LA GUÊPE

En septembre, avec mon jeune Paul, qui me prête ses bons yeux et sa naïve attention non encore troublée par des pensées soucieuses, je m'en vais à l'aventure, interrogeant du regard le bord des sentiers. A des vingt pas de distance, mon compagnon vient de voir s'élever de terre, monter et s'éloigner, maintenant l'un, maintenant l'autre, des traits rapides comme si quelque petit cratère, en éruption dans l'herbe lançait des projectiles. « Un nid de Guêpes, fait-il ; un nid, bien sûr ! »

On s'approche discrètement, crainte de s'attirer l'attention de la farouche caserne. C'est un guêpier, en effet. A l'entrée du vestibule, ouverture ronde où pourrait s'engager le pouce, se croisent, affairés, les allants et les venants. Un frisson, brrr ! me court entre les épaules à la pensée du mauvais quart d'heure que nous vaudrait l'attaque de l'irascible soldatesque visitée de trop près. Sans autre information, qui pourrait nous coûter cher, prenons connaissance des lieux. Nous reviendrons à la nuit close, quand toute la légion sera rentrée des champs.

La conquête d'un nid de Guêpes (Vespa vulgaris Linn.) serait entreprise de quelque gravité si l'on n'y mettait certaine prudence. Un quart de litre d'essence de pétrole, un bout de roseau d'un pan de longueur, une forte motte de terre argileuse pétrie à l'avance, tels sont mes moyens, jugés les plus simples et les meilleurs après divers essais de moindre réussite.

La méthode par l'asphyxie est ici de rigueur, à moins d'expédients coûteux, hors de proportion avec mes ressources. Quand il voulait mettre en loge vitrée un guêpier vivant afin d'en observer les moeurs, le bon Réaumur avait des laquais bénévoles, aguerris dans le cuisant métier, qui, alléchés par une bonne récompense, payaient de leur épiderme la satisfaction du savant. Moi, qui devrais payer directement du mien, j'y regarde à deux fois avant d'exhumer le nid convoité. Au préalable, j'en suffoque les habitants. Guêpe morte ne pique plus. Le moyen est brutal, mais il donne pleine sécurité.

D'ailleurs, je n'ai pas à revoir ce que le Maître a vu et si bien vu. Mon ambition se borne à quelques faits de détail qu'il me sera loisible d'observer avec un petit nombre de survivants. Ces épargnés, je ne peux manquer de les obtenir si je modère la dose du liquide asphyxiateur.

Je donne la préférence à l'essence de pétrole à cause de son bas prix et de ses effets moins foudroyants que ceux du sulfure de carbone. Il s'agit de l'introduire dans la cavité où le guêpier se trouve. Un vestibule, d'un empan environ de longueur et d'une direction peu éloignée de l'horizontale, donne accès dans le souterrain. Verser le liquide à l'orifice même de cette galerie serait une maladresse qui pourrait avoir des suites fâcheuses au moment de la fouille. Bu en route par le sol, le peu d'essence n'arriverait pas à destination, et le lendemain, croyant opérer sans danger, on rencontrerait sous la bêche un essaim furieux.

Le bout de roseau prévient cette mésaventure. Introduit dans la galerie, il fait canalisation étanche, il amène sans perte le liquide dans l'antre. Un entonnoir vient en aide et permet transvasement rapide. Aussitôt, avec la motte argileuse qu'on a eu soin d'emporter toute pétrie, car l'eau le plus souvent fait défaut sur les lieux, on tamponne largement l'entrée de la demeure. Il n'y a plus qu'à laisser faire.

L'outillage dans un cabas et une lanterne à la main, c'est à pareille opération que je vais procéder avec Paul, vers les neuf heures du soir. Le temps est doux, la lune donne un peu. Les roquets des fermes se renvoient des jappements lointains, la chouette miaule sur les oliviers, le grillon d'Italie concerte sur les buissons. Et l'on devise de l'insecte, l'un demandant, curieux d'apprendre, l'autre répondant le peu qu'il sait. Délicieuses soirées de la chasse aux Guêpes, vous nous dédommagez du sommeil perdu, vous nous faites oublier les piqûres probables.

