu plus. Autres soudaines fuites, autres retours, chaque fois plus près. Ces inquiètes allées et venues sont la déclaration de l'énamouré.
Aux persévérants le succès. Maintenant ils sont face à face, elle immobile et grave, lui tout agité. Du bout de la patte, il ose toucher la ventrue. Il en a trop fait, l'audacieux. Pris de panique, il se précipite suivant la verticale, appendu à son fil de sûreté. C'est l'affaire d'un instant. Le voici qui remonte. A certains indices, il a compris qu'on cédait à ses instances.
Des pattes et des palpes surtout, il lutine la bedonnante commère, qui lui répond par des haut-le-corps singuliers. Agrippée à un fil par les tarses d'avant, elle fait coup sur coup un certain nombre de culbutes en arrière, pareilles à celles d'un gymnaste opérant sur le trapèze. Ce faisant, elle présente au nain le dessous de la panse et lui permet ainsi de tapoter un peu du bout des palpes au bon endroit. Plus rien, c'est fini.
Le but de l'expédition est atteint. Le gringalet en toute hâte déguerpit comme s'il avait une Furie à ses trousses. S'il restait, apparemment il serait mangé. Ces exercices sur la corde raide ne se répètent pas. En vain j'ai fait le guet les soirées suivantes, je n'ai plus revu le sire.
Lui parti, l'épousée descend du câble, file sa toile et se met en posture de chasse. Il faut manger pour avoir de la soie, il faut avoir de la soie pour manger, et surtout pour ourdir le dispendieux cocon de la famille. Donc pas de repos, même après les émotions nuptiales.
En leur piège à gluaux, les Épeires sont admirables de patiente immobilité. La tête en bas et les huit pattes largement étalées, l'Aranéide occupe le centre de la nappe, point récepteur des avis donnés par les rayons. Si quelque part, en arrière aussi bien qu'en avant, une trépidation se fait, signe d'un gibier pris, l'Épeire en est avertie, même sans le secours de la vue. Aussitôt elle accourt.
Jusque-là, nul mouvement ; on dirait la bête hypnotisée par l'attention. Tout au plus, à l'apparition de quelque chose de suspect, se met-elle à faire trembler sa toile. C'est sa manière d'en imposer à l'importun. Si je veux provoquer moi-même la curieuse alerte, je n'ai qu'à taquiner l'Épeire avec un brin de paille. Au jeu de l'escarpolette, il nous faut un aide qui nous mette en branle. L'effrayée qui veut se faire effrayante a trouvé beaucoup mieux. Sans impulsion, elle se balance avec sa machine de cordages. Pas d'élans, pas d'efforts visibles. Rien de la bête ne remue, et cependant tout tremble. De l'inertie en apparence procède véhémente secousse. Le repos fait l'agitation.
Le calme revenu, elle reprend sa pose ; elle médite, inlassable, le rude problème des vivants : mangerai-je ? ne mangerai-je pas ? Certains privilégiés, exempts des angoisses alimentaires, ont le vivre à profusion et sans lutte pour l'obtenir. Tel l'asticot, qui nage, béat, dans le bouillon de la couleuvre dissoute. D'autres Ԃ et, par une étrange dérision, ce sont en général les mieux doués Ԃ n'arrivent à dîner qu'à force d'art et de patience.
Vous êtes de ce nombre, ô mes industrieuses Épeires ; pour dîner, vous dépensez chaque nuit des trésors de patience, et bien des fois sans résultat. Je compatis à vos misères, car, soucieux autant que vous de la pâtée quotidienne, je tends, moi aussi, obstinément mon filet, le filet où se prend l'idée, capture plus difficile et moins généreuse que celle de la Phalène. Ayons confiance. Le meilleur de la vie n'est pas dans le présent, encore moins dans le passé ; il est dans l'avenir, domaine de l'espoir. Attendons.
Tout le jour, le ciel uniformément gris a paru couver l'orage. En dépit des menaces d'averse, ma voisine, clairvoyante dans les événements de la météorologie, est sortie du cyprès et s'est mise à renouveler sa toile aux heures réglementaires. Elle a deviné juste ; la nuit sera belle. Voici que le suffocant autoclave des nuées se déchire, et par les trouées la lune regarde, curieuse. Lanterne en main, je regarde aussi. Un souffle de bise achève de nettoyer les régions supérieures ; le ciel se fait superbe ; en bas règne un calme parfait. Les Phalènes se mettent à pérégriner pour leurs affaires nocturnes. Bon ! l'une est prise, et des plus belles. L'Épeire dînera.
