INSECTES ET CHAMPIGNONS
Il serait hors de propos de rappeler mes longues relations avec le Bolet et l'Agaric si l'insecte n'intervenait ici dans une question de grave intérêt. Divers champignons sont comestibles, il y en a même de haut renom ; d'autres sont des poisons redoutables. A moins d'études botaniques non à la portée de tous, comment distinguer l'inoffensif du vénéneux ? Une croyance fort répandue nous dit : tout champignon qu'acceptent les insectes, ou plus fréquemment leurs larves, leurs vers, peut être accepté sans crainte ; tout champignon qu'ils refusent doit être refusé. Ce qui leur est aliment sain ne peut manquer de l'être pour tous ; ce qui leur est poison nous doit être également pernicieux.
Avec une apparence de logique, ainsi raisonne-t-on, sans réfléchir aux aptitudes si diverses des estomacs en fait d'alimentation. Après tout, n'y aurait-il rien de fondé dans cette croyance ? C'est ce que je me propose d'examiner.
L'insecte, à l'état de larve surtout, est l'exploiteur par excellence des champignons. Deux groupes de consommateurs sont à distinguer. Les uns mangent réellement, c'est-à-dire taillent par miettes, mâchent et réduisent en bouchée avalée telle quelle ; les autres s'abreuvent après avoir au préalable converti leur nourriture en bouillon, comme le font les vers de la viande. Les premiers sont les moins nombreux. En me bornant aux données de mes observations faites dans le voisinage, je compte en tout, dans le groupe des masticateurs, quatre coléoptères et la chenille d'une Teigne. Il s'y adjoint le mollusque, représenté par une limace ou plus exactement par un Arion de médiocre taille, brun et paré d'un liséré rouge sur les bords du manteau. Modeste population en somme, mais active et envahissante, la Teigne surtout.
En tête des coléoptères amateurs de champignons, je placerai un Staphylin (Oxyporus rufus Lin.), joliment costumé de rouge, de bleu et de noir. En société de sa larve, cheminant à l'aide d'une béquille dressée sur l'arrière, il fréquente l'Agaric du peuplier (Pholiota oegerita Fries). C'est un spécialiste à régime exclusif. Fréquemment je le rencontre, soit au printemps, soit en automne, et jamais autre part que sur ce champignon.
Il a du reste bien choisi sa part, le gourmet. L'Agaric du peuplier est un de nos meilleurs champignons, malgré sa coloration d'un blanc douteux, sa peau fréquemment craquelée, ses lames souillées de brun-roux à l'émission des spores. Ne jugeons pas des gens sur l'apparence ; des champignons non plus. Tel superbe de forme et de couleur est vénéneux, tel autre de pauvre aspect est excellent.
Encore deux coléoptères spécialistes, tous les deux de petite taille. L'un est le Triplax (Triplax russica Lin.), roux sur la tête et le corselet, noir sur les élytres. Sa larve exploite le Polypore hérissé (Polyporus hispidus Bull.), volumineuse et grossière pièce, hérissée en dessus de poils raides et fixée par le côté aux vieux troncs du mûrier, parfois aussi du noyer et de l'orme. L'autre est l'Anisotome (Anisotoma cinnamomea Panz.), couleur cannelle. Sa larve vit exclusivement dans les truffes.
Le plus intéressant des coléoptères mangeurs de champignons est le Bolbocère (Bolboceras gallicus Muls.). J'ai dit ailleurs sa façon de vivre, sa chansonnette pépiement d'oisillon, ses puits verticaux, creusés à la recherche d'un champignon souterrain (Hydnocystis arenaria Tul.), son habituelle nourriture. Il est aussi fervent amateur de truffes. Je lui ai pris entre les pattes, au fond de son manoir, une vraie truffe de la grosseur d'une noisette, le Tuber Requienii Tul. J'ai essayé de l'élever afin de connaître sa larve ; je l'ai établi dans une ample terrine pleine de sable frais et surmontée d'une cloche. Les Hydnocystes et les Truffes me manquant, je lui ai servi divers champignons de consistance un peu ferme comme le sont ceux de son choix. Il a tout refusé, : Helvelles et Clavaires, Chanterelles et Pezizes.