Nous y voici. Le point délicat est d'introduire le roseau dans le vestibule. De ce corps de garde, des surveillants peuvent sortir qui se jetteront sur la main au moment des hésitations imposées par la direction inconnue de la galerie. Le danger est prévu. L'un de nous fait le guet. De son mouchoir il écartera les assaillants s'il en survient. Et puis, une idée n'est pas trop coûteuse si elle est acquise au prix d'une enflure et d'une cuisante démangeaison.

Cette fois, pas d'encombre. Le canal conducteur est en place ; il fait ruisseler dans la caverne le contenu du flacon. On entend bruire, menaçante, la population souterraine. Vite la terre détrempée qui ferme l'huis, vite deux ou trois coups de talon sur la motte pour consolider la clôture. Plus rien à faire. Onze heures sonnent ; allons-nous-en dormir.

Munis d'une bêche et d'une pelle, à l'aube nous sommes de nouveau sur les lieux. De nombreuses Guêpes, attardées dans les champs, ont découché. Elles vont arriver tandis que nous fouillerons le sol, mais la fraîcheur matinale les rendra moins agressives, et quelques coups de mouchoir suffiront pour les tenir au large. Aussi hâtons-nous, avant que le soleil devienne chaud.

Une fosse, d'ampleur suffisante à la liberté de nos manoeuvres, est creusée devant le vestibule, dont le roseau laissé en place indique la direction. Puis, par tranches, avec ménagement, la face verticale est abattue. Ainsi conduite, à la profondeur d'un demi-mètre environ, la fouille montre enfin le guêpier intact, suspendu à la voûte d'une spacieuse cavité.

Superbe ouvrage vraiment, du volume d'un moyen potiron. Il est libre d'adhérence de partout, sauf au sommet, où des racines diverses, des rhizomes de chiendent surtout, plongent dans l'épaisseur de la paroi et donnent solides attaches. Sa forme est ronde toutes les fois que la souplesse et l'homogénéité du terrain ont permis une excavation régulière. Dans un sol rocailleux, la sphère se déforme, ici plus, et là moins, d'après les obstacles rencontrés.

Toujours un espace d'un travers de main de largeur reste libre entre le monument de papier et la paroi du souterrain. C'est le boulevard où circulent à l'aise les constructeurs, en continuel travail d'agrandissement et de consolidation. Là, débouche l'unique ruelle par où la cité communique avec le dehors. Au-dessous du guêpier, l'étendue inoccupée est beaucoup plus considérable. Elle s'y arrondit en une vaste cuvette qui permet d'amplifier l'enveloppe générale à mesure que de nouveaux étages de cellules s'ajoutent en bas aux précédents. Cette capacité, en forme de fond de chaudron, est aussi le grand cloaque où tombent et s'amassent les mille déchets du guêpier.

L'ampleur de la caverne suscite une demande. Les Guêpes ont elles-mêmes creusé le souterrain. Là-dessus aucun doute : pareilles cavités, si correctes et si vastes, ne se trouvent pas toutes faites. Qu'au début, dans son désir d'aller vite, la mère fondatrice, travaillant seule, ait profité d'un abri fortuit, dû peut-être aux fouilles de la taupe, c'est possible ; mais quant à l'ouvrage ultérieur, crypte énorme, les Guêpes seules y ont pris part. Que sont alors devenus les déblais, masse terreuse dont le cube mesurerait environ un demi-mètre de côté ?

Sur le seuil de sa demeure, la Fourmi dresse en monticule conique les matériaux extraits. Avec son hectolitre de terre et davantage, quelle taupinée n'obtiendrait pas la Guêpe si l'amoncellement était dans ses usages ! Loin de là : sur sa porte, nul déblai, netteté parfaite. Qu'a-t-elle fait de l'encombrante masse ?

La réponse est donnée par divers pacifiques, d'observation aisée. Considérons un Chalicodome désobstruant un vieux nid qu'il se propose d'utiliser ; surveillons un Mégachile nettoyant un couloir de lombric où s'empileront des outres de feuillage. Une vétille aux dents, loque de tapisserie soyeuse ou granule de terre, ils s'en vont d'un élan fougueux laisser choir au loin leur charge de rien. Aussitôt volte-face, retour au chantier et nouvel essor lointain hors de proportion avec le résultat. L'insecte, dirait-on, craint d'encombrer les lieux en balayant ses atomes simplement de la patte ; il lui faut le coup d'aile qui disperse au loin les insignifiants déblais.