Ce qui se passe alors dans un douteux éclairage se prête mal à l'exacte observation. Il est préférable de recourir aux Épeires, qui ne quittent jamais leur toile et chassent principalement de jour. La fasciée et la soyeuse, hôtes des romarins de l'enclos, nous montreront, en pleine clarté, les détails intimes du drame.
Je dépose, moi-même, sur les gluaux une proie de mon choix. Sans plus, les six pattes sont empêtrées. Si l'un des tarses se lève et tire à lui, le fil perfide suit, déroule un peu sa torsade et se prête, sans lâcher prise et sans casser, aux secousses du désespéré. Un membre délivré ne fait qu'engluer davantage les autres et ne tarde pas à être ressaisi par la viscosité. Nul moyen de fuir, à moins de rompre le traquenard par un brusque effort dont les vigoureux ne sont pas toujours capables.
Avertie par l'ébranlement, l'Épeire accourt ; elle tourne autour de la pièce, elle l'inspecte à distance afin de reconnaître, avant l'attaque, le degré du péril couru. La vigueur de l'englué décidera de la manoeuvre à suivre. Supposons d'abord — et c'est le cas habituel — un gibier médiocre, Phalène, Teigne, Diptère quelconque.
Faisant face au captif, l'Araignée ramène un peu le ventre au-dessous d'elle et, du bout des filières, touche un instant l'insecte ; puis, avec les tarses d'avant, elle met son sujet en rotation. L'Ecureuil, dans le cylindre mobile de sa cage, n'a pas dextérité plus gracieuse et plus rapide. Une traverse de la spire gluante sert d'axe à la machinette, qui vire, prestement vire, ainsi qu'une broche de rôtisserie. C'est régal pour les yeux que de la voir tourner.
Dans quel but ce branle circulaire ? Voici : le bref contact des filières a donné l'amorce d'un fil, qu'il faut maintenant tirer de l'entrepôt de soie et enrouler à mesure sur le captif, pour envelopper celui-ci d'un suaire qui maîtrisera tout effort. C'est ici l'exacte procédé en usage dans nos tréfileries : une bobine tourne, actionnée par un moteur ; de son élan, la bobine entraîne le fil métallique à travers l'étroit oeillet d'une plaque d'acier, et du même coup l'enroule, aminci au point, sur l'étendue de sa gorgerette.
Ainsi du travail de l'Épeire. Les tarses d'avant de l'Araignée sont le moteur ; la bobine tournante est l'insecte capturé ; le pertuis d'acier est le pore des filières. Pour lier le patient avec précision et célérité, rien de mieux que cette méthode, peu dispendieuse et de haute efficacité.
Plus rarement, il est fait usage d'un second procédé. D'un rapide élan, l'Araignée tourne elle-même autour de l'insecte immobile, en traversant la toile par-dessus et par-dessous, et déposant à mesure le lien de son fil. La grande élasticité des gluaux permet à l'Épeire de se lancer coup sur coup à travers la toile et de passer outre sans endommager le filet.
Supposons maintenant un gibier périlleux, une Mante religieuse, par exemple, brandissant ses pattes ravisseuses à croc et double scie ; un Frelon, dardant furieux son atroce stylet ; un robuste coléoptère, un Pentodon, invincible sous son armure de corne. Ce sont là des pièces exceptionnelles, très peu connues de l'Épeire. Seront-elles acceptées, venues de mes artifices ?
Elles le sont, mais non sans prudence. Le gibier étant reconnu d'approche dangereuse, l'Épeire lui tourne le dos au lieu de lui faire face ; elle braque sur lui sa machine à cordages. Rapidement, les pattes postérieures tirent des filières bien mieux que des cordons isolés. Toute la batterie sérifique fonctionnant à la fois, ce sont de vrais rubans, des nappes, qu'un ample geste des pattes épanouit en éventail et projette sur l'enlacé. Attentive aux soubresauts, l'Épeire lance ses brassées de liens sur l'avant et sur l'arrière, sur les pattes et sur les ailes, d'ici, delà, de partout, à profusion. Sous pareille avalanche, le plus fougueux est promptement dompté. En vain la Mante essaye d'ouvrir ses brassards dentelés ; en vain le Frelon joue du poignard, en vain le Coléoptère se raidit sur pattes et fait le gros dos : une nouvelle ondée de fils s'abat et paralyse tout effort.