Avec un Rhizopogon, sorte de petite pomme de terre fungique, fréquente dans les bois de pins à une médiocre profondeur, souvent même à la superficie, le succès a été complet. J'en avais répandu une poignée sur le sable de ma terrine d'éducation. A la nuit close, bien des fois j'ai surpris le Bolbocère qui sortait de son puits, explorait la nappe sablonneuse, choisissait une pièce non trop grosse pour ses forces et doucement la roulait vers son domicile. Il rentrait chez lui en laissant sur le seuil de sa porte, en manière de clôture, le Rhizopogon trop gros pour être introduit. Le lendemain, je retrouvais la pièce rongée, mais seulement à la face inférieure.
Le Bolbocère n'aime pas à consommer en public, à l'air libre ; il lui faut le discret isolement de sa crypte. S'il ne trouve pas sa pâture en fouillant sous terre, il vient chercher à la surface. Un morceau de son goût étant rencontré, il le descend chez lui lorsque les dimensions le permettent, sinon il le laisse sur le seuil de son terrier et le grignote par la base sans reparaître au dehors.
Hydnecyste, Truffe et Rhizopogon sont jusqu'ici les seuls aliments que je lui connaisse. Ces trois exemples nous disent que le Bolbocère n'est plus un spécialiste comme le sont l'Oxypore et le Triplax ; il sait varier son régime ; peut-être se nourrit-il de tous les champignons hypogés indistinctement.
La Teigne étend davantage son domaine. Sa chenille est un vermisseau de cinq à six millimètres, blanc avec la tête noire et luisante. Elle abonde en nombreuses colonies dans la plupart des champignons. Elle attaque de préférence le haut du stipe, pour des raisons de sapidité qui me sont inconnues ; de là elle se répand dans l'épaisseur du chapeau. C'est l'hôte habituel des Bolets, Agarics, Lactaires, Russules. A part certaines espèces et certaines séries, tout lui est bon. Ce débile vermisseau, qui se filera, sous la pièce ravagée, un minime cocon de soie blanche et deviendra un insignifiant papillon, est l'exploiteur primordial.
Mentionnons après l'Arion, le mollusque goulu qui s'attaque lui aussi à la plupart des champignons de quelque volume. Il s'y creuse des niches spacieuses où le béat consomme. Peu nombreux en comparaison des autres exploiteurs, il s'établit ordinairement solitaire. Il a pour mâchoire un vigoureux rabot qui fait d'amples vides dans la pièce attaquée. C'est lui dont les dégâts sont les plus apparents.
Or tous ces grignoteurs se reconnaissent à leurs reliefs de table, miettes et vermoulures. Ils creusent des galeries à parois nettes, ils font des entailles, des érosions sans bavures, ils travaillent en découpeurs. Les autres, les liquéfacteurs, travaillent en chimistes, ils dissolvent au moyen de réactifs. Tous sont des larves de diptères et appartiennent à la plèbe des Muscidés. Ils sont nombreux en espèces. Les distinguer les uns des autres en les élevant pour obtenir l'état parfait amènerait, sans grand profit, longue dépense de temps. Désignons-les par le terme général d'asticot.
Pour les voir à l'oeuvre, je choisis comme pièce d'exploitation le Bolet Satan (Boletus Satanas Lenz), l'un des plus gros champignons qu'il m'est loisible de cueillir dans mon voisinage. Il a le chapeau d'un blanc sale, l'orifice des tubes d'un rouge orangé vif, le stipe renflé en bulbe avec élégant réseau de veinules carminées. J'en divise un parfaitement sain, en deux parts égales que je mets dans deux assiettes profondes, disposées côte à côte. L'une des moitiés reste telle quelle ; ce sera un témoin, un terme de comparaison. L'autre moitié reçoit sur la couche de tubes une paire de douzaines d'asticots pris sur un second Bolet en pleine décomposition.
Le jour même de ces préparatifs s'affirme l'action dissolvante des vers. D'abord d'un rouge vif à la surface, la couche des tubes brunit et difflue sur la pente en stalactites noires. Bientôt la chair est attaquée et devient en peu de jours un brouet semblable à du bitume liquide. La fluidité est presque celle de l'eau. Dans ce bouillon barbotent les asticots, ondulant de la croupe et laissant émerger de temps à autre les orifices respiratoires de l'arrière. C'est l'exacte répétition de ce que nous ont montré les liquéfacteurs de la viande, vers de la Mouche grise et de la Mouche bleue.