De la même manière travaillent les Guêpes. Elles sont des mille et des mille qui piochent le caveau, l'agrandissent à mesure que besoin en est. Chacune sa parcelle terreuse entre les mandibules, elles gagnent le dehors, s'envolent à distance et laissent tomber leur charge, qui plus près, qui plus loin, dans toutes les directions. Ainsi disséminées sur de larges étendues, les terres extraites ne laissent pas traces apparentes.

La matière du guêpier est un papier gris mince et flexible, zoné de bandes pâles, variables de teinte suivant la nature du bois exploité. Disposé en un feuillet simple et continu, conformément aux usages de la Guêpe moyenne (Vespa media), ce produit serait de médiocre efficacité contre le refroidissement. Mais si l'artiste en ballons sait conserver la chaleur au moyen de matelas d'air maintenu entre plusieurs enveloppes emboîtées l'une dans l'autre, la Guêpe commune, non moins versée dans les lois thermiques, arrive au même résultat par des voies différentes. De sa pâte de papier, elle manufacture de larges écailles qui lâchement s'imbriquent et se superposent en nombreuses assises. Le tout forme un grossier molleton, spongieux, épais, riche en air immobile. Sous tel abri doit chauffer, en bonne saison, une température sénégalienne.

Aux mêmes principes de la configuration globulaire et de l'air captif entre des cloisons, se conforme le farouche Frelon (Vespa crabro Linn.), chef de file de la corporation vespienne par sa vigueur et sa belliqueuse audace. Dans le trou caverneux d'un saule ou dans les recoins de quelque grenier abandonné, il travaille un cartonnage blond et zoné, très friable, composé de parcelles ligneuses agglomérées. Son guêpier, de forme sphérique, est enveloppé d'une enceinte de grandes écailles convexes, sortes de tuiles qui, soudées l'une à l'autre et disposées en couches multiples, laissent entre elles de vastes intervalles où l'air se maintient stagnant.

Faire emploi d'un corps athermane, l'air, pour mettre obstacle à la déperdition de chaleur, nous devancer dans l'art des édredons, donner à l'enceinte du nid la configuration qui, sous la moindre enveloppe, enclôt la plus grande capacité, adopter comme cellule le prisme hexagone, qui fait économie d'espace et de matériaux, sont actes de science conformes aux données de notre physique et de notre géométrie. On nous dit que la Guêpe, de progrès en progrès, a combiné elle-même son judicieux édifice. Je ne peux le croire lorsque je vois tout le guêpier périr, victime de mes malices, faciles cependant à déjouer si l'insecte savait le moins du monde réfléchir.

Ces merveilleux architectes nous étonnent de leur stupidité devant une difficulté de rien. En dehors de leur travail courant, absence de toute lucidité comme en exigerait l'invention progressive du nid. Des diverses épreuves qui me l'affirment, mentionnons la suivante, de réalisation aisée.

De fortune, dans l'enclos, la Guêpe commune a élu domicile. L'établissement est au bord d'une allée. Nul de la maisonnée n'ose s'aventurer dans ces parages : la circulation y serait périlleuse. Il faut se débarrasser de ces mauvais voisins, terreur des enfants. Il convient aussi de mettre à profit cette belle occasion si je veux expérimenter avec des appareils non utilisables dans la liberté des champs, où la gaminaille aurait bientôt fait de casser ma verrerie.

Il s'agit tout simplement d'une ample cloche de chimiste. A la nuit noire, les Guêpes rentrées chez elles, je la dispose sur l'entrée du terrier, après avoir aplani le sol. Demain, à la reprise du travail, les Guêpes, arrêtées dans leur essor, sauront-elles pratiquer un passage sous le bord de la cloche ? Ces vaillantes, capables de creuser spacieuse caverne, s'aviseront-elles qu'une très courte galerie souterraine les mettrait en liberté ? Là est la question.

Demain arrive. Un soleil vif donne sur l'enceinte de verre. De dessous terre montent en foule les ouvrières, impatientes d'aller aux vivres. Elles se cognent à la paroi transparente, tombent, se relèvent, tourbillonnent en folle cohue. Il y en a qui, harassées de cette sarabande, mettent pied à terre, âprement déambulent au hasard, puis rentrent dans la demeure. D'autres les remplacent à mesure que le soleil devient plus chaud. Or pas une, notons-le bien, pas une ne gratte de la patte au pied du cirque perfide. Ce moyen d'évasion est trop au-dessus de leur intellect.