Ces prodigues rubans, lancés à distance, menacent d'épuiser la manufacture ; il serait bien plus économique de recourir au procédé de la bobine ; mais pour faire tourner la machine il faut s'en approcher et l'actionner de la patte. L'Araignée ne l'ose, à cause du danger. Donc à prudente distance, des jets continus de soie ; quand il n'y en a plus, il y en a encore.
Cependant l'Épeire paraît soucieuse de cette dépense exagérée. Si les circonstances le lui permettent, volontiers elle revient au mécanisme de la bobine tournante. Je l'ai vue pratiquer ce brusque changement de manoeuvre sur le gros Pentodon, à corps rondelet et uni, se prêtant très bien à la rotation. Après avoir immobilisé la bête avec des brassées de cordages, elle s'en est approchée et s'est mise à faire tourner la corpulente pièce comme elle l'aurait fait d'une médiocre Phalène.
Mais avec la Mante religieuse, étalant ses longues pattes et ses ailes de large envergure, la rotation cesse d'être praticable. Alors, jusqu'à ce que la proie soit domptée à fond, le jet de lacets ne discontinue, dussent les burettes à soie se tarir. Pareille capture est ruineuse. Il est vrai qu'en dehors de mon intervention, je n'ai jamais vu l'Épeire aux prises avec cette formidable victuaille.
Faible où vigoureux, voici le gibier ficelé à point, par l'une ou l'autre des méthodes. Suit une tactique, toujours la même. L'empaqueté est mordu, sans insistance et sans blessure apparente. Alors l'Araignée se retire et laisse la morsure agir, ce qui est bientôt fait. Elle revient.
Si le gibier est petit, une Teigne par exemple, la consommation a lieu sur place, au point même de la prise. Mais avec un morceau de quelque importance, dont il se doit festoyer de longues heures, parfois des jours entiers, il faut un réfectoire à l'écart, où ne soit pas à craindre la viscosité du réseau. Pour s'y rendre, elle fait d'abord tourner sa pièce en sens inverse de la première rotation. Son but est de dégager les rayons voisins, qui fournissaient leurs pivots à la mécanique. Ce sont des éléments essentiels qu'il importe de conserver intacts, en sacrifiant au besoin quelques croisillons.
C'est fait ; les brins tordus sont remis en état. Détaché de la toile tout emmailloté, le gibier est enfin appendu à l'arrière avec un fil. L'Araignée chemine, et la charge suit, véhiculée à travers la toile et hissée dans l'aire de repos, à la fois station de surveillance et salle à manger. Si l'Épeire est d'espèce lucifuge et possède cordon télégraphique, c'est par ce cordon qu'elle monte dans sa cachette diurne avec le gibier lui battant les talons.
Tandis qu'elle se restaure, demandons-nous quels sont les effets de la petite morsure préalablement pratiquée sur le garrotté de soie. L'Araignée met-elle à mort le patient dans le but d'éviter des soubresauts intempestifs, des protestations déplaisantes au moment de consommer ?
Diverses raisons me font douter. D'abord l'attaque est si discrète qu'elle a toutes les apparences d'un simple baiser. De plus, elle se fait en un point quelconque, le premier venu. Les savants tueurs ont des méthodes de haute précision ; ils frappent à la nuque ou sous la gorge ; ils blessent les ganglions cervicaux, foyer d'énergie. Les paralyseurs, anatomistes accomplis, intoxiquent les ganglions moteurs, dont ils savent le nombre et la position. L'Épeire n'a rien de cette effrayante science. Elle implante ses crochets à l'aventure, comme le fait l'Abeille de son dard. Elle ne choisit pas tel point plutôt qu'un autre ; elle happe indifféremment ce qui se trouve à sa portée.
Il faudrait alors que son venin fût d'une virulence inouïe pour produire à bref délai l'inertie cadavérique, n'importe le point atteint. Je n'ose croire à la mort instantanée, surtout chez des insectes, organismes de haute résistance.