Quant à la seconde moitié du Bolet, celle que je n'avais pas peuplée de vermine, elle se conserve compacte, pareille à ce qu'elle était au début, n'étant tenu compte de son aspect un peu flétri dû à l'évaporation. La fluidité est donc bel et bien l'ouvrage des vers, et d'eux seuls.
Cette liquéfaction serait-elle changement aisé ? On le croirait d'abord en voyant avec quelle promptitude elle s'opère par le travail des vers. D'ailleurs certains champignons, les Coprins, se liquéfient spontanément et se convertissent en liquide noir. L'un d'eux porte le nom bien expressif de Coprin atramentaire (Coprinus atramentarius Bull.), le Coprin qui de lui-même se résout en encre.
La conversion, dans certains cas, est d'une singulière rapidité. Un jour, je dessinais un de nos plus élégants Coprins (Coprinus sterquilinus Fries), issu d'une petite bourse ou volva. Mon travail à peine fini, une paire d'heures après la récolte du champignon tout frais, le modèle avait disparu, ne laissant sur la table qu'une mare d'encre. Pour peu que j'eusse différé, le temps me manquait, et je perdais une rare et curieuse trouvaille.
Ce n'est pas à dire que les autre champignons, les Bolets notamment, soient de durée éphémère et privés de consistance. J'en ai fait l'essai avec le Bolet comestible (Boletus edulis Bull.), le fameux Cèpe si savoureux et si estimé. Je me demandais s'il ne serait pas possible d'en retirer une sorte d'extrait Liebig fungique utilisable dans nos préparations culinaires. A cet effet, je fis bouillir des Cèpes coupés en petits morceaux, d'une part dans de l'eau pure, d'autre part dans de l'eau additionnée de carbonate de soude. Le traitement dura deux jours entiers. La chair du Bolet fut indomptable. Il eût fallu pour l'attaquer des drogues violentes, inadmissibles dans le résultat que j'avais en vue.
Ce que laissent à peu près intact l'ébullition prolongée et le concours du carbonate de soude, les vers du diptère le convertissent rapidement en fluide, de même que les vers de la viande fluidifient le blanc d'oeuf cuit. Cela se fait de part et d'autre sans violence, probablement au moyen d'une pepsine spéciale, non la même dans les deux cas. Le liquéfacteur de la viande a la sienne ; le liquéfacteur du Bolet en a une autre.
L'assiette se remplit donc d'un brouet noir, bien coulant, semblable d'aspect à du goudron. Si on laisse, l'évaporation suivre son cours, le bouillon se prend en une plaque dure et friable rappelant l'extrait de réglisse. Enchâssés dans cette gangue, larves et pupes périssent, incapables de se libérer. La chimie dissolvante leur a été fatale. Les conditions sont tout autres lorsque l'attaque se fait à la surface du sol. Absorbé à mesure par la terre, le liquide en excès disparaît, laissant libre la population. Dans mes jattes, indéfiniment il s'amasse et tue les habitants lorsqu'il se dessèche en couche solide.
Soumis au travail des asticots, le Bolet pourpre (Boletus purpureus Fries)donne les mêmes résultats que le Bolet Satan, c'est-à-dire un brouet noir. Notons que les deux champignons bleuissent par la rupture et surtout l'écrasement. Avec le Bolet comestible, dont la chair coupée reste invariablement blanche, le produit de la liquéfaction par la vermine est d'un marron très clair. Avec l'Oronge, le résultat est une bouillie que le regard prendrait pour une fine marmelade d'abricots. L'essai des divers autres champignons confirme la règle : tous, attaqués par l'asticot, se résolvent en purée plus ou moins coulante, et variable de coloration.