Quelques Guêpes ont passé la nuit dehors. Les voici qui arrivent des champs. Elles volent et revolent autour de la cloche ; enfin, après beaucoup d'hésitation, l'une d'elles se décide à creuser sous le bord de l'enceinte. D'autres ne tardent pas à la seconder. Sans difficulté, un passage s'ouvre. On entre. Je laisse faire. Quand toutes les attardées ont regagné le logis, je ferme la brèche avec de la terre. Aperçu de l'intérieur, le pertuis servirait peut-être à la sortie, et je veux laisser aux prisonnières l'honneur d'inventer le tunnel libérateur.

Si pauvre que soit la Guêpe en éclaircies judicieuses, l'évasion devient maintenant probable. Fortes de leur expérience toute récente, me disais-je, les retardataires qui viennent de rentrer donneront aux autres l'exemple ; elles leur enseigneront la tactique de la fouille au pied du rempart.

C'était trop préjuger de mes fouisseuses. D'exemple donné, d'enseignement par l'expérience, il n'y en a pas. A l'intérieur de la cloche, aucun essai de la méthode qui si bien a réussi aux entrantes. Dans l'atmosphère torride de l'appareil, la population tourbillonne sans rien entreprendre. Elle se débat, décimée de jour en jour par la famine et la chaleur trop forte. Au bout d'une semaine, il ne reste plus rien de vivant. Sur le sol gît un amoncellement de cadavres. Incapable d'innover dans ses usages, la cité a péri.

Cette ineptie remet en mémoire l'histoire des dindons sauvages racontée par Audubon. L'appât de quelques grains de mil les fait engager dans un bref passage souterrain conduisant au centre d'une cage en palissade. Repue, la bande veut s'en aller ; mais utiliser pour la sortie la voie d'entrée, toujours béante au milieu de l'enceinte, est combinaison d'ordre trop élevé pour le stupide troupeau. Ce chemin est sombre, et la clarté du jour luit entre les barreaux. C'est donc contre le treillis que les oiseaux indéfiniment tournent, jusqu'à ce que le trappeur arrive et leur torde le cou.

Un ingénieux piège à mouches fonctionne dans nos demeures. C'est une carafe percée au fond et reposant sur trois brefs supports. A l'intérieur, de l'eau de savon forme un lac annulaire autour de l'orifice. Un morceau de sucre, disposé sous l'entrée, sert d'appât. Les mouches y viennent. Au départ, voyant le jour en dessus, elles s'élancent d'un vol vertical et pénètrent dans le piège, où elles s'exténuent contre la paroi transparente. Toutes y périssent noyées, incapables de cette rudimentaire conception : s'en aller par où l'on est venu.

Ainsi des Guêpes sous ma cloche de verre : elles savent y entrer, elles n'en savent pas sortir. Quand elles remontent du terrier, elles vont à la lumière. Le plein jour trouvé dans la prison transparente, le but est atteint. Un obstacle arrête l'essor, il est vrai ; n'importe, l'illumination remplit l'étendue, et cela suffit pour duper les prisonnières, qui, malgré le continuel avertissement des chocs contre le verre, tendent, opiniâtres et sans autre essai, à s'élancer plus loin vers l'espace lumineux.

Les Guêpes rentrant des champs sont dans des conditions différentes. Elles vont de la lumière à l'obscur. De plus, sans qu'interviennent les tracasseries de l'expérimentateur, il doit leur arriver parfois de trouver le seuil de la demeure obstrué par des éboulis, résultat des pluies ou des pieds des passants. Ce que font alors les survenantes est inévitable : elles cherchent, déblayent, creusent et finissent par trouver la galerie d'accès. Ce flair du domicile à travers le sol, cette ardeur à déterrer la porte du logis, sont des aptitudes innées ; elles font partie des ressources octroyées à la race pour sa sauvegarde au milieu des accidents quotidiens. Ici nul besoin de combinaison réfléchie : l'obstacle terreux est familier à toutes depuis qu'il y a des Guêpes au monde. On gratte donc et on entre.