Et puis, est-ce bien un cadavre qu'il faut à l'Épeire, nourrie de sang beaucoup plus que de chair ? Il serait avantageux pour elle de sucer un corps vivant où l'afflux des humeurs, mises en mouvement par les pulsations du vaisseau dorsal, ce coeur rudimentaire des insectes, doit mieux se faire que dans un corps inerte, à fluides stagnants. La proie que l'Araignée va tarir pourrait bien ne pas être morte. Il est facile de s'en assurer.
Je dépose sur les toiles de ma ménagerie, maintenant sur l'une, maintenant sur l'autre, des Criquets d'espèces variées. L'Araignée accourt, enveloppe le gibier, doucement le mordille et se retire à l'écart, attendant que la morsure ait produit son effet. Je m'empare alors de l'Acridien et le dépouille soigneusement du suaire de soie. L'insecte n'est pas mort, de bien s'en faut ; on dirait même qu'il n'a rien éprouvé. En vain je promène ma loupe sur le délivré, je n'aperçois aucune trace de blessure.
Serait-il indemne, malgré l'espèce de baiser que je viens de lui voir donner tantôt ? Volontiers on l'affirmerait, tant il lance entre mes doigts de fougueuses ruades. Cependant, mis à terre, il marche gauchement, il hésite à bondir. C'est peut-être un trouble passager, causé par les terribles émotions du ligotage sur la toile. Cela se dissipera bientôt, semble-t-il.
Mes Criquets sont logés sous cloche, avec une feuille de laitue qui les consolera de leurs épreuves. Or, voici qu'ils ne se consolent pas de leur trouble. Un jour se passe et puis deux. Nul ne touche à la feuille de salade ; l'appétit a disparu. Les mouvements se font plus indécis, comme entravés par une irrésistible torpeur. Le deuxième jour ils sont morts, tant qu'il y en a, irrémissiblement morts.
De sa délicate morsure, l'Épeire ne tue donc pas brusquement sa proie ; elle l'intoxique de façon à produire une défaillance graduelle, qui donne largement à la suceuse le temps de saigner sa victime, sans aucun danger, avant que l'inertie cadavérique arrête le flux des humeurs.
Le repas dure des vingt-quatre heures, si la pièce est volumineuse, et jusqu'à la fin l'égorgée conserve un reste de vie, condition favorable à l'épuisement des sucs. Encore une savante boucherie, bien différente des tactiques en usage chez les maîtres paralyseurs ou tueurs. Ici aucun art anatomique. Non versée dans la structure du patient, l'Épeire pique à l'aventure. La virulence de l'inoculation fera le reste.
Il est d'ailleurs des cas assez rares où la morsure est rapidement mortelle. Mes notes mentionnent une Épeire angulaire aux prises avec la plus forte Libellule de ma contrée (AEschna grandis Lin.). J'avais moi-même empêtré sur la toile la formidable pièce, de capture peu fréquente chez les Épeires.
Le filet tremble violemment, paraît devoir s'arracher de ses amarres. L'Araignée s'élance de son chalet de verdure, accourt audacieuse au géant, lui lance un seul paquet de cordages et, sans autres précautions, l'enlace des pattes, cherche à le maîtriser, puis lui implante les crocs dans le dos. La durée de la morsure se prolonge au point de m'étonner. Ce n'est plus ici le superficiel baiser qui m'est familier ; c'est la blessure profonde, acharnée. Son coup fait, l'Épeire se retire à quelque distance, attend les effets du venin.
Aussitôt je m'empare de la Libellule. Elle est morte, ce qui s'appelle morte. Déposée sur ma table et laissée vingt-quatre heures en repos, elle ne fait le moindre mouvement. Une piqûre dont ma loupe ne peut trouver les traces, tant les armes de l'Épeire ont la pointe subtile, a suffi, en insistant un peu, pour tuer la vigoureuse bête. Toute proportion gardée, le Crotale, le Céraste, le Trigonocéphale, et autres serpents d'odieux renom, n'obtiennent pas, sur leurs victimes, des effets aussi foudroyants.
Et ces Épeires, si terribles pour l'insecte, je les manie sans crainte aucune. Mon épiderme ne leur convient pas. Si je les décidais à me mordre, que m'adviendrait-il ? A peu près rien. Un poil d'ortie est plus à craindre pour nous que le poignard fatal aux Libellules. Le même virus agit de façon différente sur tel et tel organisme, ici redoutable et là bénin. Ce qui fait succomber l'insecte peut très bien se trouver inoffensif pour nous. N'allons pas cependant généraliser outre mesure. La Lycose de Narbonne, autre fervent chasseur d'insectes, nous ferait payer cher nos familiarités avec elle.