Pourquoi les deux Bolets à tubes rouges, le Bolet pourpre et le Bolet Satan, se changent-ils en brouet noir ? Il me semble en entrevoir le motif. Tous les deux bleuissent, avec mélange de verdâtre. Une troisième espèce, le Bolet cyanescent (Boletus cyanescens Bull.)var. lacteus Léveillé), est d'une extrême sensibilité chromatique. Meurtrissons-le fort légèrement, n'importe où, sur le chapeau, le stipe, la couche de tubes ; aussitôt la partie froissée, d'abord d'un blanc pur, se colore en bleu superbe.
Mettons ce Bolet dans une atmosphère de gaz carbonique. Maintenant nous pouvons le contusionner, l'écraser, le réduire en pulpe, et le bleu ne se montre plus. Mais puisons dans la masse écrasée : à l'instant, au contact de l'air, la matière magnifiquement bleuit. Cela rappelle certain procédé usité en teinture. De l'indigo du commerce mis macérer dans de l'eau en présence de la chaux et du sulfate de fer, couperose verte, perd une partie de son oxygène ; il se décolore et devient soluble dans l'eau, tel qu'il l'était dans la plante originelle, l'indigotier, avant la préparation que cette plante a subie. Il surnage un liquide sans couleur. Exposons à l'air une goutte de ce liquide. Subitement l'oxydation travaille le produit ; l'indigo se refait, insoluble et coloré de bleu.
C'est précisément ce que nous montrent les Bolets prompts à bleuir. Contiendraient-ils en effet de l'indigo soluble et sans couleur ? On l'affirmerait si certaines propriétés ne donnaient prise au doute. Par une exposition prolongée à l'air, les Bolets aptes à bleuir, en particulier le plus remarquable, le Bolet cyanescent, se décolorent au lieu de conserver le bleu fixe qui serait le signe du véritable indigo. Toujours est-il que ces champignons contiennent un principe colorant très altérable à l'air. Pourquoi n'y verrait-on pas la cause de la teinte noire lorsque les asticots ont liquéfié les Bolets bleuissants ? Les autres, à chair blanche, le Bolet comestible par exemple, ne prennent pas cet aspect de bitume une fois liquéfiés par les vers.
Tous les Bolets qui, fractionnés, virent au bleu ont mauvaise réputation ; les livres les traitent de dangereux, tout au moins de suspects. Le nom de Satan donné à l'un d'eux témoigne assez de nos craintes. La Teigne et l'Asticot sont d'un autre avis ; passionnément ils exploitent ce que nous redoutons. Or, chose étrange, ces fanatiques du Bolet Satanas refusent absolument certains champignons, pour nous mets délicieux Tel est le plus célèbre de tous, l'Oronge, que les Romains de l'empire passés maîtres ès choses de la gueule, appelaient mets des dieux, cibus deorum, Agaric des Césars, Agaricus Coesareus.
De nos divers champignons c'est le plus élégant. Lorsqu'il prépare sa sortie en soulevant la terre crevassée, c'est un bel ovoïde formé par l'enveloppe générale, la volva. Puis cette bourse doucement se déchire et par l'ouverture étoilée se voit en partie un objet globuleux magnifiquement orangé. Supposons un oeuf de poule cuit à l'eau bouillante. Enlevons, la coque. Le reste sera l'Oronge dans sa bourse. Enlevons dans le haut une partie du blanc et mettons le jaune un peu à découvert. Ce sera l'Oronge naissante. La similitude est parfaite. Aussi les gens du pays, frappés par cette ressemblance, appellent-ils l'Oronge lou Rousset d'ioù, autrement dit le jaune d'oeuf. Bientôt le chapeau se dégage en plein et s'étale en disque plus doux au toucher que le satin, plus riche au regard que le fruit des Hespérides. Au milieu des bruyère roses, c'est objet ravissant.
Eh bien, ce superbe Agaric (Amanita Coesarea Scop), ce mets des dieux, l'asticot n'en veut absolument pas. Mes fréquents examens ne m'ont jamais montré dans la campagne une Oronge exploitée par les vers. Il faut l'internement dans un bocal et l'absence d'autres vivres pour décider l'attaque, et encore la marmelade obtenue ne paraît guère agréer. Après liquéfaction, les vers cherchent à s'en aller, preuve que la nourriture ne leur est pas agréable. Le mollusque pareillement, l'Arlon, est loin d'être un fervent consommateur. Passant près d'une Oronge et ne trouvant pas mieux, il s'y arrête et déguste sans bien insister. Si donc il nous fallait le témoignage de l'insecte, ou même celui de la limace pour reconnaître les champignons bons à manger, nous refuserions précisément le meilleur.