Au pied de la cloche de verre, les choses ne se passent pas autrement. Topographiquement, la place du guêpier est très bien connue, mais l'accès direct est impossible. Qu'entreprendre ? Après quelques hésitations, une fouille, un déblaiement, sont pratiqués suivant les antiques usages, et la difficulté est levée. En somme, la Guêpe sait rentrer chez elle malgré certains obstacles, parce que l'acte accompli, conforme à ce qui se fait dans des circonstances analogues, n'exige pas éclaircie nouvelle dans le ténébreux intellect.

Mais elle ne sait pas sortir, bien que la difficulté reste exactement la même. Semblable au dindon du naturaliste américain, elle se perd dans ce problème : reconnaître bon pour la sortie ce qui a été reconnu bon pour l'entrée. Impatients de s'en aller, l'un et l'autre désespérément s'agitent, s'exténuent devant la lumière, et nul n'accorde attention au passage sous terre, qui si facilement donnerait la liberté. Nul n'y songe, parce qu'il faudrait réfléchir quelque peu et contrarier l'impulsion du moment, qui est de fuir au loin au grand jour. Guêpes et dindons périssent plutôt que d'instruire le présent avec les leçons du passé, s'il faut modifier un peu l'ordinaire tactique.

On fait gloire à la Guêpe d'avoir inventé la rondeur du guêpier et l'hexagone des cellules, c'est-à-dire d'avoir rivalisé avec nos géomètres dans le problème des formes les plus économes d'espace et de matière ; on attribue à son ingéniosité, la magnifique trouvaille de l'enveloppe matelassée d'air, comme nos physiciens n'en imagineraient pas de mieux entendue contre le refroidissement. Et ces superbes inventions auraient eu pour guide tout simplement le fruste intellect qui d'une porte d'entrée ne sait pas faire porte de sortie ! Telles merveilles inspirées par une telle ineptie me laissent profondément incrédule. Un art pareil a ses origines plus haut.

Maintenant ouvrons l'épaisse enveloppe du nid. L'intérieur est occupé par les gâteaux ou disques à cellules, disposés horizontalement et reliés l'un à l'autre par de solides piliers. Leur nombre est variable. Sur la fin de la saison, il peut atteindre la dizaine et même la dépasser. L'orifice des cellules est à la face inférieure. En cet étrange monde, les jeunes croissent, somnolent, reçoivent la becquée dans une position renversée.

Pour les besoins du service, des espaces libres, avec colonnades d'attache, séparent les divers étages. Là vont et viennent incessamment les nourrices, affairées de leurs vers. Des trappes latérales, entre l'enveloppe et la pile de gâteaux, donnent accès facile de partout. Enfin, sur les flancs de l'enveloppe s'ouvre, sans apparat d'architecture, la porte de la cité, modeste ouverture perdue sous les feuillets de l'enceinte. En face est le vestibule souterrain conduisant au dehors.

Les cellules des gâteaux inférieurs sont plus grandes que celles des gâteaux supérieurs ; elles sont réservées à l'éducation des femelles et des mâles, tandis que celles des étages d'en haut servent pour les neutres, de taille un peu moindre. Au début, la communauté réclame d'abord des ouvrières en abondance, des célibataires exclusivement adonnés au travail, qui amplifient la demeure et la mettent en état de devenir cité florissante. Plus tard viennent les préoccupations de l'avenir. Des cellules plus spacieuses sont construites, destinées partie aux mâles, partie aux femelles. D'après les chiffres que je vais donner ci-après, la population sexuée représente environ le tiers de l'ensemble.

Remarquons encore que, dans un guêpier d'âge avancé, les cellules des étages supérieurs ont leurs parois rongées jusqu'à la base. Ce sont des ruines dont il ne reste plus que les fondations. Devenues inutiles du moment que la société, riche de travailleurs, n'a plus qu'à se compléter par l'apparition des deux sexes, les petites loges ont été rasées, et de leur papier remis en pâte se sont construites les grandes loges, berceaux des vers sexués. Avec l'appoint venu du dehors, les cellules démolies ont servi à l'édification des cellules nouvelles, plus amples ; peut-être encore ont-elles fourni de quoi mettre quelques écailles de plus à l'enveloppe. Économe de son temps, la Guêpe ne se met pas en frais d'exploitation lointaine quand elle a chez elle des matériaux disponibles. Elle sait, comme nous, du vieux faire du neuf.