Voir l'Épeire attablée ne manque pas d'intérêt. J'en surprends une, l'Épeire fasciée, au moment où, sur les trois heures de l'après-midi, elle vient de capturer un Criquet. Campée au centre de la toile, en son aire de repos, elle attaque la venaison à la jointure d'un cuissot. Nul mouvement de sa part, pas même dans les pièces buccales, autant qu'il m'est possible de m'en informer. Au point mordu pour la première fois, la bouche persiste, étroitement appliquée. Pas de bouchées intermittentes, avec des avances et des reculs mandibulaires. C'est une sorte de baiser continuel.
De temps à autre, je visite mon Épeire. La bouche ne change pas de place. Je la visite une dernière fois à neuf heures du soir. Les choses en sont exactement au même point, après six heures de consommation, la bouche hume toujours à la base du cuissot droit. Le contenu fluide du patient se transvase, je ne sais comme dans la panse de l'ogre.
Le lendemain matin, l'Épeire est encore à table. Je lui enlève sa pièce. Du Criquet, il ne reste que la peau, à peine déformée, mais tarie à fond et trouée en divers endroits. Pendant la nuit, la méthode a donc changé. Pour extraire les résidus non coulants, les viscères et les muscles, il a fallu mettre en perce l'enveloppe rigide, ici, puis là, puis ailleurs. Après quoi la guenille, reprise en bloc sous le pressoir mandibulaire, aurait été mâchée, remâchée et finalement réduite en une pilule, que la repue rejette. Ainsi aurait fini la proie si je ne l'avais pas retirée avant l'heure.
Qu'elle blesse ou qu'elle tue, l'Épeire mord sa capture en un point quelconque, n'importe lequel. C'est, de sa part, excellente méthode, à cause de la variété du gibier. Je la vois accepter indifféremment tout ce que le hasard lui amène, Papillons et Libellules, Mouches et Guêpes, petits Scarabées et Criquets. Si je lui offre une Mante, un Bourdon, une Anoxie, l'équivalent du vulgaire Hanneton, et autres pièces probablement inconnues de sa race, elle accepte tout, le gros comme le menu, le mol comme le cuirassé, le pédestre comme le doué d'essor. Elle est omnivore, elle exploite tout, jusqu'à ses pareilles si l'occasion s'en présente.
S'il lui fallait opérer d'après la structure, une encyclopédie anatomique lui serait nécessaire, et l'instinct est essentiellement étranger aux généralités ; sa science, se cantonne en des points toujours restreints. Les Cerceris connaissent à fond leurs Charançons et leurs Buprestes ; les Sphex, leurs Ephippigères, leurs Grillons, leurs Criquets ; les Scolies, leurs vers de Cétoine et d'Orycte. Ainsi des autres paralyseurs. A chacun sa victime, hors de laquelle tout le reste est inconnu.
Parmi les tueurs, mêmes goûts exclusifs. Rappelons à ce sujet le Philanthe apivore, et surtout le Thomise, l'élégante Araignée qui jugule les Abeilles. Ils connaissent le coup mortel, soit à la nuque, soit sous le menton, chose que ne sait pas l'Épeire ; mais, par le fait même de ce talent, ils sont spécialistes. Leur domaine est l'Abeille domestique.
L'animal est un peu comme nous : il n'excelle dans un art qu'à la condition de se spécialiser. L'Épeire, omnivore, obligée de généraliser, renonce aux méthodes savantes et distille, en compensation, un venin capable d'engourdir et même de tuer, n'importe le point mordu.
La grande variété de gibier reconnue, on se demande comment fait l'Épeire pour ne pas hésiter au milieu de tant de formes diverses ; comment, par exemple, elle passe du Criquet au Papillon, si différent d'aspect. Lui attribuer pour guide un savoir zoologique très étendu, ce serait follement outrepasser ce qu'il est permis d'attendre de son pauvre intellect. Cela remue, donc c'est bon à prendre. En cela se résume, apparemment, la sapience de l'Aranéide.
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème série, chapitre 11.