Respectée de la vermine, la superbe Oronge est néanmoins ruinée, non par des larves, mais par un parasite cryptogamique, le Mycogone roseae, qui s'y étale en lèpre purpurine et le convertit en putrilage. Je ne lui connais pas d'autre exploiteur.
Une seconde Amanite (Amanita vaginata Bull.), joliment striée sur les bords du chapeau, est un manger exquis, presque à l'égal de l'Oronge. On l'appelle ici lou pichot gris, le petit gris, à cause de sa coloration ordinairement d'un gris cendré. Ni l'asticot ni la Teigne, encore plus entreprenante, n'y touchent jamais. Même refus au sujet de l'Amanite panthère (Amanita pantherina D. C.), de l'Amanite printanière (Amanita verna Fries), de l'Amanite citrine (Amanita citrina Schaeff.), toutes trois vénéneuses.
En somme, qu'elle soit pour nous mets délicieux ou poison, aucune Amanite n'est acceptée des vers. Seul l'Arion y mord parfois. La cause de ce refus nous échappe. Vainement, au sujet de l'Amanite panthère, par exemple, on donnerait pour raison la présence d'un alcaloïde fatal aux vers, il y aurait à se demander pourquoi l'Oronge, l'Amanite des Césars, exempte de tout poison, est refusée non moins rigoureusement que les espèces vénéneuses. Serait-ce alors manque de sapidité, défaut d'assaisonnement propre à stimuler l'appétit ? Mâchées, en effet, à l'état cru, les Amanites n'ont rien de provoquant comme saveur.
Que nous apprendront les champignons fortement pimentés ? Voici dans les bois de pins le Lactaire mouton (Lactarius torminosus Schaeff.) roulé en volute sur les bords et vêtu d'une toison crépue. La saveur en est brûlante, pire que celle du poivre de Cayenne. Torminosus veut dire qui donne ces coliques. La dénomination ne manque pas d'à-propos. A moins d'avoir un estomac fait exprès, celui-là serait singulièrement travaillé qui ferait usage de telle nourriture. Or, cet estomac, la vermine le possède ; elle fait régal des âcretés du Lactaire mouton comme la chenille des tithymales broute délicieusement le feuillage abominable des euphorbes. Quant à nous, dans l'un et l'autre cas, ce serait mâcher de la braise.
Tel condiment est-il nécessaire aux vers ? En aucune façon. Voici, dans les mêmes bois de pins, le Lactaire délicieux (Lactarius deliciosus Lin.), superbe cratère d'un roux orangé, orné de zones concentriques. Aux points froissés il prend une coloration vert-de-gris, variété peut être de la teinte indigo propre aux Bolets bleuissants. De sa chair mise à nu par la cassure ou le couteau, suintent des pleurs d'un rouge de sang, caractère très net, propre à ce Lactaire. Ici disparaissent les brutales épices du Lactaire mouton ; mâchée crue, la chair est d'un goût agréable. N'importe, la vermine exploite le Lactaire bénin avec la même ferveur qu'elle exploite le Lactaire atrocement poivré. Pour elle, le doux et le fort, l'insipide et le pimenté sont même chose.
Le qualificatif de délicieux donné au champignon pleurant de sa blessure des larmes de sang est très exagéré. Ce Lactaire est comestible, il est vrai, mais c'est un manger grossier, de digestion pénible. Ma maisonnée le refuse comme préparation culinaire. On préfère le mettre macérer dans du vinaigre et l'employer après en guise de cornichons. La réelle valeur de ce champignon est largement surfaite par un qualificatif trop élogieux.