Dans un nid complet, le total des cellules se chiffre en milliers. Voici, comme exemple, l'un de mes relevés. Les gâteaux sont numérotés d'après l'ordre de leur ancienneté : le plus vieux et par conséquent le plus élevé de la pile est le numéro 1 ; le plus récent et aussi le plus bas situé est le numéro 10.

Total des cellules dans un nid complet
Ordre de succession
des gâteaux de haut en bas
Diamètre en centimètres Nombre de cellules
N° 1 10 300
2 16 600
3 20 2 000
4 24 2 200
5 25 2 300
6 26 1 300
7 24 1 200
8 23 1 000
9 20 700
10 13 300
   Total = 11 900 cellules

Il va de soi qu'il ne faut voir dans cette table que des relevés approximatifs. Très variable d'un guêpier à l'autre, le nombre des cellules ne comporte pas grande précision. Pour chaque gâteau, le dénombrement s'est fait à une centaine près. Malgré cette élasticité des chiffres, mon résultat concorde très bien avec celui de Réaumur, qui, dans un nid de quinze gâteaux, comptait seize mille cellules. Le maître ajoute : avec dix mille cellules seulement, comme il n'y a peut-être pas de loge qui, l'une portant l'autre, ne serve à élever trois larves, un guêpier produit par an plus de trente mille guêpes.

Trente mille, disent les recensements. La mauvaise saison venue, que devient cette multitude ? Je le saurai. Nous sommes en décembre ; il y a des gelées, peu sérieuses encore. Un nid m'est connu. Je le dois à mon fournisseur de taupes, le brave homme qui, en échange de quelques sous, supplée de ses produits à la pénurie de mes carrés de légumes. Malgré les ennuis que lui valait tel voisinage, il me la réservé dans son jardin, au milieu des choux-fleurs. Je peux le visiter à tel moment que je jugerai opportun.

Ce moment est venu. L'asphyxie préalable, au moyen de l'essence de pétrole, n'est plus nécessaire : le froid de la saison doit avoir calmé les farouches ardeurs. Les engourdies seront des pacifiques qu'avec un peu de prudence je pourrai molester impunément. Donc, de bon matin, parmi les herbes poudrées de givre, la fosse d'investissement se creuse de la bêche. Le travail marche à souhait, rien ne bouge. Voici le nid qui se présente de front, suspendu à la voûte de la caverne.

Au bas du souterrain arrondi en cuvette, gisent des mortes et des mourantes ; je pourrais les cueillir à poignées. On dirait que les Guêpes, se sentant défaillir, quittent leur demeure et se laissent choir dans les catacombes du terrier. Peut-être même aux valides revient le soin de jeter en bas les défuntes. Le tabernacle de papier ne doit pas être souillé de cadavres.

En plein air, sur le seuil du souterrain, abondent également des Guêpes mortes. Sont-elles venues elles-mêmes périr là ? Par mesure hygiénique, les survivantes les ont-elles transportées dehors ? Je m'arrête de préférence à l'idée de funérailles sommaires. La moribonde, gigotant encore, est saisie par une patte et traînée aux gémonies. Le froid de la nuit achèvera de la tuer. Cette brutalité des rites funéraires est d'accord avec d'autres sauvageries sur lesquelles nous reviendrons.

En ce double cimetière, celui de l'intérieur et celui de l'extérieur, pêle-mêle sont représentées les trois catégories de la population. Les neutres sont les plus nombreux ; viennent après les mâles. Que les uns et les autres disparaissent, c'est tout naturel ; leur rôle est fini. Mais les futures mères, les femelles aux flancs riches de germes, succombent, elles aussi. Heureusement, le guêpier n'est pas encore désert. Par une déchirure, je vois grouiller de quoi largement suffire à mes desseins. Emportons le nid et disposons les choses pour une observation de quelque durée dans le loisir du chez soi.

Le guêpier démembré sera de surveillance plus commode. Les piliers d'attache coupés, je sépare les rayons les uns des autres et je les empile de nouveau, leur donnant pour toiture un large fragment de l'enveloppe. Les Guêpes sont alors rétablies dans leur domicile, mais en nombre restreint, afin d'éviter la confusion du trop abondant. Je garde les plus valides, je rejette les autres. Les femelles, objet principal de mon étude, ne sont pas loin d'une centaine. Paisible à cette heure, à demi engourdie, la population se prête sans danger à ces triages, à ces transvasements. Des pinces me suffisent. Le tout, installé dans une ample terrine, se recouvre d'une cloche en toile métallique. Il n'y a plus qu'à suivre jour par jour les événements.