Faudrait-il pour convenir aux vers un certain degré de consistance intermédiaire entre la souplesse des Amanites et la fermeté des Lactaires ? Interrogeons à ce sujet l'Agaric de l'olivier (Pleurotus phosphoreus Batt.), superbe champignon coloré de roux-jujube. Son nom vulgaire n'est pas des mieux mérités. Il est fréquent, il est vrai, à la base des vieux oliviers, mais je les cueille aussi aux pieds du buis, de l'yeuse, du prunellier, du cyprès, de l'amandier, de la viorne et autres arbres et arbustes. La nature du support paraît lui être assez indifférente. Un trait plus remarquable le distingue de tous les autres champignons de l'Europe. Il est phosphorescent.
A la face inférieure, et là seulement, il émet une douce et blanche luminosité semblable à celle du ver luisant. Il s'illumine pour célébrer ses noces et l'émission de ses spores. Le phosphore des chimistes n'est ici pour rien. C'est une combustion lente, une sorte de respiration plus active qu'à l'état ordinaire. L'émission lumineuse s'éteint dans les gaz irrespirables, l'azote, le gaz carbonique ; elle persiste dans l'eau aérée ; elle cesse dans l'eau privée d'air par l'ébullition. Elle est faible d'ailleurs au point de n'être sensible que dans une obscurité profonde. De nuit, et même de jour si les yeux sont préparés par une station préalable dans les ténèbres d'un caveau, c'est spectacle merveilleux que cet Agaric semblable à un morceau de pleine lune.
Or, que fait la vermine ? Est-elle attirée par ce fanal ? En aucune manière : asticots, teignes et limaces jamais ne touchent au splendide champignon. Ne nous empressons pas d'expliquer ce refus par les propriétés nocives de l'Agaric de l'olivier, que l'on dit très vénéneux. Voici, en effet, dans les terrains caillouteux des garrigues, l'Agaric du panicaut (Pleurotus Eryngii D. C.), de même consistance que le précédent. C'est la Berigoulo des Provençaux, un des champignons les plus estimés. Eh bien, la vermine n'en veut pas ; ce qui fait notre régal lui est odieux.
Inutile de continuer ce genre d'informations ; la réponse serait partout la même. L'insecte, qui se nourrit de tel champignon et refuse les autres, ne peut en aucune manière nous renseigner sur les espèces qui pour nous sont comestibles ou dangereuses. Son estomac n'est pas le nôtre. Il affirme excellent ce que nous trouvons poison ; il affirme poison ce que nous trouvons excellent. Alors, si nous manquent les connaissances botaniques que la plupart n'ont ni le temps ni le goût d'acquérir, quelle règle de conduite devons-nous suivre ? Cette règle est des plus simples.
Depuis une trentaine d'années que j'habite Sérignan, je n'ai jamais entendu parler du moindre cas d'empoisonnement par les champignons dans le village, et cependant il s'en fait ici abondante consommation, en automne surtout. Il n'est pas de famille qui ne récolte, dans quelque promenade à la montagne, un précieux appoint à ses modiques ressources alimentaires. Et que récolte-t-on ? Un peu de tout.
Bien des fois, courant les bois du voisinage, je visite les paniers des récolteurs et des récolteuses, qui volontiers me laissent faire. J'y vois de quoi scandaliser les maîtres en mycologie. J'y trouve fréquemment le Bolet pourpre, classé parmi les dangereux. J'en faisais un jour l'observation à un ramasseur. Il me regarda d'un air étonné. « Lui, le pain de loup [ Les Bolets sont connus ici sous le nom général de pan de loup, pain de loup. On les utilise indistinctement en cuisine après avoir enlevé la couche de tubes, la mousso, aisément séparable. ], un poison ! disait-il en tapotant de la main le corpulent bolet ! Allons donc ! Moelle de boeuf, monsieur, vraie moelle de boeuf. » Il sourit de mes scrupules et partit avec une pauvre opinion de mes connaissances en fait de champignons.
Dans les dits paniers je trouve l'Agaric annulaire (Armillaria mellea Fries), qualifié de valde venenatus par Persoon, un maître en la matière. C'est même le champignon dont l'emploi est le plus fréquent, à cause de son abondance, à la base des mûriers surtout. J'y trouve le Bolet Satan, dangereux tentateur ; le Lactaire zoné (Lactarius zonarius Bull.), dont l'âcreté rivalise avec le poivre du Lactaire mouton ; l'Amanite à tête lisse (Amanita leiocephala D. C.), magnifique coupole blanche, issue d'une ample volva et frangée sur les bords de ruines farineuses semblables à des flocons de caséine. L'odeur vireuse et l'arrière-goût de savon devraient rendre suspecte cette coupole d'ivoire. On n'en tient compte.