Deux causes de ruine sembleraient jouer un rôle majeur lorsque, la mauvaise saison venue, le guêpier se dépeuple : la famine et le froid. En hiver, plus de vivres, plus de fruits sucrés, principale nourriture des Guêpes. Enfin, malgré l'abri sous terre, la gelée achève les affamées. Est-ce bien ainsi que les choses se passent ? Nous allons voir.

La terrine à Guêpes est dans mon cabinet, où tous les jours, en hiver, du feu s'allume un peu pour moi, un peu pour mes bêtes. Jamais il n'y gèle, et le soleil y donne la majeure partie de la journée. En cette douce retraite sont écartées les chances de la dépopulation par le froid. La disette non plus n'est à craindre. Sous la cloche est un godet plein de miel ; des grains de raisin, provenant de mes dernières grappes conservées sur la paille, varient la victuaille. Avec telle provende, s'il y a des défaillances dans le troupeau, la famine sera hors de cause.

Ces dispositions prises, les affaires tout d'abord ne marchent pas trop mal. Blotties entres les gâteaux pendant la nuit, les Guêpes en sortent lorsque le soleil donne sur la cloche. Elles viennent à la lumière, y stationnent serrées l'une contre l'autre. Puis l'animation renaît ; on grimpe sur la toiture, paresseusement on déambule, on descend, on s'abreuve à la flaque de miel, aux grains de raisin. Les neutres prennent l'essor, voltigent, se rassemblent sur le treillis ; les mâles, haut encornés, se frisent les antennes, tout guillerets ; les femelles, plus lourdes, ne prennent part à ces ébats.

Une semaine se passe. Les visites au réfectoire, quoique brèves, semblent affirmer certain bien-être ; néanmoins voici que, sans cause apparente, éclate la mortalité. Un neutre est au soleil, immobile sur la déclivité d'un rayon. Rien en lui ne dénote le malaise. Soudain il se laisse choir, tombe sur le dos, agite un moment le ventre, gesticule des pattes, et c'est fini : il est mort.

De leur côté, les femelles m'inspirent des craintes. J'en surprends une au moment où elle glisse hors du guêpier. Couchée sur le dos, elle a des pandiculations des membres, des soubresauts de l'abdomen, des convulsions suivies d'une complète immobilité. Je la crois trépassée. Il n'en est rien. Après un bain de soleil, souverain cordial, elle se remet sur pieds et regagne la pile de gâteaux. La ressuscitée n'est pas sauve cependant. Dans l'après-midi, elle est prise d'une seconde attaque qui, cette fois, la laisse réellement inanimée, les pattes en l'air.

La mort, ne serait-ce que celle d'une Guêpe, est toujours chose grave, digne de nos méditations. Jour par jour, je surveille avec une curiosité émue la fin de mes bêtes. Un détail entre tous me frappe : les neutres brusquement succombent. Ils viennent à la surface, se laissent glisser, tombent sur le dos et ne se relèvent plus, comme foudroyés. Ils ont fait leur temps : ils sont tués par l'âge, inexorable toxique. Ainsi devient inerte le mécanisme dont le ressort a déroulé sa dernière spire.

Mais les femelles, dernières nées de la cité, loin d'être accablées par la décrépitude, débutent au contraire dans la vie. Elles ont la vigueur du jeune âge ; aussi, lorsque le trouble de l'hiver les saisit, sont-elles capables de quelque résistance, alors que les vieilles travailleuses brusquement périssent.

De même les mâles, tant que leur rôle n'est pas terminé, résistent assez bien. Ma volière en possède quelques-uns, toujours dispos, alertes. Je les vois faire des avances à leurs compagnes, sans bien insister. Pacifiquement, on les repousse de la patte. L'heure n'est plus aux ivresses de la pariade. Ces attardés ont manqué le bon moment ; ils périront inutiles.