Comment, avec telle insoucieuse récolte, évite-t-on les accidents ? Dans mon village et bien loin à la ronde, il est de règle de faire blanchir les champignons, c'est-à-dire de les faire cuire dans l'eau bouillante, légèrement salée. Quelques lavages à l'eau froide achèvent le traitement. Ils sont alors préparés de telle façon que l'on veut. De la sorte, ce qui pourrait être dangereux au début devient inoffensif, parce que l'ébullition préalable et les lavages ont éliminé les principes nocifs.
Mon expérience personnelle confirme l'efficacité de la méthode rurale. Très fréquemment j'ai fait usage, avec ma famille, de l'Agaric annulaire, réputé très vénéneux. Assaini par l'eau bouillante, c'est un mets dont je n'ai que du bien à dire. Très souvent encore a paru sur ma table, après ébullition, l'Amanite à tête lisse, qui, non traitée de cette façon, ne serait pas sans danger. J'ai essayé les Bolets bleuissants, en particulier le Bolet pourpre et le Satanas. Ils ont très bien répondu à l'élogieuse appellation de moelle de boeuf que leur donnait le ramasseur peu confiant en mes conseils de prudence. J'ai fait parfois emploi de l'Amanite panthère, si malfamée dans les livres : rien de fâcheux n'en est résulté. Un de mes amis, médecin, à qui j'avais fait part de mes idées sur le traitement par l'eau bouillante, voulut essayer de son côté. Pour le repas du soir, il choisit l'Amanite citrine, de mauvais renom à l'égal de l'Amanite panthère. Tout se passa sans le moindre encombre. Un autre de mes amis, précisément l'aveugle en compagnie de qui je devais un jour déguster le Cossus des gourmets de Rome, s'est permis l'Agaric de l'olivier, si redoutable, dit-on. Le mets fut, sinon excellent, du moins inoffensif.
De ces faits il résulte qu'une bonne ébullition préalable est la meilleure sauvegarde contre les accidents occasionnés par les champignons. Si l'insecte exploitant telle espèce et refusant telle autre, ne peut en rien nous guider, du moins la sagesse rurale, fruit d'une longue expérience, nous dicte une règle de conduite efficace autant que simple. Une cueillette de champignons vous a séduit, et vous êtes incomplètement renseigné sur leurs propriétés bénignes ou malfaisantes. Alors faites blanchir, et sérieusement blanchir. Sorti du purgatoire de la marmite, le suspect pourra se consommer sans appréhension.
Mais c'est là, dira-t-on, cuisine de sauvage ; le traitement par l'eau bouillante réduira les champignons en purée ; elle leur enlèvera tout arôme et toute sapidité. — Erreur profonde. Le champignon supporte très bien l'épreuve. J'ai dit mon insuccès à dompter les cèpes lorsque je me proposais d'en obtenir un extrait. Une ébullition prolongée et le concours du carbonate de soude, loin de les réduire en marmelade, les ont laissés à peu près intacts. Les autres champignons qui, par leur volume, méritent des considérations culinaires, présentent le même degré de résistance.
En second lieu, la sapidité n'y perd rien, et l'arôme ne s'affaiblit guère. De plus, la digestibilité s'améliore beaucoup, condition de premier ordre dans un mets en général lourd à l'estomac. Aussi, dans mon ménage, l'habitude est de soumettre le tout à l'eau bouillante, même la glorieuse Oronge.
Je suis un profane, il est vrai, un barbare que séduisent peu les raffinements de la cuisine. Je n'ai pas en vue le gourmet, mais le frugal, le travailleur des champs surtout. Je me croirais dédommagé de mes persévérantes observations si je parvenais, si peu soit-il, à populariser la prudente recette provençale concernant les champignons, nourriture excellente qui fait agréable diversion à la platée de haricots ou de pommes de terre, lorsqu'on sait tourner la difficulté de la distinction entre l'inoffensif et le dangereux.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 20.