Les femelles dont la fin s'approche se distinguent aisément des autres par le négligé de leur toilette. Elles ont le dos poussiéreux. Les bien portantes, une fois réfection prise sur le bord du godet à miel, s'installent au soleil et continuellement s'époussettent. Les pattes d'arrière, en de doux étirements nerveux, ne cessent de brosser les ailes et le ventre ; celles d'avant passent et repassent les tarses sur la tête et le thorax. Ainsi se maintient dans un lustre parfait le costume noir et jaune. Les maladives, insoucieuses des soins de propreté, se tiennent immobiles au soleil ou bien errent languissamment. Elles renoncent au coup de brosse.

Mauvais signe que cette insouciance de la toilette. Deux ou trois jours après, en effet, la poudreuse sort une dernière fois du guêpier, et vient sur le toit jouir encore un peu du soleil ; puis les griffettes sans vigueur abandonnant l'appui, doucement elle s'affale à terre et ne se relève plus. Elle ne veut pas mourir dans sa chère demeure de papier, où le code des Guêpes impose propreté parfaite.

Si les neutres étaient encore là, farouches hygiénistes, ils appréhenderaient l'impotente et l'entraîneraient au dehors. Premières victimes du mal d'hiver, ils manquent, et la moribonde procède elle-même à ses funérailles en se laissant choir dans le charnier, au fond du souterrain ; Pour des raisons de salubrité, condition indispensable en telle multitude, ces stoïques se refusent à trépasser dans le logis même, entre les gâteaux. Les dernières survivantes gardent jusqu'à la fin cette répugnance. C'est pour elles une loi non jamais abrogée, si réduite que soit la population. Du dortoir des jeunes tout cadavre doit être écarté.

D'un jour à l'autre, ma volière se dépeuple, malgré la douce température de l'appartement, malgré le godet à miel où viennent siroter les valides. Vers la Noël, il ne me reste plus qu'une douzaine de femelles. Le 6 janvier, jour de neige, la dernière périt.

D'où provient cette mortalité moissonnant le total de mes Guêpes ? Mes soins les ont préservées des misères où tout d'abord on verrait la cause de leur fin dans les conditions habituelles. Sustentées de raisin et de miel, elles n'ont pas souffert de la famine ; réchauffées à la chaleur de mon foyer, elles n'ont pas souffert du froid ; égayées presque journellement par les rayons du soleil, et logées dans leur propre guêpier, elles n'ont pas souffert de la nostalgie. De quoi donc sont-elles mortes ?

Je comprends la disparition des mâles. Ils sont désormais inutiles : la pariade s'est faite et les germes sont fertiles. Je m'explique moins bien le décès des neutres, qui, le printemps revenu, seraient d'un si grand secours lors de la fondation des colonies nouvelles. Ce que je ne comprends pas du tout, c'est la mort des femelles. J'en avais près de cent, et pas une n'a vécu au-delà des premiers jours de l'année. Sorties de leurs cellules de nymphes en octobre et novembre, elles avaient les robustes attributs du jeune âge ; elles étaient l'avenir, et ce caractère sacré de la maternité future ne les a pas sauvées. Comme les débiles mâles, retirés des affaires, comme les ouvrières, usées par le travail, elles ont succombé.

N'accusons pas de leur mort l'internement sous cloche. Aux champs, les choses se passent de la même manière. Les divers nids visités en fin décembre m'affirment tous pareille mortalité. Les femelles périssent presque a l'égal du reste de la population.

C'était à prévoir. Le nombre de femelles, filles d'un même guêpier, m'est inconnu. L'abondance de leurs cadavres dans le charnier de la colonie me dit cependant qu'elles doivent se compter par centaines et centaines, peut-être par milliers. Une seule suffit à la fondation d'une cité de trente mille habitants. Si toutes prospéraient, quel fléau ! Les Guêpes tyranniseraient la campagne.

L'ordre des choses veut que l'immense majorité périsse, tuée non par une épidémie accidentelle et l'inclémence de la saison, mais par une destinée inéluctable qui met à détruire la même fougue qu'à procréer. Alors une question surgit : puisqu'une seule, sauvegardée d'une manière ou de l'autre, suffit au maintien de l'espèce, pourquoi tant d'aspirantes mères dans un guêpier ? Pourquoi la multitude au lieu de l'unité ? Pourquoi tant de victimes ? Question troublante, où notre entendement se perd.


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source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 19.